L’espoir d’une vie meilleure est redevenu un commerce florissant au sud de la frontière. À Roxham, nuit et jour, des dizaines de migrants traversent ce chemin, bagages et passeport à la main. Plongée au cœur d’un des passages les plus célèbres au monde, qui vient de rouvrir ses portes.
CHAMPLAIN, État de New York – Un cigare à la main, Abdul éclate de rire. Vive Trudeau! Vive le Canada!
, lâche-t-il, en arborant un large sourire.
Adossé au mur du McDonald de Champlain, un village américain situé à quelques centaines de mètres de la frontière canadienne, ce chauffeur de taxi à la barbe bien taillée et grisonnante ne feint pas sa bonne humeur.
Vive l’ouverture des frontières!
, ajoute-t-il, avant de s’adresser à trois jeunes aux allures d’étudiants sortant tout juste du restaurant.
Ce seront bientôt tes voisins
, lance-t-il, assez fort pour qu’ils l’entendent. Mais ces derniers, d’origine turque, ne comprennent pas l’anglais. Ils sourient et marchent vers le taxi.
Abdul s’apprête à les déposer à Roxham Road, sept kilomètres plus loin.Abdul est chauffeur de taxi depuis plus de 30 ans. Tous les jours, il ramène des migrants de Plattsburgh à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
C’est mon troisième trajet
, raconte le volubile chauffeur qui, à l’instar des nombreuses personnes rencontrées par Radio-Canada, préfère taire son nom de famille, pour éviter de quelconques ennuis judiciaires.
Ce trajet ne sera pas le dernier de sa journée. Il n’est que 14 h en ce lundi doux et ensoleillé.
« Ils viennent de partout. Les gens arrivent en bus, tout le temps. J’en ai vu des centaines depuis trois semaines. »— Une citation de Abdul, chauffeur de taxi
Un jour, j’ai pris deux personnes. Ces deux personnes ont parlé de moi à cinq amis dans leur pays, poursuit-il. Puis, il y en a eu 10, 20, 30. Maintenant, on m’appelle même de Turquie pour savoir si je peux aller à Roxham.
La frontière canadienne se trouve au bout de Roxham Road, avec des installations érigées par le gouvernement de Justin Trudeau. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Un chemin méconnu devenu célèbre
Devenu au fil des ans l’un des points d’entrée irréguliers les plus connus au monde, ce passage, côté américain, n’a en réalité plus rien du simple chemin qu’il était à l’origine.
Au bout d’une route d’un petit kilomètre longeant un ruisseau, une ferme et des chevaux, et parsemée de quelques bungalows, Roxham Road se termine sur une sorte de stationnement bétonné, avec deux poubelles bleues en guise de bornes-frontières et quelques rochers.
Le sol du terrain, au fil des passages, a été considérablement aplani, rendant l’accès au Canada, normalement interdit ici, d’une facilité déconcertante.Des poubelles bleues servent de bornes-frontières entre les États-Unis et le Canada. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le secteur a considérablement changé depuis 2017. Après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et les messages d’ouverture envoyés par Justin Trudeau, une vague de milliers de migrants a afflué au Canada par cette route pourtant méconnue à l’époque.
À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera
, avait notamment écrit, sur Twitter, le premier ministre Trudeau le 28 janvier 2017.
Des installations, côté canadien, ont vu le jour dans l’urgence et accueillent toutes ces personnes, qui, en prenant ce passage, évitent les contraintes qu’impose l’Entente sur les tiers pays sûrs.
Cet accord canado-américain oblige les migrants à demander l’asile dans le premier pays où ils mettent le pied. Concrètement, ceux qui passent par les États-Unis ou qui y vivent se font refouler aux postes frontaliers canadiens. En revanche, ce texte – contesté devant les tribunaux – ne vise pas les migrants qui empruntent des passages jugés irréguliers comme Roxham.
