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Goncourt, Nobel, Booker Prize… La récompense du dominant au dominé

décembre 9, 2021
Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021, à Paris, chez son éditeur, le 3 décembre 2021 © Bruno Lévy pour JA

En 2021, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah et le Sud-Africain Damon Galgut ont reçu de prestigieux prix littéraires. Des consécrations méritées, mais qui répondent aux attentes de la critique occidentale.

L’attribution du prix Goncourt à La plus secrète mémoire des hommes, de l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, a été, à juste titre, saluée par tout le monde, ou presque. Selon l’auteur primé, « c’est un signal fort […], un moyen, aussi, de montrer que la France est parfois beaucoup plus grande et beaucoup plus noble – en tout cas beaucoup plus ouverte – que ce à quoi on peut, on veut la réduire. » Ce prix récompense un roman de grande qualité, met en lumière le formidable travail de deux petites maisons d’édition (Philippe Rey et Jimsaan) et, surtout, inscrit une littérature périphérique sur la carte littéraire mondiale. Que peut-on vouloir de plus ?

Une dose de distanciation critique semble cependant nécessaire. L’enthousiasme doit céder la place à un travail de réflexion critique. Il y a ainsi plusieurs problématiques qu’il est utile d’explorer. Que nous révèle ce triomphe sur les rapports, structurés par l’histoire coloniale, entre les dominants et les dominés ? À quel prix le succès quand il dépend d’un autre qui est en position de force ? Que nous dit-il sur la condition de l’écrivain du Sud ?

Asservissement intellectuel

Derrière la consécration littéraire se profile la question du pouvoir littéraire, qui est inséré dans les structures de la domination coloniale. Ainsi, des milliers d’hommes et de femmes écrivent dans le monde, dans de nombreuses langues, avec des pratiques d’écritures diverses mais ils sont peu à accéder à la reconnaissance globale car cela dépend des centres littéraires qui décident de la légitimité de leurs écrits.

Pour la langue française, Paris est au cœur de cette pratique de légitimation. Le pouvoir de ces centres émane de l’histoire coloniale, d’une histoire de subjugation de l’autre. Il est multiforme, économique, politique, militaire et aussi symbolique. Il s’est peut-être atténué au fil du temps, mais son emprise demeure. On ne peut donc dissocier ces instances de légitimation d’une histoire et du contexte.

QUE CÉLÈBRE-T-ON SI CE N’EST L’APPROBATION DU DOMINANT, LEQUEL ACCORDE AU DOMINÉ CETTE LÉGITIMITÉ DONT IL RÊVE?

On pourrait ainsi s’interroger sur l’enthousiasme des uns et des autres, notamment d’une intelligentsia du Sud, à glorifier cet événement sans pour autant remettre en question le pouvoir symbolique d’une institution comme le Goncourt. Car que célèbre-t-on, au bout du compte, si ce n’est l’approbation du dominant, lequel décide de la valeur du dominé et lui accorde cette légitimité dont il rêve secrètement. C’est, par certains aspects, un asservissement psychique et intellectuel, un réflexe de l’ex-colonisé, ce perpétuel bon élève qui attend qu’on lui dise qu’il est à la hauteur.

Un roman éminemment européen

Le succès de l’écrivain dominé a un prix : pour être accepté et reconnu, il doit écrire des textes qui répondent aux attentes des dominants. Ainsi, l’écriture pratiquée, le genre choisi, le choix des thématiques ne sont pas innocents. Il crée donc selon des limites bien définies. On lui autorise, par ailleurs, un degré de subversion, mais une subversion permise et convenue. ll pratique une forme d’altérité qui est acceptée, une forme d’insoumission soumise, si on peut dire.

LA VÉRITABLE DÉCOLONISATION DE L’ARTISTE DU SUD COMMENCERA QUAND IL POURRA CRÉER POUR LES SIENS.

