CHRONIQUE. Il est devenu le héros français par excellence. Son aura s’étend bien au-delà du seul terrain de football, renouant avec un imaginaire révolutionnaire.

On ne s’intéresserait pas aux collectifs sans individualités. Elles en sont même le premier intérêt. Le groupe, la multitude, l’ensemble sont par définition indistincts, fluctuants, à peine reconnaissables. Pourquoi y prêter attention d’ailleurs puisque, dans la vie, les individus sont à l’origine de toutes les formes de passion et de curiosité ? Le génie de la France, depuis la Révolution, tient à cette subtilité. Ce pays est unique, indivisible, se conçoit comme une entité collective au sein de laquelle les individus peuvent, et même doivent, devenir des héros. La France a pour mission première de permettre à des citoyens de s’accomplir personnellement, et son slogan pourrait être : devenez qui vous êtes. Qui s’étonnera, dans ces conditions, du triomphe de Kylian Mbappé ?
On ne comprend rien aux passions des autres, de là le mépris à l’endroit du football. Un peuple stupide s’intéresserait à des garçons qui courent derrière une balle. C’est oublier que l’envie de gloire ne s’épuise jamais. Quand un sport touche autant de domaines de la puissance, il n’est plus permis de l’ignorer. Les joueurs ne sont pas des soldats, les risques qu’ils prennent sont, à titre de comparaison, dérisoires. Pour autant, les triomphes s’incarnent sous de multiples formes, et la France a besoin d’individus qui perpétuent sa promesse, sans quoi elle ne serait qu’une coquille vide.
Kylian Mbappé en a tiré le meilleur en révolutionnant l’image du joueur de football, en renouant, peut-être sans le savoir, avec un imaginaire révolutionnaire. Sa vie n’est pourtant pas extraordinaire. Il vient d’un milieu modeste, a travaillé, réussi ; il exerce un métier populaire et lucratif. Bref, c’est une star, le phénomène n’est pas nouveau, en tout cas il n’a rien de singulier depuis Maurice Chevalier. Mbappé s’est distingué en refusant de jouer la comédie de la modestie, en répétant à qui voulait l’entendre qu’il n’avait qu’une ambition : dominer.
Le Paris Saint-Germain veut le garder ? Soit. Ils ont dû lui offrir un des meilleurs salaires de l’histoire du sport, lui promettre un statut unique dans une équipe qui compte parmi les meilleurs joueurs du monde. Même le président de la République lui a téléphoné pour lui demander de continuer à jouer en France. Que dire enfin de son tempérament ? Il exprime ses désaccords, défie la fédération française de football, tient en respect son club, probablement le plus riche de tous.
Bref, Kylian Mbappé est un être plein d’aspérités, imprévisible, et surtout libre, c’est-à-dire passionnant. Même le président de la République le sait désormais : il parle quand il veut, se vexe s’il veut, marque quand il veut. En dépit de ces traits de caractère, sa grande intelligence le sauve du caprice et de l’impétuosité. Quant à la France, elle s’en remet à lui parce qu’elle lui fait confiance.
Oui, Mbappé vient de loin. D’une époque où des soldats du rang d’origine provinciale profitaient de la Révolution pour devenir général et maréchal d’Empire. Toujours téméraires, souvent martiaux, parfois plaisantins, ils défendaient, dans la gaieté et la confiance, la République assaillie par l’Europe. Ces héros concrétisaient les promesses de 1789. Sans eux, la Révolution n’aurait été qu’un concours de bavardage. Partis de rien, prêts à tout, incontrôlables parce que libres, ils démontraient au monde que le nouveau modèle français, où la patrie et le peuple se confondaient, où un fils d’aubergiste pouvait commander un bataillon, où un petit garçon né en Corse pouvait devenir chef de l’État à 30 ans, était capable de dominer. Les Français admiraient et célébraient ces aventures parce qu’elles avaient un mérite supérieur : elles auraient pu être la leur.
On répète, depuis plusieurs jours, que le football est politique. C’est le contraire. Le football n’est pas populaire parce qu’il est politique, mais parce qu’il est humain. Kylian Mbappé n’est pas aimé parce qu’il est vertueux, mais parce qu’il gagne des matchs et qu’il n’en a pas honte. Personne ne lui demande, par exemple, de déclarer qu’il aime la France puisqu’il la sert. Son aventure personnelle se confond avec une aventure collective. Il est le miroir d’un insatiable désir, partagé par le plus grand nombre, celui de puissance. Le public ne l’acclame pas au nom d’une idéologie, mais d’eux-mêmes.
Dans Du côté de Guermantes, Marcel Proust fait dire à la duchesse éponyme, à propos des maréchaux de Napoléon Bonaparte : « Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n’a pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu’ils en mettaient jusque les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic ! » Et on comprend comment les triomphes font un sort à ceux qui les ignorent.
Avec Le Point par Artur Chevallier
Étiquettes : Bleus, football, FRANCE, Kylian Mbappé
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