Avec « La Sonate à Bridgetower », le romancier congolais Emmanuel Dongala raconte l’étonnant destin d’un violoniste métis, élève de Haydn et ami de Beethoven. Une immersion dans le XVIIIe siècle révolutionnaire, entre ombres et Lumières.
C’est un tableau, un roman, une partition. Dense et érudite, La Sonate à Bridgetower, le nouveau livre d’Emmanuel Dongala, se distingue de l’ensemble de la production éditoriale par ses vastes ambitions, dont la moindre n’est pas de restituer l’atmosphère révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle en Europe. « Après avoir beaucoup travaillé sur l’Afrique, il était temps d’écrire quelque chose de nouveau, explique le romancier congolais. Comme d’habitude, j’ai pris mon temps. Je veux que chaque livre soit différent. »
C’est ainsi qu’après Johnny Chien Méchant et Photo de groupe au bord du fleuve, il a quitté le siècle présent pour s’en aller explorer un passé lointain, tant du point de vue temporel que géographique, et raconter l’histoire injustement oubliée d’un virtuose du violon, le métis George Bridgetower. « J’avais lu la longue nouvelle de Léon Tolstoï intitulée La Sonate à Kreutzer, explique l’écrivain, et un jour j’ai entendu à la radio un journaliste dire que cette fameuse sonate pour violon et piano de Ludwig van Beethoven n’avait pas été écrite à l’origine pour le violoniste Rodolphe Kreutzer, mais pour un jeune musicien mulâtre qui avait un temps été l’ami du compositeur, avant qu’ils ne se brouillent pour une histoire de femme ! »
Immersion dans la peau d’un violoniste
Après cette révélation radiophonique, l’auteur s’est fait étudiant, tant en musique qu’en histoire, rassemblant une large documentation. « J’ai pris des cours de musique classique et assisté à des concerts, dit-il. J’ai étudié les costumes, visité des musées, je me suis déplacé physiquement pour palper la réalité des choses. » L’entreprise est d’autant plus audacieuse que le parcours de George Bridgetower le conduit de Paris à Londres et de Londres à Vienne, où les ambiances comme les idées autour de la musique ne sont pas forcément identiques.

Patiemment, Emmanuel Dongala assemble pendant cinq ans chaque pièce du puzzle, jusqu’à la dernière, qui est la plus belle et la plus émouvante, cette dédicace de la main de Beethoven portée en tête d’une partition : « Sonata mulattica composta per il mulatto Brischdauer, gran pazzo e compositore mulattico. » (« Sonata mulattica composée pour le mulâtre Brischdauer, ce grand fou et compositeur mulâtre. ») Il n’y a plus de doute, Bridgetower – écorché en Brischdauer – est bien le dédicataire de la sonate pour piano et violon n° 9 en la majeur, op. 47, l’une des plus complexes du maître.
Enquête et improvisation
À partir de ce moment, le plus difficile reste à faire, dérouler le fil d’une existence à l’aide des rares indices semés çà et là dans les journaux de l’époque, comptes rendus de concerts, critiques, brèves succinctes cachées entre les pages rendues friables par le passage des ans. « J’ai découvert avec plaisir de nombreux mots français que l’on n’utilise plus comme mirliflore, vide-gousset, gandin, coquecigrue… »
Imprégné de ses recherches, Dongala a ensuite laissé libre cours à son imagination, poursuivant le jeune prodige dans le Paris de 1789, l’accompagnant à Londres, où il allait devenir le protégé du prince de Galles, et le retrouvant plus tard à Vienne, où il se nouerait d’amitié avec Beethoven. De ses premiers succès parisiens en compagnie de son père, « Frederick de Augustus Bridgetower de Bridgetown, prince d’Abyssinie », imprésario flambeur et fantasque, à sa gloire londonienne, l’écrivain congolais restitue en musique et en costumes l’itinéraire de l’ancien élève de Haydn qui vécut au cœur même de l’élite.