Ainsi le roman de Mohamed Mbougar Sarr est, à mes yeux, un roman éminemment européen, dans ses thématiques (celle notamment de la divinisation de la littérature), dans ses structures, inscrit dans la filiation du projet de la modernité occidentale. En d’autres mots, c’est une écriture des marges, qui se revendique comme telle, mais qui est paradoxalement une écriture du centre, construite selon les logiques du centre, élaborée pour être reconnue par le centre. La tragédie de l’artiste du Sud est qu’il est condamné à être un perpétuel exilé. Peu ou pas compris par les siens, peu reconnu, exilé dans son propre pays, il désire accéder ou accède à la reconnaissance et à la consécration artistique dans les pays du Nord. Mais cela n’est pas sans conséquences.

Certains, installés sont dans un rapport de dépendance psychique face à des structures de domination, finissent par les intérioriser. D’autres choisissent stratégiquement de jouer le jeu, sans nécessairement travestir ce qu’ils sont. Exilé chez soi, exilé dans les sphères de la domination, l’artiste du Sud erre dans un véritable no man’s land littéraire. La véritable décolonisation commencera sans doute quand il pourra se libérer psychiquement de la domination symbolique, quand il pourra créer pour les siens, en puisant dans ses racines, quand il parviendra non seulement à décentrer sa pratique artistique mais à la réinventer, selon d’autres paradigmes. Ainsi, pour être au cœur de cette « plus secrète mémoire », il faut être au cœur de soi-même, au cœur des siens.

Umar Timol

Avec Jeune Afrique par Umar Timol

Poète et photographe mauricien

Abdulrazak Gurnah, Nobel de littérature sans frontières

octobre 30, 2021
Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature, à Londres, le 8 octobre 2021. © Neil Hall /EPA/MAXPPP

L’écriture de ce Tanzanien de 73 ans, natif de Zanzibar, a séduit la prestigieuse académie suédoise. Au cœur de son œuvre, le sort des réfugiés et les ravages du colonialisme.

Il existe plusieurs manières de présenter le romancier Abdulrazak Gurnah, selon le point de vue d’où l’on se place. Ainsi, on peut dire qu’il est le second romancier noir d’origine africaine à recevoir le prix Nobel de littérature après le Nigérian Wole Soyinka en 1986. Mais on peut également dire qu’il est le cinquième auteur africain à recevoir cette récompense internationale après Wole Soyinka, Naguib Mahfouz (Égypte, 1988), Nadine Gordimer (Afrique du Sud, 1991) et J.M. Coetzee (Afrique du Sud, 2003).

Cela n’empêchera pas pour autant les journaux yéménites de revendiquer quelques miettes de gloire : « Gurnah a grandi en Tanzanie et a fait ses études au Royaume-Uni après y avoir trouvé refuge à la fin des années 1960, écrit Aden Time. Mais il est hadrami par ses deux parents. » Entendez : la maison de famille du prix Nobel se trouverait à Al-Dis Al-Charqiya, une ville de la province du Hadramaout, au Yemen. Quant aux Britanniques, ils voient en lui la seconde célébrité de leur pays à être née en Tanzanie, et plus précisément à Zanzibar. La première n’étant autre que le chanteur Farrokh Bulsara, connu sous le nom de scène de Freddie Mercury !

Déracinement

Bien sûr, tous ont raison, mais définir Abdulrazak Gurnah par rapport à ses origines géographiques serait commettre une lourde erreur. Né à Zanzibar en 1948, l’écrivain a en effet passé sa vie, depuis son premier roman, Memory of Departure (1987), à travailler sur la question du déracinement, de l’exil, de l’appartenance à un lieu ou à une société.

Si l’on voulait résumer sa démarche de manière abrupte, l’on pourrait dire que Gurnah écrit sur – et pour – les réfugiés de toutes origines. L’Académie Nobel ne s’y est pas trompée en le distinguant pour « son analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés, écartelés entre cultures et continents ».