Sur place, des panneaux préviennent d’ailleurs qu’il est illégal
de traverser la frontière à cet endroit, tout en donnant dans le même temps des indications pour y faire une demande d’asile.Des panneaux donnent des indications aux migrants qui arrivent au bout de Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Nuit et jour, les migrants reviennent
En mars 2020, au début de la pandémie, le gouvernement de Justin Trudeau avait fermé le chemin Roxham. La grande majorité des migrants qui s’y présentaient étaient aussitôt renvoyés aux États-Unis. Mais tout a changé, à nouveau, le 21 novembre, provoquant la colère et l’incompréhension de nombreux élus politiques.
Principalement Haïtiens ou Nigérians par le passé, les demandeurs d’asile qui se présentent à Roxham Road ont des origines désormais très variées. Il y en a d’Haïti, mais aussi beaucoup qui viennent de Turquie, de Colombie, du Venezuela, de Colombie, du Yémen, du Soudan
, énumère Abdul.
Nuit et jour, ils arrivent en taxi par dizaines, quotidiennement, au bout de cette route située à la périphérie du paisible village de Champlain, en provenance principalement de Plattsburgh, à environ 40 kilomètres au sud. La conclusion d’une coûteuse expédition qui a commencé par autobus, transports privés ou, parfois, par avion.Roxham Road est située en périphérie du centre du village de Champlain, dans l’État de New York. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Peu avant 15 h, Janet McFetridge stationne sa voiture à la fin de Roxham Road. A smart lady
, prévient Abdul.
J’ai vu que le bus de New York arrivait plus tôt
, indique-t-elle, en parlant du trajet quotidien opéré par Greyhound, qui s’arrête quotidiennement à Plattsburgh à 15 h 25.
À bientôt 70 ans, cette bénévole, qui a cofondé l’organisme Plattsburgh Cares, vient quasiment tous les jours à Roxham Road, à la même heure, le coffre rempli de tuques, manteaux, gants, peluches et doudous pour les enfants.
Ce sont des amis qui les tricotent, d’ici ou de partout aux États-Unis. Ou alors, on en achète
, détaille-t-elle, le sourire caché par son masque qu’elle tient à garder pour des raisons de sécurité
.Janet McFetridge est présente quasiment chaque jour à Roxham Road. Elle est aussi la mairesse de Champlain. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une bénévole et mairesse omniprésente
Enseignante de français durant quatre décennies, à la retraite depuis huit ans, Janet McFetridge veut absolument donner un bon mot
, avant leur départ des États-Unis, à ces migrants, ces familles et ces couples parfois inquiets, désemparés, anxieux et, surtout, vulnérables
.
« Une amie appelle cet endroit le carrefour du monde. C’est vrai, il y a des personnes de partout. Et j’essaye de faire une petite différence dans ce moment difficile. »— Une citation de Janet McFetridge
Ce chemin a vraiment changé. J’habite ici depuis 35 ans, mais je ne connaissais pas cette route. Au début, il n’y avait presque rien ici
, poursuit-elle, dans un français impeccable, en désignant ces bâtiments blancs temporaires, faits de tôle et de toile, érigés par le gouvernement Trudeau, qui se sont finalement fondus dans le paysage.
Après l’élection de Trump, c’était fou. Il y avait beaucoup de confusion, de peur, même chez les Américains. Les gens avaient peur d’être déportés, d’être expulsés. J’ai donc décidé de venir pour parler à ces personnes, pour les rassurer.
Le bruit d’une voiture qui s’arrête non loin attire son attention. Elle s’interrompt. Un couple de Colombiens, avec leur enfant de 5 ans, sort du véhicule, à quelque 200 mètres de la frontière. Le chauffeur déguerpit rapidement. Et Janet file à leur rencontre.
You’re in safe now
, affirme-t-elle d’un ton calme.Alejandro est arrivé de Colombie, avec sa famille. Il invoque des menaces, dans son pays, qui le poussent à vouloir aller au Canada. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Alejandro, bagages à la main, fond en larmes lorsque Janet apporte des gants à son fils, qui porte des baskets à l’effigie de Spiderman. On vient de Colombie en avion
, raconte-t-il, sans donner plus de détails. La famille est menacée, on a subi des violences.
Vous serez arrêtés, mais temporairement. Ne vous inquiétez pas
, leur dit-elle, en anglais.
