Et si c’était le livre le plus frais, le plus drôle, le plus juvénile de cette rentrée? Ses auteurs? Deux nonagénaires plein d’allant, deux académiciens, Félicien Marceau, 98 printemps, qui vient de s’éteindre, et son cadet, Michel Déon, 92 ans. Ces hommes d’esprit, grands voyageurs et lecteurs assidus, n’ont cessé de correspondre, de 1955 à 2005. Alice Déon, fille de Michel, par ailleurs à la tête des éditions de la Table ronde, a eu la judicieuse idée d’éditer leurs échanges. Un festival de mots pétillants, de facéties et de commentaires sur un demi-siècle de vie littéraire!

Michel Déon et Félicien Marceau n’échangeaient pas que des bristols.
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En 1955, les deux hommes se vouvoient encore. Ils ont fait connaissance chez Plon au début des années 1950, ont passé des vacances ensemble (en compagnie de Christine de Rivoyre, Françoise Sagan, Christian Millau…) et s’apprécient. Aux quelques petits mots courtois des premiers temps suivront des lettres plus fréquentes, plus denses, plus complices. Il y est question de la lenteur des postes grecque et italienne, de leur famille, de leurs rencontres (« J’ai vu Dali. Il m’a fait un brillant exposé sur la question brûlante de la chair de poule avec interférences adventices de l’oursin et de Hamlet », écrit Marceau en juillet 1955). Et d’écriture, bien sûr.
Marceau s’extasie sur l’oeuvre de Déon, qui défile sous nos yeux (Les Gens de la nuit, Le Balcon de Spetsaï, Un Taxi mauve…), Michel félicite Félicien, sans flagornerie, n’hésitant pas à noter au sujet de l’une de ses pièces, L’Etouffe-Chrétien, « votre bombe me paraît archaïque », ni à se brocarder lui-même, maugréant à propos des « hussards »: « Moi je n’y coupe jamais [au cliché]. Et en plus on ajoute: c’était le moins bon, mais c’est celui qui a le plus travaillé. »
Evidemment, ce sont les piques délivrées ici et là, sur les metteurs en scène français (« ces gougnafiers qui massacrent tout »), une pièce d’Alphonse Boudard (« amoncellement d’obscénités et de grossièretés »), le nouveau gouvernement, en 1981 (« Nous commençons à découvrir le vrai visage pur et dur du socialisme »), la poésie de Marguerite Yourcenar (« Du mirliton ») et même la maison Gallimard (« On n’invente plus rien à la NRF ») qui salent cette correspondance…
L’Académie, à laquelle ils finirent par être élus – Félicien Marceau en 1975, Michel Déon en 1978 – tient une place de choix dans les échanges entre Neuilly et Tynagh (Déon étant devenu définitivement résident irlandais). Les deux hommes, qui désormais se tutoient, commentent leurs nombreuses lectures et les subtiles stratégies à mener pour décerner les lauriers (Grand Prix du roman, prix Kléber-Haedens, etc.) aux meilleurs (« Je suis un peu dégoûté par toutes ces combines », consigne Déon, un jour de mars 1983). Les avis, lapidaires, entre louange et réprobation, tombent, notamment sous la plume de Déon: Jean Raspail, « beau et émouvant »; Pierre-Jean Rémy, « on s’y perd »; Lucien Bodard, « pas doué pour décrire un salon parisien »; Volkoff à la « verve brillante »; Sollers, « assez plein de talent, mais le système est vite lassant »; Emmanuel Carrère (L’Amie du jaguar), « un étrange et brillant roman »; Modiano, « Décidément, il ronronne, mais il y a un ton admirable »…
Etre académicien n’est pas toujours une sinécure. En 1981, Michel Déon se plaint auprès de son ami de s’être vu offrir un joli « pensum », soit la réponse au discours de réception à l’Académie de Jacques de Bourbon Busset. Félicien lui concocte une petite ode de stimulation: « Courage. Bois quelque Bourbon/Et c’est gaiement que le menuet/Tu danseras devant le Busset/ou, pour paraphraser une vieille chanson:/Avec mon pensum/Me v’là chargé comme/Un oppossum. »
Deux ans plus tard, Félicien Marceau, décidément très en verve, écrit à Michel Déon: « J’ai réussi à te faire attribuer un volume de 800 pages sur l’utilisation du rouet dans le Nyassaland et sa signification dans la région Pfeûl » Illico, réponse de Déon: « Inutile de me faire envoyer l’essai sur le rouet au Nyassaland, je l’ai déjà lu. »
Quant aux candidats, ils sont pléthore, comme le constate Déon, en novembre 1982: « Amusant de voir que tout ce qu’on dit contre nous, notre gâtisme et notre conformisme, ne décourage pas les candidats. Même plutôt rassurant. » Ainsi d’un certain Dr Dugast Rouillé, qui persiste dans sa candidature et à qui Jean Guitton a joué un bon tour. Il « lui a suggéré d’envoyer à chacun de nous une bouteille d’armagnac. Ce qu’il est en train de faire. Ne bois pas tout! J’arrive. Tout de même, ce Guitton m’étonnera toujours. » Roger Ikor, l’auteur des Eaux mêlées (Goncourt 1955), n’est pas mieux loti: « Il est si content de soi que je me demande si c’est la peine de l’élire, confie Déon. Nous n’ajouterons rien à sa suffisance. Au demeurant, un plutôt brave type. Une verrue énorme sur son index gauche m’a beaucoup gêné pendant notre déjeuner. »
A la fin des années 1980, les deux académiciens s’envoient encore des cartes postales représentant des naïades aux seins nus. En 2011, Michel Déon lit toujours autant, et le premier roman de Félicien Marceau, Cadavre exquis (de Fallois), pubié en 1942 sous son vrai nom – belge – Louis Carette, est de nouveau dans les librairies. Mais le téléphone a remplacé le papier vélin, hélas!
