Loft cerveau

Dans les années 1960, le psychologue et chercheur Franck X. Barron a mené l’expérience en réunissant certains des cerveaux les plus brillants de sa génération pour découvrir ce qu’ils avaient en commun. Ce regroupement dans une villa ferait probablement aujourd’hui l’objet d’une émission de téléréalité. À la nuance près que les candidats de ce Loft un peu spécial avaient une obligation : celle d’être à « haut potentiel créatif ». Nécessairement, le casting avait été un peu plus sélectif que pour la saison 4 des Ch’tis à Las Vegas ! À l’affiche, des personnalités de premier plan de l’époque : écrivains célèbres comme Truman Capote, éminents architectes, scientifiques de renom, entrepreneurs fortunés et mathématiciens distingués. Pendant quelques jours, une maison sur le campus de l’université de Berkeley a accueilli la joyeuse bande. Sous le regard observateur de Barron, les participants se sont livrés, non à des ébats langoureux dans une piscine, mais à une batterie de tests pour juger de leur santé mentale ou du niveau de leur pensée créative. Moins glamour mais indispensable à la réussite de l’étude. Ils avaient tout de même le droit de papoter entre eux… en maillot de bain ou pas.

Le QI ne fait pas la créativité mais il y contribue

Contrairement à la pensée dominante de l’époque, Barron s’est vite aperçu que le QI (et donc l’intelligence cognitive) n’avait finalement qu’un rôle modeste dans le processus créatif. En clair : avoir le QI d’Einstein ne garantit pas à coup sûr d’avoir un éclair de génie. En revanche, Barron a mis en évidence la complexité de la créativité, à la fois nourrie par l’intellect, l’émotion, la motivation ou encore la morale. Ainsi, les candidats étaient tous naturellement ouverts aux autres et particulièrement à leur vie privée. Ils préféraient tous la complexité et l’ambiguïté à la simplicité. Leur seuil de tolérance au désordre était élevé ainsi que leur capacité à extraire l’ordre du chaos. Ils ont tous montré plus d’indépendance et d’anticonformisme que la moyenne. Leur volonté de prendre des risques était aussi plus élevée.

Au milieu de ce déluge de traits de caractère, Barron résume : « les génies créatifs sont à la fois plus instinctifs et plus cultivés, plus destructeurs et plus constructifs, parfois plus fous mais aussi résolument plus sains que les autres personnes. » Ce constat peut sembler paradoxal. Mais ce qui se dégage des observations de Barron, c’est que les créatifs sont agités par des forces contradictoires qui cohabitent, soit alternativement soit simultanément.

Un pour tous…

Comment l’expliquer ? Selon le site d’information Quartz, qui a exhumé l’étude de Barron, toujours pertinente à une époque qui met la créativité sur un piédestal, les personnes qui inventent des choses nouvelles sont aussi plus portées vers l’introspection, ce qui les conduit à une meilleure connaissance d’elles-mêmes. Elles sont donc plus à l’aise avec leurs zones d’ombre. « Elles dialoguent avec le spectre entier de la vie – aussi bien sombre que lumineux » argumentent les auteurs de l’article. « Cette propension peut aussi les amener à être davantage ancrées dans la réalité. Les gens créatifs sont finalement la synthèse de comportements sains et « pathologiques » » analysent-ils. Ces contradictions donnent à ces personnalités atypiques une pulsion créatrice.

Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi a passé trente ans à étudier les personnalités créatives. « S’il fallait que j’exprime en un mot ce qui rend uniques ces individus, c’est leur complexité. (…) Ils ont en eux-mêmes des extrêmes contradictoires. Au lieu d’être un individu, chacun d’eux est une multitude », résume-t-il. Aujourd’hui, la complexité émotionnelle des génies créatifs n’est plus à prouver. La plupart des psychologues acceptent tout à fait que, par nature, la créativité est multi-facettes. Mais c’est aussi sur le plan neurologique que la créativité pose question.

Connexion haut débit

Nous entendons souvent parler du mythe du « cerveau droit » qui contrôlerait notre imagination, nos émotions et notre créativité. La réalité est en fait bien plus complexe. La créativité fait intervenir l’ensemble du cerveau et interagir de multiples régions. C’est en particulier le cas quand nous rêvons éveillé, que nous ruminons ou que nous laissons notre esprit s’évader. Ce « réseau de l’imagination »  est le cœur de notre expérience en tant qu’humains. C’est grâce à lui que nous tirons un sens de nos expériences, que nous nous rappelons du passé, que nous comprenons les histoires, que nous ressentons des émotions ou que nous comprenons celles des autres. Ce réseau est aussi associé à la compassion, à la capacité de nous comprendre nous-mêmes et de construire un sentiment d’estime de soi. Il est fondamental mais ne peut pas fonctionner tout seul. Il travaille en étroite collaboration avec la fonction exécutive du cerveau, celle qui contrôle notre attention ou notre mémoire. En résumé, la fonction qui nous permet de nous concentrer.

On/Off

Pour schématiser, les cerveaux créatifs sont de véritables interrupteurs. Ils allument et éteignent l’un ou l’autre de ces réseaux avec beaucoup de facilité alors que chez la majorité des hommes et des femmes, ces connexions fonctionnent ensemble. En switchant de mode, les personne créatives jonglent avec les contradictions, entre l’émotionnel et la rationnel, le réfléchi et le spontané. Ils ont accès à une palette de nuances qui n’est tout simplement pas disponible chez la plupart d’entre nous. C’est peut être la raison pour laquelle les grands génies sont par, nature, insaisissables.

Madame.lefigaro.fr par Mylène Bertaux