Ils sont généralement terrifiés, c’est pour ça que je leur explique qu’ici, c’est safe
, signale-t-elle, avant de former un cœur avec ses doigts repliés, lorsque la petite famille rejoint les policiers canadiens.
« Je comprends leur départ. Les États-Unis n’ont pas un système qui fonctionne. Ça prend beaucoup d’argent. Au Canada, ce n’est peut-être pas plus facile, mais les autorités sont plus aimables. »— Une citation de Janet McFetridge
Son but? Établir une connexion
avec ces personnes. Un simple contact, une parole ou une main sur l’épaule peut rassurer ces familles, qui ont possiblement vécu de terribles drames, soutient-elle.
On ne sait pas ce qu’elles ont vécu avant. Elles ont peut-être été emprisonnées avant de venir. Comment sont-elles arrivées ici, dans quelles conditions?
Janet McFetridge rassure les migrants qui traversent la frontière à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Janet McFetridge n’est pas une bénévole comme les autres. En 2019, elle a été élue mairesse de Champlain. Un village, narre-t-elle, qui a plutôt tendance à voter conservateur. Des démocrates, il y en a, mais pas beaucoup. Ce sont mes amis, dit-elle en riant. Ici, les gens ont voté pour Trump en majorité.
Comment les résidents de Champlain vivent-ils cette situation qui perdure depuis des années? On n’en discute pas beaucoup. Des personnes n’aiment pas ça, mais ne disent rien. En général, ils m’aiment et ne veulent pas critiquer.
Ce que je fais ici, c’est la même chose qu’au village, estime-t-elle. J’aide des personnes, ce n’est pas vraiment très différent.
Au total, en seulement une heure, une vingtaine de personnes, aux profils bien différents, vont débarquer.Thomas est un Kurde qui a quitté la Turquie. Il ne parle ni français ni anglais et hésite à franchir les quelques mètres qui le séparent du Canada, à travers le chemin Roxham. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une arrestation temporaire
Il y a Thomas, un Kurde qui a fui la Turquie. Il n’a pas de valise. Juste un petit sac à dos et une paire de chaussures dans un sac en plastique. Il n’ose pas avancer, incapable de comprendre les consignes des policiers canadiens.
Il n’est pas le seul. Trois jeunes Yéménites sont eux aussi muets face à ces membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui répètent, à chaque passage, les mêmes phrases.
Est-ce que vous parlez français ou anglais?
Il est illégal de passer par ici. Si vous passez, vous allez être arrêtés.
Aucune menotte n’est cependant sortie par les agents. Ces derniers accompagnent les migrants, tranquillement, vers l’entrée d’une tente blanche.Quatre jeunes, sac sur le dos, veulent entrer au Canada, à l’aube. Ils ont appris l’existence de Roxham Road par « un ami ». Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Plus tard, l’un de ces policiers fédéraux sort même son cellulaire, en utilisant une application pour traduire son message vocal en turc, afin de communiquer avec d’autres jeunes d’une vingtaine d’années.
Certains migrants baragouinent quelques mots en anglais. Je viens pour immigrer
. Je veux demander l’asile
. J’ai été en danger
. J’aime le Canada
. Ces petites phrases, ils les répètent comme des leçons apprises dans la ferveur de l’urgence.
D’autres connaissent la langue de Molière, comme Wendy et Johan, originaires d’Haïti.
Je devais être déportée [des États-Unis], mais je suis enceinte de cinq mois. Ici, je ne peux pas travailler, pas aller à l’hôpital, relate Wendy. Je ne connais pas le Canada, je n’y ai pas de famille, mais j’ai hâte de connaître.
À l’instar de nombreuses personnes rencontrées à Roxham Road, Wendy décrit un Canada accueillant et ouvert d’esprit. Une réputation qui attire inlassablement ces demandeurs d’asile qui, une fois leur dossier déposé, peuvent obtenir un permis de travail.
Même les policiers sont plus gentils et polis
, dit en riant Janet McFetridge. Ces gens pensent qu’au Canada ils trouveront de l’espoir.
