La petite enclave séparatiste de Transnistrie, en Moldavie, pourrait être entraînée dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie.

Les points de contrôle se sont multipliés sur la route menant à Tiraspol, la capitale de la Transnistrie. Photo : Radio-Canada/Alexey Sergeyev
C’est plutôt tendu au poste de contrôle que nous avons choisi pour traverser de la Moldavie vers le territoire de la Transnistrie, tout près de l’Ukraine en guerre.
Il y a des sacs de sable, des blocs de béton pour ralentir les automobiles et beaucoup plus de soldats que d’habitude, nous dit-on.
La petite enclave séparatiste prorusse de la Moldavie est en état d’alerte depuis la fin du mois d’avril. La sécurité a été renforcée à tous les points d’entrée après une série d’explosions mystérieuses, dont deux survenues pas plus tard que samedi de la semaine dernière, près de la capitale Tiraspol.
Personne n’a été blessé, bien que deux tours de transmission radio aient été endommagées, ainsi qu’un immeuble du ministère de la Sécurité.
Qui se cache derrière ces attaques, qui ont toutes les allures d’une provocation et d’un coup monté?
Moscou crie au terrorisme et blâme l’Ukraine voisine. Kiev, de son côté, blâme le Kremlin et l’accuse de vouloir déstabiliser la région.
Nous avons finalement réussi à négocier la permission d’entrer à titre de touristes, libres de nous promener et d’explorer.
Au-delà des barrages, c’est le calme plat. Le premier village que nous croisons respire la tranquillité.
Dima, un père de famille, racle la terre de son jardin avec ses deux petits. C’est calme, en effet
, dit-il, mais on a peur
, ajoute-t-il en pointant vers la gauche.
L’Ukraine est à deux kilomètres et ils sont nazis. Ils peuvent nous attaquer à tout moment; ils l’ont déjà fait il y a quelques semaines.
Sa source? La télévision russe et le bouche-à-oreille.
Comme beaucoup d’autres russophones en Transnistrie, Dima est fidèle aux nouvelles de Moscou. La propagande russe fait partie du quotidien en Transnistrie, et ce, en dépit des sources d’information disponibles, telles que les chaînes ukrainiennes et françaises.
Maria est convaincue que c’est l’Ukraine qui prépare une attaque contre la Transnistrie. Photo : Radio-Canada/Alexey Sergeyev
La voisine de Dima, Maria, est une femme à la retraite dotée d’un franc-parler certain et qui nous ouvre la porte sans aucune hésitation.
Ce sont eux qui s’entretuent
, dit-elle des Ukrainiens en regardant la télévision. Elle ne jure que par les nouvelles de la Russie.
« Évidemment, la Russie nous nourrit, la Russie nous traite bien; nous sommes des amis depuis l’ère soviétique. »— Une citation de Maria
Voisine de l’Ukraine, la Moldavie craint d’être entraînée dans la guerre
Le reportage de Tamara Alteresco
Sécession de la Transnistrie et influence russe
La Transnistrie a fait sécession de la Moldavie en 1992, lors d’une guerre de quatre jours qui a fait 1000 morts. Depuis ce conflit, cependant, Moldaves et habitants de la Transnistrie cohabitent en paix.
L’autonomie de la Transnistrie n’a jamais été reconnue, pas plus par la communauté internationale que par la Russie.
Mais c’est en bonne partie grâce à l’aide de Moscou que le petit territoire de 500 000 habitants survit depuis 30 ans. Plus de 1500 soldats y sont en poste à longueur d’année, sous l’égide d’une mission de paix.
La statue de Lénine veille sur Tiraspol, ville aux accents soviétiques immanquables. Photo : Radio-Canada/Tamara Alteresco
La capitale, Tiraspol, est à l’image des vieilles villes soviétiques, avec sa statue de Lénine figée dans le temps.
Nous y étions à la veille des célébrations du jour de la Victoire du 9 mai, le week-end dernier. Il faisait beau et chaud; les familles se baladaient sur la grande place centrale de la ville.