Auteur de dix romans, écrits en anglais, cet homme discret n’a cessé de raconter les histoires de ceux qui, en général, se voient ignorés par les livres d’Histoire ou renvoyés à la masse indistincte de leur grand nombre. Des réfugiés, des étudiants, des soldats indigènes des armées coloniales connus sous le nom d’askari, des petits commerçants, des employés de maison, que beaucoup préfèrent ne pas voir mais qui ont, malgré tout, une existence pleine et entière.

UNE TERREUR VINDICATIVE S’ABATTIT SUR NOS VIES. »

Que ce soit avec By the Sea (2001) ou avec The Last Gift (2011), Gurnah s’intéresse aux réfugiés qui essaient de reconstruire leur vie au Royaume-Uni. Que laissent-ils derrière eux ? Que gardent-ils ? Que reçoivent-ils de la société qui les accueille, bon gré mal gré ?

Il sait de quoi il parle, bien entendu, puisqu’il a été contraint de fuir Zanzibar. Élevé dans la religion musulmane, il grandit sur cette île alors sous protectorat anglais. Après l’indépendance, accordée le 10 décembre 1963, une violente révolution frappe l’île, entraînant massacres et pillages, notamment à l’encontre des commerçants arabes et indiens. « Des milliers de personnes furent massacrées, des centaines furent emprisonnées et des communautés entières furent expulsées, écrit Gurnah. Avec les tourments et les persécutions qui suivirent, une terreur vindicative s’abattit sur nos vies. »

L’ÉCRITURE EST NÉE DE LA SITUATION DANS LAQUELLE JE ME TROUVAIS : PAUVRETÉ, MAL DU PAYS… »

En compagnie de son frère, Gurnah trouve le moyen de fuir vers l’Angleterre à la fin des années 1960. Il y devient enseignant à l’université du Kent, spécialiste des lettres anglaises et des études postcoloniales. « L’écriture est née de la situation dans laquelle je me trouvais, a-t-il confié au Guardian, c’est-à-dire la pauvreté, le mal du pays, l’absence de qualification, d’éducation. Quand vous êtes dans cet état de misère, vous commencez à coucher les choses par écrit. Je ne me suis pas dit : “Tiens, je vais écrire un roman”. »

Aujourd’hui à la retraite et installé à Canterbury, l’essayiste et romancier savoure une consécration qui fut longue à venir et se demande ce qu’il fera des 840 000 livres sterling [995 000 euros] que représente le prix. Son éditrice, Alexandra Pringle, se réjouit qu’une certaine injustice soit enfin réparée : « C’est l’un des plus grands écrivains africains vivants, et personne n’avait vraiment prêté attention à lui. Ça me tuait ! », a-t-elle déclaré au Guardian.

Racisme sans fard

En France, seuls trois des romans de Gurnah ont été traduits (Paradise, Près de la mer, Adieu Zanzibar) et ils ne sont, pour l’heure, plus disponibles à la vente. Un manque d’attention à une cause qui fait pourtant souvent la une des journaux ? C’est possible. Raison de plus pour en faire des romans. Au Guardian encore, Gurnah déclarait : « Le sujet des déplacements [de populations] est la grande affaire de notre époque, celle de ces gens qui doivent reconstruire et refaire leur vie loin de l’endroit où ils sont nés. Et il existe plusieurs dimensions à ce problème. De quoi se souviennent-ils ? Comment vivent-ils avec ce dont ils se souviennent ? Comment vivent-ils avec ce qu’ils trouvent ? Ou, en effet, comment sont-ils reçus ? »

LES LOIS SUR LES RÉFUGIÉS SONT SI MESQUINES QU’ELLES ME PARAISSENT CRIMINELLES. »

Lui-même, se souvient d’avoir été victime, à son arrivée, d’un racisme direct, sans fard. Si les choses semblent s’être améliorées de ce point de vue – le langage s’est policé –, le rapport aux migrants reste violent. « Nous avons de nouvelles lois portant sur la détention des réfugiés et des demandeurs d’asile qui sont si mesquines qu’elles me paraissent criminelles », dit-il.