« Beaucoup de personnes m’ont dit qu’au Canada, on aime les immigrants, que les gens sont meilleurs. Je parle français, je pense qu’on sera bien accueillis et qu’on pourra travailler. »— Une citation de Wendy
On retrouve aussi des familles. Des enfants. Ou encore une femme noire, visiblement très âgée, toute seule avec trois bagages, et emmitouflée de plusieurs couches de vêtements, qui ne dit pas un mot.Une femme âgée traverse, seule, le chemin Roxham avec trois bagages. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Des milliers de dollars dépensés pour arriver à Roxham
À Roxham Road, dans ce petit coin perdu de l’État de New York, les accents, les couleurs et les histoires s’entremêlent, formant une mosaïque multiculturelle éphémère, mais constamment renouvelée.
Chacun y vient avec ses craintes, ses rêves, ses appréhensions. Et si certains préfèrent rester silencieux, d’autres engagent volontiers la conversation et évoquent un contexte politique ou religieux pour justifier ce long périple qui touche à sa fin.
Wendy et Johan, par exemple, ont pris deux avions pour arriver dans la région. Après un premier vol entre Orlando et Washington, le couple a atterri à Plattsburgh. La famille
, murmure Wendy, a payé le voyage
.
J’ai fait beaucoup de recherches pour arriver ici. Aux États-Unis, beaucoup de personnes m’ont parlé de Roxham
, plaide la jeune femme de 30 ans.
Savez-vous si on doit marcher longtemps maintenant pour aller au Canada?
C’est juste ici
, répond Janet McFetridge.
Oh, c’est là? Je ne savais pas,
s’étonne-t-elle.
D’autres ont traversé l’Amérique dans une fourgonnette privée. Par exemple, tôt lundi matin, un transporteur, parti de Floride trois jours plus tôt, a déposé une dizaine de futurs demandeurs d’asile à Plattsburgh.
Les coûts varient, selon nos sources, de quelques centaines à parfois près de 2000 $ US, selon le chauffeur et le trajet.
Ces tarifs ne figurent sur aucun site officiel. L’information, l’astuce ou la combine se transmet par bouche-à-oreille, entre migrants, leur famille et quelques personnes de confiance, qui viennent en aide à ces personnes.Jean, Marie et leurs trois enfants sont arrivés à Roxham Road après un périple de 26 heures en bus, commencé dans l’Indiana. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Jean, Marie et leurs trois enfants de 12, 9 et 4 ans ont fait appel à une compagnie privée. Ils sont épuisés. Avec son ourson rose dans les bras, offert par Janet McFetridge, la plus petite bâille de fatigue.
« On vient de l’Indiana. On a voyagé durant deux jours, en bus, pendant 26 heures. »— Une citation de Jean
Le téléphone de sa maman sonne. C’est ma sœur
, confie la mère. Celle-ci vit à Montréal. On était en Haïti, au Brésil, puis aux États-Unis. On a eu des difficultés. Le Canada, ça me fait rêver
, soupire-t-elle.
Jean, Marie et leurs enfants traversent la frontière canado-américaine, un moment à la fois intimidant et émouvant pour eux que nous avons pu filmer.(Nouvelle fenêtre)
Abdul, le chauffeur de taxi croisé plus tôt, est déjà de retour. Il confesse être fasciné par Justin Trudeau. J’ai même suivi le parcours de son père [lorsqu’il était premier ministre]
, certifie-t-il, avant de décrire un voyage génial
au Canada et à Montréal en 1988
.
Avec Janet McFetridge, ils discutent de la situation des Kurdes et des problèmes au Moyen-Orient.
Janet précise : he’s a good guy
. Ce dernier explique avoir transporté gratuitement, deux jours plus tôt, une dame smart
mais désespérée, provenant du Yémen.Les taxis sont au cœur des coulisses de Roxham Road. Ils défilent sans arrêt sur ce passage. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une industrie de taxis toujours lucrative, mais surveillée
Les taxis. Ils sont au cœur des coulisses de Roxham Road.
Officiellement, seuls les chauffeurs licenciés peuvent se rendre au bout de ce chemin pour déposer des personnes souhaitant traverser la frontière à pied. Si un autobus ou un véhicule privé s’arrête à cet endroit, le conducteur peut être considéré comme un passeur. L’organisateur d’un tel voyage peut lui aussi être arrêté par les autorités canadiennes ou américaines.
