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En Corse, les vaches sèment le chaos

août 17, 2021

Les ruminants qui errent sur les routes et sur les plages empoisonnent le quotidien des vacanciers comme des résidents. Un sujet qui émeut l’île.

Les vaches ont investi certaines plages dans le nord de la Corse.
Les vaches ont investi certaines plages dans le nord de la Corse.© PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

La scène se déroule au petit matin sur la plage du Lotu, un coin de paradis niché au cœur du désert des Agriate (Haute-Corse). À l’heure où les premiers touristes viennent déposer leur serviette sur cette étendue de sable blanc bordée par des eaux cristallines, ceux-ci tombent nez à nez avec des occupants bien encombrants. Un troupeau de bovins a en effet élu domicile aux abords des côtes. L’un de ces vacanciers se souviendra longtemps de ce mercredi 4 août. En s’approchant de l’une des vaches, ce quinquagénaire a été littéralement encorné au niveau des membres inférieurs et évacué en urgence vers l’hôpital de Bastia. Quelques jours auparavant, dans le petit village de Lozzi, perché sur les hauteurs du Niolu, une femme de 70 ans a été attaquée et projetée au sol par une vache alors qu’elle étendait son linge dans son jardin. L’animal a ensuite été abattu par un chasseur avec l’aval des autorités. Le 13 août, encore, deux personnes ont été coursées en pleine rue à Sainte-Lucie-de-Tallano…

Ces faits divers n’ont malheureusement rien d’exceptionnel en Corse. Ces dernières semaines, on ne compte plus les accidents survenus avec ces ruminants sans propriétaires attitrés qui errent sur les plages et les routes de l’île. « Les touristes voient ça comme du folklore, ils en rigolent et les prennent en photo, mais c’est un fléau », peste un élu du Niolu.about:

Un problème qui dure et qui s’aggrave.

Le sujet pourrait prêter à sourire s’il n’était pas dramatique. En effet, derrière le caractère pittoresque et presque bucolique, ces animaux génèrent de plus en plus usure et colère chez les résidents comme chez les vacanciers. Les bêtes arrachent les clôtures, dévorent les plantations, cabossent les voitures, renversent les poubelles, surgissent au détour d’un virage… Dans certaines régions, comme la rive sud du golfe d’Ajaccio, le phénomène a pris des proportions telles que la préfecture a dû interdire l’accès à des plages, « afin de prévenir le risque d’accident avec les vaches en divagation ».

Les communes frappées par ce fléau ont beau prendre des arrêtés interdisant la divagation, utiliser la signalétique et faire de la prévention, le phénomène continue de s’amplifier. Les élus, les services de la préfecture et les chambres d’agriculture multiplient les réunions et les commissions spéciales, sans grand succès. Au total, on évalue entre 10 000 et 15 000 le nombre de bovins divagants sur l’ensemble de l’île. « C’est un problème qui dure et qui s’aggrave, constate Ange-Pierre Vivoni, président de l’association des maires de Haute-Corse. Il y a eu des accidents mortels par le passé. Les maires prennent des arrêtés qui sont difficilement applicables, bien qu’ils soient pénalement responsables en cas d’accident. Mais ils ne peuvent pas jouer aux cow-boys et faire des rondes pour surveiller les animaux. » Face à l’ampleur du phénomène, certains élus sont pourtant tentés de prendre le taureau par les cornes.

Il y a trois ans, le maire d’une commune au sud de Bastia, excédé, avait lui-même abattu d’un coup de fusil une vache après que celle-ci a encorné un employé municipal dans les rues du village. « Si ça continue, on va finir par parquer les hommes pour les mettre en sécurité, pendant que les animaux vivront en paix », ironise, non sans amertume, un résident bien au fait du problème. Du côté de la préfecture, on explique que les gendarmes sont « particulièrement sensibilisés » au problème de la divagation, mais que l’absence de marquage des animaux et la fuite des bovins avant leur arrivée « rendent les interventions compliquées ».

Ce sont les primes qui ont créé les vaches

En théorie, il appartient au maire de capturer les animaux errants et de les placer dans un enclos – lorsqu’il y en a – le temps que leur propriétaire se manifeste. Si personne ne les réclame, les animaux doivent être euthanasiés ou confiés à des associations. Lorsque ceux-ci se révèlent dangereux et difficiles à capturer, les communes peuvent solliciter l’intervention d’un lieutenant de louveterie ou d’un chasseur. En raison du poids politique de l’agriculture en Corse, les autorités hésitent pourtant à sévir. « Dans certaines communes rurales, la plupart des habitants sont des éleveurs, c’est difficile à assumer pour les maires », se désole un agriculteur, qui honnit ces « pratiques » et dénonce un manque de courage des élus. Certains n’hésitent pas à pointer une des causes de ce mal endémique : les primes à la vache. Il y a encore quelques années, les subventions de la politique agricole commune (Pac) étaient attribuées en fonction du nombre de têtes de bétail déclarées par les éleveurs. Depuis, les règles ont changé et les vaches acquises au moment où elles rapportaient gros divaguent dans les villages. « Ce sont les primes qui ont créé les vaches, tonne encore cet agriculteur. Des éleveurs fictifs prenaient du bétail mais ne s’en occupaient pas. »

Ange-Pierre Vivoni, lui, estime que « le problème est plus complexe » et que la solution viendra de la Pac. « Une des pistes pourrait être de changer le fléchage des aides financières pour soutenir la production et aider les éleveurs à clôturer leurs parcelles, au lieu d’attribuer des primes aux surfaces et à la vache allaitante, avance-t-il. La situation appelle une remise en cause des éleveurs mais aussi des élus et des autorités. Il est grand temps de prendre le taureau par les cornes. »

Avec Le Point de son correspondant à Bastia, Julian Mattei