Noirs et reconnus au XVIIIe siècle
« J’ai appris beaucoup de choses sur cette élite noire, métisse, qui évoluait parmi les aristocrates, explique l’auteur. Le chevalier de Saint-George, le général Dumas, tous ces gens tenaient le haut du pavé, ils avaient beaucoup de succès ! La sensibilité était alors très poussée quant à la couleur de l’épiderme – on parlait de mulâtre, de quarteron, d’octavon… Par souci d’intégration, on ne souhaitait pas être confondus avec les nègres : les mulâtres affranchis étaient souvent du côté des maîtres.
Quand le chevalier de Saint-George a voulu être directeur d’opéra, on l’en a empêché à cause de sa couleur…
Ainsi, il n’y a guère en France de littérature dénonçant l’esclavage, alors que c’est l’inverse au Royaume-Uni, où des gens comme Olaudah Equiano écrivent des pamphlets. » Dongala rappelle au passage que, depuis la fin des années 1770, il existe en France « une police des Noirs », qui les contraint de « porter le cartouche » – à savoir une pièce d’identification – sous peine d’être renvoyés aux colonies…
Une époque de contrastes
Avec La Sonate à Bridgetower, Dongala met en musique le tableau d’une époque fondatrice pour l’Europe, n’en omettant aucune des couleurs. Des idées des Lumières aux guerres napoléoniennes, de l’esclavagisme à la fin de la traite, il ausculte des sociétés mouvantes, capables du meilleur comme du pire. « Quand le chevalier de Saint-George a voulu être directeur d’opéra, on l’en a empêché à cause de sa couleur… » dit-il. Avec élégance, Dongala ressuscite des personnages écartés de l’histoire officielle – le chevalier de Saint-George, Angelo Soliman, Ignatius Sancho… – et rappelle le combat pour les libertés mené par le marquis de Condorcet, la pionnière du féminisme Olympe de Gouges ou encore le général La Fayette.
Les intellectuels africains ne parlent pas de l’esclavage arabo-musulman pour des raisons de solidarité politique et religieuse.
Scientifique de formation, ancien enseignant au Bard College (Massachusetts, États-Unis), il prend plaisir à conter les progrès accomplis par la science à la même époque, grâce à des penseurs comme Antoine Lavoisier, père de la chimie moderne, William Herschel, compositeur et astronome… Ce qui le fascine, c’est la polyvalence des penseurs qui, portés par l’esprit des encyclopédistes, pouvaient être à la fois musiciens et escrimeurs, philosophes et scientifiques.
L’esclavagisme arabo-musulman
La recherche d’une unité de mesure universelle, la déclaration des droits de l’homme, l’abolition de l’esclavage, autant de combats qui donnent espoir en l’humanité – alors même que la marchandisation de l’autre est, si l’on peut dire, monnaie courante en cette fin de XVIIIe. Dongala dénonce en particulier la cruauté de l’esclavage arabo-musulman : « Vois-tu, ces esclavagistes-là ne raisonnent pas comme ceux que ton père a connus dans les Caraïbes. Pour ces derniers, que les esclaves se reproduisent est souhaité et même encouragé car essentiel pour leur prospérité. C’est comme avoir du cheptel ; plus il se multiplie, plus le propriétaire devient riche.
Cette logique économique n’existe pas chez les négriers arabo-musulmans, obnubilés qu’ils sont par la crainte de voir ces Noirs prendre souche et avoir des relations sexuelles avec les femmes des harems dont ils sont les gardiens et les serviteurs. Il fallait donc en faire des eunuques, c’est-à-dire les castrer. Pire encore, comme eux-mêmes ne se privaient pas de violer les esclaves noires, les enfants qui en résultaient étaient systématiquement éliminés », explique Angelo Soliman dans le livre. Et le romancier de souligner : « Les intellectuels africains n’en parlent pas pour des raisons de solidarité politique et religieuse. »
On l’aura deviné, au-delà de la belle histoire qu’est celle de George Bridgetower, les parallèles sont nombreux avec notre présent, où l’innovation scientifique la plus pointue va de pair avec l’obscurantisme le plus sombre, où les initiatives les plus généreuses affrontent les égoïsmes les plus forcenés. Et ce n’est pas tout à fait un hasard si l’auteur fait usage d’un vocabulaire prérévolutionnaire quand il évoque sa région : « Je suis de près l’actualité et c’est triste, dit-il. En Afrique de l’Ouest, il y a des percées démocratiques, au Ghana, au Nigeria… Mais citez-moi un pays d’Afrique centrale où il y aurait le moindre frémissement ? C’est terrible. Je me demande si on ne devrait pas faire des états généraux dans cette région… »
Dongala redoute un « printemps africain » pour les révolutions arabes
juin 2, 2012Chroniqueur des bouleversements africains depuis près de quarante ans, l’écrivain congolais Emmanuel Dongala observe avec prudence les révolutions arabes, qui lui rappellent « l’euphorie du printemps africain des années 1990 » et les désillusions qui lui ont succédé.