Un homme qui n’a pas de plaque de taxi sur sa voiture nous a d’ailleurs menacés après avoir vu notre appareil photo alors qu’il déposait une famille de cinq personnes.
Ce va-et-vient prend en réalité sa source à une trentaine de minutes de Roxham Road.
Le terminal d’autobus de Greyhound, situé entre une station-service et un Dunkin’ Donuts, dans une zone industrielle de Plattsburgh, à côté d’un motel délabré, est devenu le point névralgique de cette industrie toujours florissante.
Malgré la pandémie, les restrictions aux frontières et les risques, rien ne semble stopper ni freiner la réputation du chemin Roxham. Ni l’attrait de ce lucratif marché pour des compagnies de taxis qui se sont littéralement spécialisées dans ce domaine.
Il y en a beaucoup qui ne sont pas du tout honnêtes. Money talks
, déplore Janet McFetridge.Des chauffeurs de taxi, dont Chad, avec son pull jaune, attendent des migrants qui arrivent par autobus à Plattsburgh, avant de les amener à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Lundi, en début de soirée, l’obscurité est déjà pleinement tombée à Plattsburgh.
Avec son pull jaune fluo, une affiche en papier dans les mains, Chad tente de convaincre les rares passagers qui s’arrêtent dans le siège du comté du Clinton.
L’autobus s’apprête à reprendre sa route, direction Montréal, mais, une fois n’est pas coutume, ce chauffeur de taxi de 31 ans repart à son véhicule bredouille.
Il est loin d’être le seul à proposer ses services. Plusieurs chauffeurs sont à ses côtés. Ils seront tous de retour, bien avant le lever du soleil, pour l’arrivée du premier autobus.Des autobus en provenance de New York, qui se rendent ensuite à Montréal, s’arrêtent tous les jours à Plattsburgh, dans une station-service. Des migrants les utilisent avant de prendre un taxi jusqu’à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Chad jure avoir le cœur sur la main. Il montre des bouteilles d’eau et de coca qu’il distribue gratuitement
. Son père, assure-t-il, a même hébergé une famille de migrants durant deux mois, en plein cœur de la pandémie.
Il parle d’un milieu weird
et impitoyable. Certains de ses collègues profitent de la misère
, confie-t-il, assis à l’intérieur de son auto. Il faut être prudent.
Il sort aussi un vaporisateur rose de son coffre à gants. C’est du poivre de cayenne. Une femme l’a oublié, l’a fait tomber.
« C’est la guerre parfois entre conducteurs. J’ai vu un gars prendre 700 $ pour faire un trajet de 40 minutes. »— Une citation de Chad, chauffeur de taxi
Janet McFetridge a eu vent, elle aussi, d’une série d’histoires dramatiques.
Durant le voyage, des chauffeurs ont dit à leur client de payer plus d’argent. Ils leur disaient : « Si vous ne me payez pas, ça va mal se terminer, je vous laisse au bord de la route ou je vous ramène à la grande frontière [où ils pourraient être arrêtés] ». Donc, les gens paient.
Des chauffeurs de taxi affichent clairement, sur leur véhicule, la destination du trajet, soit Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Chad nous tend sa carte professionnelle. Le nom de son entreprise est évocateur : Roxham Rd Taxi
.
D’autres affichent des mentions similaires sur leur voiture. Canadian border
, peut-on lire sur celle de Chris’s shuttle service. La même entreprise a également un autobus scolaire, transformé pour accueillir des migrants, qui est stationné devant le Dunkin’ Donuts.
Sur les vitres et les ailes du véhicule, présent bien avant l’aube pour transporter des migrants vers Champlain, on y lit Roxham border
et frontier
.Un autobus scolaire a été transformé pour accueillir et ramener des migrants vers Roxham Road. Ce taxi les attend à Plattsburgh. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le chauffeur de Chris’s shuttle service refuse d’être pris en photo. Il répète son opposition à de multiples reprises. Quelques instants plus tard, un autre conducteur glisse à Radio-Canada une copie d’un jugement.