Difficile d’imaginer la guerre s’étendre jusqu’ici, et encore moins de voir ces hommes, crème glacée à la main ou bébé dans les bras, prendre les armes pour se joindre à la guerre de Vladimir Poutine.
Il n’y a pas de « Z » ici – ce symbole de soutien à l’intervention militaire russe en Ukraine –, comme c’est le cas dans l’espace public en Russie. Cependant, on trouve beaucoup de couronnes de fleurs au pied des statues des soldats.
Des familles se promènent au centre-ville de Tiraspol. Photo : Radio-Canada/Tamara Alteresco
Souhaiter la paix
La majorité des gens qui ont accepté de nous parler nous ont dit qu’ils veulent la paix, chez eux comme en Ukraine.
On est bien ici , on ne veut pas s’impliquer
, dit Galina, une femme de 60 ans qui fait sa balade quotidienne dans un parc de Tiraspol.
L’idée d’être entraînée dans le conflit l’effraie, mais elle est consciente du risque, puisqu’Odessa n’est qu’à 100 kilomètres et est l’une des cibles de l’armée russe.
La possibilité que Vladimir Poutine se serve de la Transnistrie pour déstabiliser la Moldavie et y ouvrir un nouveau front inquiète de plus en plus Washington, l’Europe et l’ONUOrganisation des Nations unies.
Ces craintes ont été amplifiées il y a quelques semaines lorsque le général Roustam Minnikhanov, un haut gradé de l’armée russe, a déclaré qu’une des motivations de « l’opération spéciale » dans le sud de l’Ukraine était d’ouvrir un corridor vers la Transnistrie.
« Le contrôle du sud de l’Ukraine permettrait d’établir un couloir vers la Transnistrie, où on observe également des cas d’oppression de la population russophone. »— Une citation de Le général Roustam Minnikhanov
Pour Galina, cependant, il n’est pas question d’oppression. La sexagénaire estime par contre que l’Ukraine est une menace. Elle est convaincue que c’est l’Ukraine qui a perpétré les attaques survenues depuis le 25 avril, même si elle n’en a pas la preuve.
Distraction, ou prétexte pour envahir la Moldavie?
Parmi les scénarios évoqués par des observateurs, il y a la possibilité que le Kremlin reconnaisse enfin l’autonomie de la Transnistrie, comme il l’a fait pour les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk quelques jours avant d’envahir l’Ukraine.
Un tel geste donnerait à la Russie la légitimité
d’y envoyer des troupes supplémentaires et de l’artillerie afin d’attaquer Odessa depuis l’ouest.
Mais comment?
se demande l’analyste politique moldave Victor Ciobanu.
C’est quasi impossible
, puisque Moscou aurait besoin de parachuter des milliers de soldats en Transnistrie, en traversant une partie de l’espace aérien de l’Ukraine depuis la Crimée, affirme M. Ciobanu.
Victor Ciobanu est d’autant plus convaincu que la population russophone de Transnistrie n’a aucun appétit pour s’engager dans le conflit, affirme-t-il.
« Ils ont fait la queue pour se procurer des passeports moldaves et roumains; c’est phénoménal et cela en dit long; cette population ne veut pas s’impliquer. »— Une citation de Victor Ciobanu, analyste politique
S’il existe un danger, selon lui, c’est que Vladimir Poutine se serve de la Transnistrie pour envahir la Moldavie. C’est possible, mais certainement pas imminent
, dit-il.
Victor Ciobanu et plusieurs observateurs que nous avons consultés ne jugent un tel scénario plausible que si Vladimir Poutine opte pour la mobilisation générale des Russes afin d’avancer vers Odessa.
Si le dirigeant russe réussit à mobiliser de 200 000 à 500 000 soldats, on peut appréhender ce genre d’escalade et une menace sérieuse, mais pour l’instant, ce corridor terrestre ne lui est pas acquis, loin de là
, affirme encore l’analyste.
Craintes onusiennes
De passage lundi à Chișinău, la capitale moldave, le secrétaire général des Nations unies n’a pas caché son inquiétude.
La Moldavie est le voisin le plus fragile
de l’Ukraine et les conséquences de l’invasion russe sont trop effrayantes
à envisager, a déclaré Antonio Guterres lors d’un point de presse conjoint avec la première ministre moldave.