Extraits
Gabriel Matzneff: « Matzneff complaisant à son habituel et un peu trop obsédé par tous les orifices possibles qui s’offrent à sa bite. » MD, 1981.
Maurice Duverger: « Ancien maurrassien, pas mal collabo, sauvé par le ralliement à la gauche, et depuis quelque temps revirant vers la droite. Ce genre de grandes convictions m’émerveille. Cela dit, c’est un juriste et un sociologue de premier ordre. » MD, 1982.
Leroy-Ladurie: « J’ai reçu un paquet des oeuvres plus ou moins complètes de M. Leroy-Ladurie. […] Voilà un monsieur qui, il y a huit jours, ne connaissait même pas mon nom, et qui, soudain […] a entrevu la vérité: il faut être lu par moi ! » MD, 1984.
Marguerite Duras, L’Après-Midi de M. Andesmas: « C’est tellement ennuyeux, maladroit et nul que je n’ai pas pu le terminer. Pourtant, il n’y a que 120 pages! D’où je conclus que nous avons du talent, comme l’écrivait Chardonne à Nimier: « Déon? Du talent mais pas de génie! » MD, 1984.
Paris-Dakar: « J’espère que ton Paris-Tynagh s’est bien passé. Quand on pense qu’on fait tout un foin pour le Paris-Dakar… Ce siècle est mou, comme disait Vautrin. » FM, 1987.
Jacques de Bourbon Busset : « Lire ce fatras gnangnan et ingénu me coupe les bras (…) J’avance dans l’ennui d’une oeuvre entièrement vouée à la masturbation morale. » Michel Déon, août 1981
Pier Paolo Pasolini : « J’ai reçu hier l’énorme roman de Fernandez sur Pier Paolo Pasolini, et j’ai déjà un peu mal au coeur d’avoir à aborder ce monument à la gloire pédérastique dont j’ai trouvé les films complètement débiles. » MD, août 1982
Jean-Paul Aron : « Autre lecture qui m’a beaucoup amusé : Les Modernes, par JP Aron. Il est curieux de voir à quel point, même en vivant à paris dans les trois hectares qui avoisinent la rue du Bac, les écrivains peuvent s’ignorer les uns les autres (…) Il y a toujours eu des clans. Qu’ils soient à ce point étanches, c’est de notre temps. » FM, janvier 1985
Pascal Ory : « Grâce à un livre que tu auras sans doute reçu, de Pascal Ory, tu auras appris avec le même intérêt que moi, l’existence d’un parti fortement structuré où on retrouve Aymé, Anouilh, les célèbres duellistes Déon et Marceau, Nimier, Blondin, Melville, Jean Gabin, les Pieds Nickelés, Laurent, Chantal Goya (mais là il subsiste un doute) et San Antonio, mystérieusement, lui, qualifié d’anarchiste de gauche. » FM, février 1985
Place Marcel Achard : « Ce matin, j’ai été inaugurer la place Marchel Achard, au bout du monde, bien entendu, quelque chose comme l’Equateur dans le 19e mais finalement assez gaie, avec des enfants qui jouaient autour. » FM, juin 1985
La Poste : « Au lieu de vingt jours de ta lettre précédente, celle-ci n’en a mis que huit et je veux sans tarder, Cléante, t’en donner la nouvelle. Mais une lettre de Proust dans laquelle il écrit, ‘votre lettre, postée mercredi ne m’est arrivée que jeudi’ m’a fait méditer sur le dé-progrès qui s’installe (…) Comme dit si bien Marguerite Yourcenar : « On croit rêver. » FM, août 1981
Lexpress.fr par Marianne Payot