Le propriétaire de cette compagnie, Christopher Crowningshield, a été condamné pour avoir réclamé des sommes jugées abusives à des demandeurs d’asile. Il exigeait jusqu’à 300 $ par famille pour la petite demi-heure de trajet entre Plattsburgh et Roxham Road.
Les immigrants ont peur et il n’est pas raisonnable que des propriétaires d’entreprise essaient de profiter de cette situation pour se remplir les poches
, a tranché, en mai 2019(Nouvelle fenêtre), la procureure générale de l’État de New York, Laetitia James.
Désormais, les chauffeurs de taxi ne doivent pas demander plus de 92,50 $ pour ce trajet, quel que soit le nombre de passagers.
Les taxis se méfient des journalistes et des flics
, avance Chad, qui argue prendre 60 dollars
ou parfois moins si [les migrants] disent qu’ils n’ont plus rien.
Jour et nuit, des dizaines de migrants traversent toujours Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Poussettes et bébés dans la nuit
Mardi matin, il est tout juste 6 h. Des phares éclairent Roxham Road. Quelques étoiles scintillent dans l’obscurité.
Une demi-douzaine de taxis arrivent, les uns après les autres, devant les agents canadiens qui sortent de leurs installations avec une lampe torche.
Des familles, des couples, des personnes seules, des bébés, des enfants, des ados. Un nouveau groupe d’une vingtaine de migrants s’apprête à rejoindre le Canada, les bras chargés de valises. Certains profitent des poubelles bleues pour y jeter des restes de beignes.
La vaccination n’est pas obligatoire à Roxham Road
« Les personnes non vaccinées sont autorisées à entrer au Canada si elles viennent y présenter une demande d’asile », souligne une porte-parole de l’Agence des services frontaliers du Canada. Elles doivent cependant s’isoler durant 14 jours après leur arrivée.
D’ailleurs, aux États-Unis, l’obligation vaccinale pour arriver à Roxham Road ou Plattsburgh varie selon le moyen de transport. Une preuve vaccinale est demandée en avion, mais ce n’est pas le cas, par exemple, pour le service d’autobus Greyhound.
Dès leur venue au Canada par Roxham Road, les demandeurs d’asile sont pris en charge par la GRC, qui les accompagne à un poste frontalier pour, entre autres, une prise d’empreintes digitales et de photos.
Abdul est encore là, il parle en arabe à des Soudanais. Chad aussi. J’ai dormi quelques heures. J’ai ramené aussi dans la nuit un couple de Philippins
, avoue-t-il.
On vient chercher la protection
, bafouille une mère, en tenant sa poussette.Des couples, des personnes seules, des familles nombreuses, des enfants, des femmes avec des poussettes : il y a une grande diversité à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le soleil se lève maintenant sur Roxham Road. Le calme revient. Temporairement.
D’autres autobus arriveront bientôt à Plattsburgh. Des taxis seront au rendez-vous. Pour combien de temps encore?
Je ne sais pas
, soupire Janet McFetridge, qui paraît pessimiste.
J’espère que ces gens n’auront, un jour, plus besoin de quitter les États-Unis. On a de belles choses ici. Tous les jours, je me demande ce que je peux faire de plus, mais c’est trop compliqué, je n’ai aucun contrôle. Je sais bien que ça ne va pas bien aller pour tout le monde au Canada
, concède-t-elle.
Il faut un système qui accepte les immigrants. Tout le monde a droit à une belle vie, une éducation, un travail et le bonheur. C’est mon rêve.
En réaction à notre reportage, Justin Trudeau, interrogé par Radio-Canada, a admis que cette situation, à Roxham Road, ne peut être éternelle. « On est en train de travailler avec les États-Unis pour régler cette question-là des traversées irrégulières », a convenu le premier ministre libéral, qui espère aboutir
à une révision de l’Entente sur les tiers pays sûrs en 2022. « Le Canada va continuer d’être un pays ouvert à l’immigration », a-t-il néanmoins précisé, en évoquant un « système » d’immigration » qui est « rigoureux ».

Par Radio-Canada avec Texte et Photos de Romain Schué :