Le milieu littéraire perd un géant : l’auteur de romans d’espionnage John le Carré est mort samedi à l’âge de 89 ans, des suites d’une courte maladie.
© John Macdougall/afp via getty images John Le Carré lors de la 66e Berlinale, en Allemagne.
Dans une annonce publiée sur Twitter, son agent littéraire pendant 15 ans, Jonny Geller, président de l’agence Curtis Brown Group, annonce que le maître britannique du roman d’espionnage, de son vrai nom David Cornwell, n’est plus. Il laisse dans le deuil sa femme, ses quatre fils, ainsi que leur famille respective.
Le Carré a travaillé pour les services secrets britanniques avant de transformer son expérience en fiction et de devenir romancier.
On lui connaît tout un univers de romans se déroulant majoritairement durant la guerre froide, notamment avec son personnage d’espion britannique George Smiley. Il combinait une prose laconique, mais lyrique, avec des récits complexes et psychologiques.
Le monde de l’espionnage était d’ailleurs pour l’auteur «une métaphore de la condition humaine».
L’espion «anti-James Bond»
Son succès planétaire vint après la parution de son troisième roman, L’espion qui venait du froid (1964), qu’il écrivit à 30 ans, «mangé par l’ennui» que ses activités de diplomate à l’ambassade britannique de Bonn en Allemagne lui procuraient. En réalité – il ne l’avouera qu’en 2000 – ce poste n’était qu’une couverture à son véritable travail d’espion pour le compte des services secrets britanniques [MI6].
Le roman, vendu à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde, raconte l’histoire d’Alec Leamas, un agent double britannique, passé en Allemagne de l’Est. Son adaptation au grand écran, avec Richard Burton dans le rôle-titre, marque le début d’une longue collaboration avec le cinéma et la télévision.
C’est dans les années 1970 qu’apparaît au premier plan le héros favori de Le Carré, le timide George Smiley, souvent considéré comme l’archétype de l’anti-James Bond : rigide, paranoïaque, mais à l’intelligence acérée, «il ressembl[e] à un crapaud. Court et trapu, il port[e] des lunettes à verres épais qui lui grossissent les yeux», le décrit l’écrivain dans Chandelles noires (1962).
Dans La taupe (1974), premier volet d’une trilogie dont les intrigues s’imbriquent comme des poupées russes, ce redoutable officier des renseignements va démasquer une taupe soviétique infiltrée parmi sa hiérarchie.
Les suites, Comme un collégien (1977) et Les gens de Smiley (1979), deviennent des succès de librairie et sont adaptées à la télévision par la BBC et au cinéma avec Gary Oldman dans le rôle de Smiley.
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La carrière de John le Carré comme agent secret est cependant rapidement ruinée par l’agent double britannique Kim Philby, qui révèle au KGB la couverture de nombre de ses compatriotes. David Cornwell, alias John le Carré, doit alors démissionner du MI6.
Mais coutumier de l’autodérision, il confessera plus tard avoir été de toute façon un mauvais espion. Il s’amuse aussi à raconter que ses supérieurs l’avaient autorisé à publier L’espion, car le livre est, prétend-il, «pure fiction du début à la fin».
Critique des travers de la mondialisation
Avec la fin de la guerre froide en 1991, John le Carré se met à brocarder les dérives du nouvel ordre mondial construit sur les ruines du mur de Berlin : mafia, trafic d’armes et de drogue, blanchiment d’argent et terrorisme.
Son 18e roman, La constance du jardinier, adapté lui aussi au cinéma, dénonce les abus des multinationales pharmaceutiques dans un Kenya postcolonial «pillé, corrompu et en pleine déliquescence».
Dans Un traître à notre goût (2011) ou encore dans une Vérité si délicate (2013), l’écrivain livre une satire féroce contre les maîtres du monde aux manœuvres depuis les salons tamisés des ambassades, des ministères et des banques.
Des secrets bien gardés
John le Carré, dont les livres occupent les têtes de gondole dans les aéroports du monde entier, était un homme jaloux de son intimité, préférant les falaises de sa maison en Cornouailles aux mondanités du monde littéraire.
Il y a quelques années, il avait engagé deux détectives dans l’idée de démarrer une autobiographie, les sommant de rassembler «un dossier» sur lui et sa famille, pour établir la vérité. «Parce que je suis un menteur, élevé pour ça, entraîné à ça par un service qui ment pour vivre» et réinventant constamment sa propre vie, dit-il leur avoir expliqué. Mais ils reviennent bredouilles.
Il se résout à l’exercice en 2016 avec la publication de quelques souvenirs dans Le tunnel aux pigeons. Il remonte ainsi à sa petite enfance pour expliquer la colère qui l’habite : né le 19 octobre 1931 à Poole, petite station balnéaire du sud de l’Angleterre, il est abandonné à 5 ans par sa mère à un père tyrannique doublé d’un escroc dont il fera le portrait à peine déguisé dans Un pur espion (1986).
«Les gens qui ont eu des enfances malheureuses sont assez bons pour s’inventer eux-mêmes», aime-t-il à dire.
Marié deux fois, il avait quatre fils et treize petits-enfants.
En 2011, il avait légué toutes ses archives à la bibliothèque de Bodley fondée au début du XVIIe siècle à Oxford, où il étudia les langues dans les années 1950.
«Pour Smiley, comme pour moi, Oxford est notre maison spirituelle», explique-t-il. «Et même si j’ai le plus grand respect pour les universités américaines, la bibliothèque de Bodley est l’endroit où je reposerais le plus heureux possible».
Avec CBC/Radio-Canada

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