La présence de l’intelligence artificielle dans les cégeps et les universités crée un dilemme moral déchirant et menace l’idée même de l’enseignement. L’espoir d’un moratoire circule, alors que se tient aujourd’hui, à Montréal, la Journée sur l’IA en enseignement supérieur.

Beaucoup de spécialistes craignent que des technologies comme ChatGPT servent à automatiser la création à grande échelle d’arnaques ou de campagnes de désinformation. Photo: Getty Images/Lionel Bonaventure
Les professeurs au cégep et à l’université sont en pleine période de correction de fin de session. Et ils doivent composer avec une nouvelle réalité : le soupçon constant que certains de leurs étudiants ont eu recours à des outils comme ChatGPT dans la rédaction de leurs travaux.
Marianne Théberge-Guyon, chargée de cours à l’UQAM, fait partie des enseignants qui s’arrachent les cheveux, convaincus d’avoir reçu des travaux écrits par des agents conversationnels.
Le niveau d’écriture n’était pas celui que je connaissais de ces étudiants. Les références n’étaient pas liées au bon domaine. Il y avait beaucoup de drapeaux rouges qui se levaient
, explique la jeune professeure et doctorante.
Se sentant un peu démunie devant cette tricherie nouveau genre, Mme Théberge-Guyon s’est tournée vers son département pour savoir si une procédure particulière avait été mise en place. On m’a dit qu’on devait suivre le protocole dans le cas de plagiat en général. Il faut monter un dossier, ça prend des preuves. Mais avec l’IA, c’est difficile, voire impossible, d’avoir des preuves hors de tout doute!
Même scénario du côté de Marianne Di Croce, qui enseigne au Cégep de Saint-Jérôme et aussi à l’UQAM. Le plagiat existait déjà, mais là, on a un outil qui rend le tout beaucoup plus facile.
« Je n’ai pas l’impression d’avoir reçu beaucoup de copies qui ont eu recours à l’IA. J’ai fait des avertissements sérieux. Mais c’est comme mettre un « plaster » sur une hémorragie. »— Une citation de Marianne Di Croce, professeure de philosophie au Cégep de Saint-Jérôme et chargée de cours à l’UQAM

Marianne Di Croce enseigne au cégep et à l’université. Elle est bien placée pour témoigner que les étudiants en enseignement supérieur sont pour plusieurs tentés d’utiliser les nouveaux agents conversationnels pour les aider dans leurs travaux. Photo: Radio-Canada/Hugo Boivin
Les deux enseignantes ont utilisé un logiciel de détection d’intelligence artificielle offert gratuitement en ligne pour tenter de confirmer leurs doutes. Mais ces outils, qui utilisent eux-mêmes l’intelligence artificielle pour reconnaître celle-ci, ne sont pas sans faille. Ça devient très difficile de démêler ce qui vient de l’étudiant de ce qui ne vient pas de lui
, reconnaît Marianne Di Croce.
Toutes les deux ont, dans quelques rares cas, monté des dossiers disciplinaires de plagiat. Certains étudiants, confrontés par l’enseignante, ont reconnu leur faute. D’autres dossiers sont toujours à l’étude.
La présence de l’intelligence artificielle dans les cégeps et les universités crée un dilemme moral déchirant et menace l’idée même d’enseignement. L’espoir d’un moratoire circule. Reportage de Fannie Bussières McNicoll
Pour éviter ce genre de tracas, Steve McKay, professeur au Cégep de Sherbrooke, a opté, lui, pour des examens en classe.
Mais la solution n’est pas parfaite. Certains étudiants lui ont dit savoir que des camarades de classe utilisaient ChatGPT dans d’autres cours et s’estiment donc désavantagés. Une situation qui l’attriste. On ne veut pas transformer notre rapport avec les étudiants et être toujours en train de surveiller s’ils copient, s’ils trichent.
Chose certaine, selon Marianne Théberge-Guyon, ChatGPT et ses semblables sont en train de forcer une petite révolution de l’enseignement. Il ne faut pas sous-estimer le phénomène. On est au début de tout ça.
« Il va falloir former des comités, se concerter, trouver des méthodes d’évaluation différentes, s’adapter. Je n’ai pas de solution miracle, mais il va falloir changer nos manières de faire! »— Une citation de Marianne Théberge-Guyon, chargée de cours au Département de communication sociale et publique à l’UQAM