« Avant le printemps arabe – on l’a un peu oublié -, il y eut le +printemps d’Afrique noire+, lorsque les partis uniques se sont effondrés au profit du multipartisme », observe l’auteur de 71 ans, invité des Assises internationales du roman à Lyon, dans un entretien à l’AFP.
Dans un discours fameux prononcé à La Baule en 1990, François Mitterrand avait conditionné l’aide française à la démocratisation des régimes africains, suscitant « beaucoup d’espoir », rappelle ce scientifique de formation, proche de l’écrivain Philip Roth, qui enseigne la chimie aux Etats-Unis.
Des « conférences nationales » avaient été tenues dans plusieurs pays « dans un climat euphorique », où prévalait le désir de chasser les autocrates au pouvoir, se souvient l’auteur de six ouvrages dont « Johnny Chien Méchant », saisissant portrait d’enfant-soldat adapté au cinéma en 2008.
« Exactement comme les Egyptiens se sont unis derrière le +Moubarak, dégage!+ », les Congolais « ont chassé Denis Sassou NGuesso », au pouvoir depuis 1979, au terme d’élections arrachées après de longues grèves générales, poursuit Emmanuel Dongala.
« En un mois, on a eu 70 partis. Mais faute de culture démocratique, c’était 70 +partis uniques+, alignés derrière leurs chefs. Profitant de la pagaille, les hommes forts sont revenus par le biais d’élections truquées », déplore l’écrivain, exilé depuis la guerre civile qui a déchiré le Congo en 1997.
Des romans « visant l’universel »
L’ancien militant tiers-mondiste, résolu à « tout donner » à son pays avant de se résigner à le fuir, a sympathisé pendant les Assises du roman avec l’Egyptien Alaa El Aswani, auteur de « L’immeuble Yacoubian » et chroniqueur de la révolution égyptienne.
« Le plus dur commence quand on sort de l’unanimité +contre+ quelqu’un et qu’il faut imaginer la suite », à l’image de la situation actuelle en Egypte, Tunisie et Libye, estime-t-il.
« Dans beaucoup de pays africains, on a les attributs extérieurs de la démocratie mais c’est une coquille vide. Les mêmes restent au pouvoir 20 ans et les médecins et intellectuels cherchent leur salut ailleurs », poursuit-il, même s’il y a « des progrès au Ghana et l’alternance au Sénégal ».
La corruption, la confiscation des ressources pétrolières et le mépris des plus pauvres forment d’ailleurs la trame de son dernier roman, « Portrait de groupe au bord du fleuve » (2010), sur le combat de femmes casseuses de pierres pour être justement rémunérées.
Dans ce roman comme dans les précédents, traduits dans une quinzaine de langues dont l’hébreu et le grec, les indications de lieux sont discrètes et Dongala « vise l’universel », cherchant à traduire « la condition féminine » comme il l’avait fait pour les enfants perdus ou les idéalistes post-coloniaux.
Maniant indignation et humour dans une langue attentive au quotidien, Emmanuel Dongala se définit comme « un écrivain africain faisant de la littérature tout court », pourvu qu’elle soit « ouverte sur le monde ».
« Mon premier roman, +Un fusil dans la main, un poème dans la poche+ (1973) était écrit avec les tripes. Les autres sont plus mûris, mais j’y crois profondément. Je reste du côté des opprimés, même si c’est grandiloquent », résume-t-il.
Jeuneafrique.com