Chaque mercredi, « M » rencontre une femme qui fait bouger les choses. Cette semaine, Sophie Bramly, du collectif féministe 52.

Sophie Bramly chez elle, dans le Marais, à Paris, le 30 mars. Photo Sabine Mirlesse pour M le magazine du Monde
Depuis une semaine, sur les réseaux sociaux ainsi que dans les rues de Paris et de Marseille, le slogan de François Fillon « Une volonté pour la France » devient « La parité pour la France », Emmanuel Macron se met en marche « pour l’égalité des salaires » quand Jean-Luc Mélenchon annonce « les congés parentaux » en commun. Derrière ces détournements d’affiches : le récent collectif Nous sommes 52, ou 52, soit le pourcentage de femmes dans la population française. En février, ces militantes s’étaient déjà fait remarquer en diffusant un faux article du Monde titré « Il est désormais interdit d’éjaculer hors procréation aux Etats-Unis », parodiant la signature par Donald Trump, entouré d’hommes, de l’interdiction de financer les ONG soutenant l’IVG.
Membre active de 52, la photographe et entrepreneuse Sophie Bramly, 56 ans, a accepté de déroger à la règle de l’anonymat qui prévaut au sein du groupe. « Je ne suis qu’un rouage. Ce collectif fonctionne sans chef, pour que toutes puissent décider et agir et que l’ego ne vienne pas polluer nos combats », précise-t-elle. Elle nous explique son ambition : rendre leur puissance aux femmes par la dérision.
Quelle a été la genèse de ce nouveau mouvement féministe ?
Tout est parti d’un déjeuner. Une réalisatrice qui n’a plus rien à prouver racontait ses souffrances avec ses producteurs. Il était évident qu’elles n’auraient pas été les mêmes pour un homme. On s’est demandé jusqu’à quand on allait toutes supporter ça, comment s’affranchir de ce système. Le groupe de réflexion a grossi pour aboutir au lancement de « Nous sommes 52 », soit 52 % de la population française, en janvier.
Vous ne vous retrouviez pas dans les associations existantes ?
Elles sont nombreuses à lutter contre les inégalités, le viol, le harcèlement. Mais suivant l’approche anglo-saxonne de l’empowerment, très mal traduit en Français par « renforcement », nous avons conclu qu’il fallait faire en sorte que nous nous sentions puissantes plutôt que d’appuyer sur nos problèmes. Prendre le féminisme avec humour et dérision. La victimisation sape la confiance des femmes. Mais, des deux sexes, qui est vraiment fragile ? Nous devons prendre conscience de notre pouvoir.
Vous êtes connue pour avoir documenté la naissance du hip-hop dans le Bronx et pour l’avoir importé à la télévision française, aux manettes des émissions « H.I.P. H.O.P. », « Sex Machine » et « Yo ! MTV Raps ». Quel lien faites-vous entre l’émancipation des Afro-Américains et celle des femmes ?
Au début des années 1980, les rappeurs étaient à l’échelon le plus bas de la société américaine, exclus au sein même de leur propre communauté. Un petit groupe de 200 à 300 personnes s’est inventé un monde à part où le jeu était l’autovalorisation, avec un code vestimentaire, un langage, un art. Ce qu’ils ont réussi à faire en trente ans est phénoménal, ils ont remporté une bataille culturelle, conquis le monde, jusqu’à l’industrie du luxe. Encore plus bas, les rappeuses ont à leur tour retourné la nudité forcée et utilisé leur corps pour prendre le pouvoir. Beyoncé, Rihanna ont plus fait pour la troisième vague féministe que beaucoup d’intellectuelles. Si l’on fait sentir aux femmes leur puissance, à long terme, ça aura un impact.
Concrètement, comment comptez-vous changer la donne ?
Notre action repose sur trois axes : culturel – nous vivons dans un monde d’images et c’est là que se font et se défont les stéréotypes –, économique et politique. On a lancé notre première campagne au moment des soldes de janvier pour alerter les femmes sur la manière dont on les utilise et les inviter à plutôt liquider les inégalités.
« Si on le retourne, notre pouvoir économique est énorme. »
Nos affiches en ligne et collées à Paris, Lyon et Marseille rappelaient par exemple que 85 % des dépenses sont faites par les femmes. Ce chiffre est à notre désavantage : les entreprises ont tourné notre désir vers le souci de notre apparence. On entre dans tout supermarché par la beauté et la mode. Mais si on le retourne, notre pouvoir économique est énorme. Notre poids, c’est deux fois l’Inde et la Chine réunies. Je rêve que les femmes développent une économie autonome de type Bitcoin. On se renseigne auprès d’économistes.
Sur l’axe politique, quel est votre positionnement ?
En février, pour parodier Donald Trump s’attaquant à l’IVG entouré d’hommes, nous avons fabriqué un faux article du Monde avec une photo d’Hillary Clinton pénalisant l’éjaculation, entourée de femmes. Un montage cocasse lâché sur les réseaux sociaux, vu 5 millions de fois sur Facebook, qui nous a valu des articles dans le New York Times ou The Guardian. En étant léger plutôt qu’agressif, le message porte. On vient de lancer une autre action virale pour la présidentielle, rappelant que les femmes constituent 53 % des votants. Nous avons des opinions divergentes, mais nous sommes d’accord pour dire que les décisions sur les droits, le corps ou la tenue des femmes doivent être entre leurs mains. Sauf que l’une des seules femmes candidates est celle qui s’attaque à nos droits et valeurs.
Cette vision positive et légère du combat féministe n’est-elle pas réservée aux privilégiées ?
Il est sûr qu’il est plus difficile de s’investir en temps quand on a du mal à joindre les deux bouts au quotidien. Nous sommes pour le moment un petit noyau dur de 25 personnes, avec un groupe d’entraide fermé sur Facebook de 850 membres, âgées de 20 ans à la soixantaine, artistes, chefs d’entreprise, journalistes, il est vrai privilégiées. C’est un problème. Mais nous n’avons que trois mois d’existence publique balbutiante. Nous avons déjà des antennes à Paris, Marseille et même San Francisco. Chacune doit pouvoir s’emparer de 52 et monter la sienne.
Lemonde.fr par Aurore Merchin