Marianne Théberge-Guyon pense que la démocratisation des outils d’IA fera plus de mal que de bien au milieu de l’enseignement supérieur. Photo: Radio-Canada/Fannie Bussière McNicoll
Une pause réclamée par la Fédération nationale des enseignants
La Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), qui représente 85 % des professeurs de cégep et 80 % des chargés de cours d’université, a mandaté il y a plusieurs mois un comité interne pour réfléchir à l’utilisation de l’IA en éducation, à ses impacts et à des pistes de solution.
Il en a résulté un rapport d’une centaine de pages que Radio-Canada a pu consulter et qui recommande notamment l’imposition d’un moratoire, comme l’ont fait des experts de l’intelligence artificielle.
Les enseignants craignent que cette course folle aux robots conversationnels
alimente un climat de compétition qui éloigne leurs institutions de leur mission. Ils appellent donc à un moratoire sur leur développement, ou à tout le moins sur leur présence dans les institutions d’enseignement, tant que les enjeux éthiques liés à leur usage n’auront pas été réglés.
Il faut mobiliser les directions et les enseignants pour leur dire que cette utilisation tous azimuts [de l’IA] doit être balisée. Il faut pour l’instant prendre un pas de recul et prendre au sérieux les impacts qu’elle peut avoir
, explique la présidente de la FNEEQ, Caroline Quesnel.
Le sentiment qu’on a, c’est que le mouvement en cours va nous écraser. On n’est pas technophobes. On est technocritiques.
La présidente de la FNEEQ n’a pas simplement peur d’un recours accru au plagiat. Elle estime qu’une transformation plus profonde de l’enseignement est possible. On est en pleine pénurie de personnel. La pire chose qui pourrait arriver, c’est qu’on remplace les profs par des robots, qu’on automatise l’enseignement.
Des applications intelligentes gèrent déjà, par exemple, les notes des étudiants, et pourraient bientôt s’occuper de certaines tâches comme l’évaluation des travaux. C’est une pente glissante, selon elle.
« Nous, ce qu’on craint, c’est que l’intelligence artificielle mène éventuellement à une école artificielle. »— Une citation de Caroline Quesnel, présidente de la FNEEQ-CSN

Le rapport que Caroline Quesnel tient entre ses mains formule dix recommandations qui ont été adoptées à l’unanimité lors de la réunion du bureau fédéral de la FNEEQ-CSN le 4 mai dernier. Photo: Radio-Canada/Fannie Bussière McNicoll
Une crainte que partage l’enseignante Marianne Di Croce. Pour faire réfléchir ses étudiants, elle leur a d’ailleurs posé, au cours de la session, une question qui les a déstabilisés. Je leur ai demandé : est-ce que vous aimeriez ça, que ChatGPT prépare les plans de cours ou corrige vos travaux? La plupart des étudiants étaient outrés et ont dit préférer que je le fasse moi-même.
La relation humaine dans l’enseignement, c’est central. Quand on vient ajouter des machines comme intermédiaire, ça met de la distance dans cette relation-là
, résume-t-elle.
Une première journée de réflexion nationale
Tous ces points seront assurément soulevés au cours de la Journée sur l’intelligence artificielle en enseignement supérieur qui se tient lundi, à Montréal, et à laquelle plus de 900 personnes – des représentants des cégeps et des universités, mais aussi des enseignants, des étudiants et des experts en IA – doivent participer.
En entrevue avec Radio-Canada plus tôt cette semaine, la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, a présenté cette journée comme la première étape
vers une prise de position de son gouvernement pour encadrer de manière responsable et éthique
ces nouveaux systèmes d’intelligence artificielle.
La présidente de la FNEEQ Caroline Quesnel appelle cependant le gouvernement à prendre le temps avant de trancher. Ce n’est pas en une journée qu’on va arriver à de grandes conclusions. Il y a une sorte de course à la prise de décision dans un enjeu qui mérite une consultation beaucoup plus large.
De son côté, Steve McKay, professeur de philosophie au cégep, fonde beaucoup d’espoirs sur l’événement et sur l’action future de la ministre. Il faut des balises uniformes au plan national pour que tout le monde applique les mêmes règles, pour qu’il n’y ait pas plein de façons d’appliquer le rapport à l’intelligence artificielle, selon le professeur, selon le collège, comme c’est le cas en ce moment.
« Je crois qu’on est en retard au Québec. Je m’attends à ce que la ministre envoie un signal fort et clair à l’effet qu’on valorise une certaine conception de l’éducation, de l’apprentissage, et que l’enseignement par intelligence artificielle ne fait pas partie de cette conception-là. »— Une citation de Steve McKay, professeur de philosophie au Cégep de Sherbrooke

Le professeur Steve McKay suivra avec intérêt les suites de la Journée sur l’intelligence artificielle en enseignement supérieur. Photo: Radio-Canada/Fannie Bussière McNicoll
Il espère que cette journée de réflexion dépassera les officines de l’enseignement supérieur et mènera à une prise de conscience
.
Avec Radio-Canada par Fannie Bussières McNicoll