Pierre de Chevigné est le seul compagnon proche du général qui lui dit non en 1958. Alain Minc a lu la biographie que Guillaume Piketty consacre à ce ministre MRP.

Àchaque fois que je regarde dans le bureau d’Henri de Castries la note manuscrite du général de Gaulle à Pierre de Chevigné, son grand-père, qui, datée du 25 août 1944 à 13 h 45 établit le parcours qu’il devra suivre pour son entrée à Paris, je ressens le frisson de l’Histoire. La vraie que cette génération a connue. Aussi est-ce avec bonheur que j’ai lu la biographie que l’historien Guillaume Piketty, auteur déjà d’un remarquable Pierre Brossolette – Un héros de la Résistance, consacre à Chevigné.
Vous n’êtes plus l’homme de 1940
25 août 1944 d’un côté, juin 1958 de l’autre. Ministre de la Défense nationale du gouvernement Pflimlin jusqu’au moment où celui-ci s’efface devant le général de Gaulle, Chevigné est convoqué à Matignon par ce dernier qui lui demande de le rejoindre ; il refuse, lui répond qu’il ne le suivra pas « sous la menace des baïonnettes », finit par lâcher : « vous n’êtes plus l’homme de 1940 » et claque la porte. Un huissier le rattrape à la demande du Général qui, Chevigné une fois devant lui, lui donne l’accolade et murmure : « Ah, Chevigné, cela n’empêche pas les sentiments. »
L’homme qui dit non à de Gaulle
Toute l’originalité de Chevigné s’exprime dans ces deux séquences. À la différence des autres paladins de l’épopée gaulliste, les Courcel, Burin des Roziers, etc., sa fidélité personnelle au grand homme ne l’empêchera pas de s’en éloigner politiquement et d’établir sa propre ligne de conduite. Il est, de ce point de vue, le seul de son espèce. Même Jacques Chaban-Delmas qui n’était d’ailleurs pas un homme de juin 1940 gardera un pied dans la IVe République, un autre dans la fidélité politique à de Gaulle. Chevigné, lui, sera lui-même.
L’homme des missions délicates
Pendant toutes les années de guerre, il aura avec le Général les liens féodaux qu’entretenaient les premiers compagnons de 1940 avec leur suzerain. Bourlinguant du Levant à Washington, de Washington à la prise en main des territoires libérés, il acceptait les missions toutes délicates, certaines frustrantes que, sûr de sa fidélité et de son habileté, de Gaulle lui confiait. Rien ne symbolise plus cette estime que les photos de la descente des Champs-Élysées le montrant dans l’ombre du Général, mais juste un mètre derrière. Dès 1945, Chevigné décide de suivre sa propre ligne de vie. Il s’inscrit au MRP comme la plupart des gaullistes prêts à trouver leur place dans la IVe République. Député, il se bâtit un fief dans son Béarn et participe aux jeux parlementaires. Mais l’homme d’action que la guerre avait révélé ne pouvait se contenter des joies et plaisirs de l’Assemblée nationale. Désireux de se colleter aux réalités de terrain, il saute sur l’occasion qui lui est donnée en 1948 de devenir Haut-Commissaire à Madagascar. Ce ne fut pas une sinécure. L’île était en pleine rébellion et Chevigné dut, avant tout, rétablir l’ordre mais, même s’il fit preuve d’une humanité dont la IVe République a été peu familière vis-à-vis des révoltes coloniales, il eut néanmoins la main lourde à l’égard des chefs insurrectionnels.
Ministre de la Défense en 1958
Cet intermède lointain achevé, Chevigné mène la vie des caciques politiques dans un régime d’Assemblée : attentif au contrôle de son fief, entraîné dans les combinaisons gouvernementales de la Troisième Force, en gardant son attention aux choses militaires au point d’être un temps un inamovible secrétaire d’État à la Guerre, compétence qui lui vaudra d’être nommé ministre de la Défense nationale dans le gouvernement Pflimlin et d’être confronté aux événements de mai 1958, c’est-à-dire à la sédition d’une partie de l’armée dont il était le chef théorique.
Le symbole d’un MRP oublié
Pendant toutes les années de la IVe République, Chevigné n’a cessé de s’éloigner du gaullisme. Authentique MRP, marqué par le catholicisme social, attaché à toutes les étapes de la construction européenne, il n’a jamais cédé aux sirènes du RPF. Inflexible républicain, il n’a pas voulu faire sien le jeu ambigu de De Gaulle pendant les événements d’Alger. Nonobstant sa fidélité affective pour l’homme du 18 Juin, il fait tout pour mater les velléités rebelles de l’état-major de l’armée, mais la partie est trop inégale. S’il vote oui au référendum sur la Ve République en septembre, conformément à la position du MRP et à rebours de celle de Mendès France dont il est devenu proche, il se rapatrie sur ses terres du Béarn et s’éloigne du jeu politique national. En fait, à l’instar de René Pleven, lui aussi homme de juin 1940, Chevigné incarne une famille d’esprit que la toute-puissance du gaullisme a balayée de l’histoire politique, ce MRP résistant, européen, respectable qui, indépendamment de la fidélité féodale au général de Gaulle, ne s’est jamais rallié, en partie à cause de sa propre vision de la République et de sa fidélité à l’Europe. Compagnon de la libération et MRP n’est pas un oxymore : Guillaume Piketty nous le rappelle.
Français, libre,Pierre de Chevigné (Éd. Tallandier) de Guillaume Piketty, 370 pages, 25 euros.
Avec Le Point par Alain Minc
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