Domination coloniale allemande

Au cœur de son œuvre, il y a aussi la question coloniale. Dans son deuxième roman, Paradise (1994), qui se déroule juste avant la Seconde Guerre mondiale et raconte notamment comment les troupes allemandes enrôlaient des Africains de force. Dans son dernier roman, Afterlives (2020), qui s’ouvre sur la rébellion des Maï-Maï (1905-1907) contre la domination coloniale allemande, et narre le destin de communautés cherchant à survivre en dépit des règles imposées par les puissances occupantes successives. L’Allemagne exerça son autorité sur le Tanganyika jusqu’en 1919, puis les Britanniques s’emparèrent du pouvoir et le gardèrent jusqu’à l’indépendance, en 1964.

Présenté ainsi, le nouveau Nobel a tout d’un écrivain engagé. Il ne faut pourtant pas le réduire à cette dimension. Si la fiction est pour lui un moyen d’informer, elle est aussi un moyen de raconter, de donner du plaisir et de rendre compte d’une expérience après tout universelle : d’une certaine manière, nous sommes tous des réfugiés ou des exilés. Gurnah, lui, n’est retourné à Zanzibar que dix-sept ans après son départ. Il était terrifié, il craignait sa réaction comme celle des autres. Mais tout s’est bien passé, tout le monde a été heureux de le revoir.

Avec Jeune Afrique par Nicolas Michel

Le prix Nobel de littérature décerné au Tanzanien Abdulrazak Gurnah

octobre 7, 2021
Le romancier Abulrazak Gurnah, en 2009 © Wikimedia / Creative Commons / PalFest

Le romancier Abdulrazak Gurnah, né en Tanzanie mais habitant au Royaume-Uni, est le premier auteur noir à recevoir la plus prestigieuse des récompenses littéraires depuis 1993.

L’auteur, connu notamment pour son roman Paradise a été récompensé pour son récit « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et le destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents », selon le jury.

Né en 1948 à Zanzibar, qu’il a fui en 1968 à un moment où la minorité musulmane était persécutée, Abdulrazak Gurnah a publié une dizaine d’ouvrages depuis 1987. Son œuvre s’éloigne des « descriptions stéréotypiques et ouvre notre regard à une Afrique de l’Est diverse culturellement qui est mal connue dans de nombreuses parties du monde », a expliqué le jury.

L’an passé, la poétesse américaine Louise Glück avait été sacrée par la plus célèbre des récompenses littéraires pour son œuvre « à la beauté austère ». Cette année, les conjectures ont beaucoup tourné autour de la promesse de l’Académie d’élargir ses horizons géographiques. Même si le président du comité Nobel Anders Olsson avait pris soin de réaffirmer en début de semaine que le « mérite littéraire » restait « le critère absolu et unique ».

Prix très occidental

Le prix est historiquement très occidental et depuis 2012 et le Chinois Mo Yan, seuls des Européens ou des Nord-Américains avaient été sacrés. Sur les 117 précédents lauréats en littérature depuis la création des prix en 1901, 95, soit plus de 80 % sont des Européens ou des Nord-Américains – avec le prix 2021, ils sont 102 hommes au palmarès pour 16 femmes.

Sur les quelque 200 à 300 candidatures soumises bon an mal an à l’Académie, cinq sont retenues avant l’été. Les membres du jury sont chargés de les lire attentivement et discrètement avant le choix final peu avant l’annonce. Les délibérations restent secrètes pendant 50 ans.

Après les sciences en début de semaine, la saison Nobel se poursuit vendredi à Oslo avec la paix, pour s’achever lundi avec l’économie.

Par Jeune Afriqueavec AFP