La Moldavie n’est pas membre de l’OTANOrganisation du traité de l’Atlantique nord et, contrairement à l’Ukraine, elle n’a qu’une toute petite armée d’environ 7800 soldats pour se défendre en cas d’agression.
L’Union européenne, auprès de laquelle la Moldavie a présenté une demande d’adhésion, s’est engagée le 4 mai à lui fournir davantage de soutien militaire, dans les circonstances. Mais la présidente de la Moldavie, Maia Sandu, opte pour la prudence et a lancé un appel au calme.
Depuis qu’elle a été élue avec un programme pro-européen en décembre 2020, Mme Sandu a réussi à maintenir une certaine neutralité face à la Russie, dont la Moldavie dépend pour son approvisionnement en gaz.
La guerre en Ukraine ne cesse cependant de tester les limites de cette neutralité.
Ce que le gouvernement redoute pour le moment, c’est la montée des tensions causées par divers groupes en Transnistrie qui ont intérêt à déstabiliser le gouvernement
, a déclaré la présidente Sandu.
Mais au dire de Washington, l’enjeu serait plus vaste. Nous évaluons que le président Poutine se prépare à un conflit prolongé en Ukraine au cours duquel il a toujours l’intention d’atteindre des objectifs au-delà du Donbass
, en évoquant son désir d’établir un pont terrestre de la Crimée à la Transnistrie, a fait savoir l’administration Biden.
Se préparer à l’exil
En sortant de la Transnistrie, côté moldave, nous parlons avec Nikolai, un homme de 18 ans.
Il est venu de Tiraspol déposer de l’argent à la banque, car il songe à partir le plus loin possible, comme l’ont fait des centaines de son âge depuis le début du printemps.
Selon Nikolai, les forces séparatistes prorusses ont déjà commencé à recruter des hommes en Transnistrie, bien que nous n’ayons pas pu confirmer le tout auprès de dirigeants du territoire séparatiste.
C’est très stressant
, dit-il. Je ne veux pas me battre.
Ni contre les Ukrainiens ni contre les Moldaves, avec qui il cohabite en paix depuis sa naissance.
Au garage à côté de la banque, lluri nous accoste, souriant et curieux de voir des Canadiens. La priorité, pour l’instant, c’est de continuer d’armer l’Ukraine, comme le font les Canadiens et les pays civilisés
, dit-il.
Si l’armée ukrainienne résiste et gagne la guerre, les Moldaves seront protégés, c’est garanti.
Et sinon?
La femme d’Iluri, Ludmila, fond en larmes. Elle est ukrainienne et inconsolable. Elle refuse d’envisager une défaite de son pays. C’est hors de question, vous comprenez, hors de question.
Ludmila est inconsolable depuis que la guerre a éclaté dans son Ukraine natale. Photo : Radio-Canada/Tamara Alteresco
Je vis ici, mais mon cœur est là-bas
, dit-elle en pointant vers l’Ukraine.
Odessa est si proche que le 24 février au matin, ils ont tous les deux entendu les premiers bombardements de l’armée russe. Et avec chaque bombe qui tombe dans le sud de l’Ukraine, la guerre se rapproche d’eux.
Ludmila sort son bandera, un instrument à cordes de l’Ukraine, et nous offre un spectacle improvisé. C’est avec la musique qu’elle se calme, ces jours-ci.
Avant que la guerre éclate, elle travaillait pour une chorale en Transnistrie, mais elle refuse d’y remettre les pieds depuis que son patron lui a dit que l’Ukraine méritait ce qui lui arrive.
Ludmila affirme que sa fille de 12 ans lui demande souvent, depuis que la guerre a commencé : Pourquoi, maman, un pays grand comme la Russie aurait besoin de l’Ukraine et de la petite Moldavie?
Les semaines passent, la guerre continue et Ludmila ne sait toujours pas quoi lui répondre.
Radio-Canada par Tamara Alteresco
Étiquettes : Crimée, guerre, Moldavie, Transnistrie, Ukraine, Vladimir Poutine
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