En 2021, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah et le Sud-Africain Damon Galgut ont reçu de prestigieux prix littéraires. Des consécrations méritées, mais qui répondent aux attentes de la critique occidentale.
L’attribution du prix Goncourt à La plus secrète mémoire des hommes,de l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, a été, à juste titre, saluée par tout le monde, ou presque. Selon l’auteur primé, « c’est un signal fort […], un moyen, aussi, de montrer que la France est parfois beaucoup plus grande et beaucoup plus noble – en tout cas beaucoup plus ouverte – que ce à quoi on peut, on veut la réduire. » Ce prix récompense un roman de grande qualité, met en lumière le formidable travail de deux petites maisons d’édition (Philippe Rey et Jimsaan) et, surtout, inscrit une littérature périphérique sur la carte littéraire mondiale. Que peut-on vouloir de plus ?
Une dose de distanciation critique semble cependant nécessaire. L’enthousiasme doit céder la place à un travail de réflexion critique. Il y a ainsi plusieurs problématiques qu’il est utile d’explorer. Que nous révèle ce triomphe sur les rapports, structurés par l’histoire coloniale, entre les dominants et les dominés ? À quel prix le succès quand il dépend d’un autre qui est en position de force ? Que nous dit-il sur la condition de l’écrivain du Sud ?
Asservissement intellectuel
Derrière la consécration littéraire se profile la question du pouvoir littéraire, qui est inséré dans les structures de la domination coloniale. Ainsi, des milliers d’hommes et de femmes écrivent dans le monde, dans de nombreuses langues, avec des pratiques d’écritures diverses mais ils sont peu à accéder à la reconnaissance globale car cela dépend des centres littéraires qui décident de la légitimité de leurs écrits.
Pour la langue française, Paris est au cœur de cette pratique de légitimation. Le pouvoir de ces centres émane de l’histoire coloniale, d’une histoire de subjugation de l’autre. Il est multiforme, économique, politique, militaire et aussi symbolique. Il s’est peut-être atténué au fil du temps, mais son emprise demeure. On ne peut donc dissocier ces instances de légitimation d’une histoire et du contexte.
QUE CÉLÈBRE-T-ON SI CE N’EST L’APPROBATION DU DOMINANT, LEQUEL ACCORDE AU DOMINÉ CETTE LÉGITIMITÉ DONT IL RÊVE?
On pourrait ainsi s’interroger sur l’enthousiasme des uns et des autres, notamment d’une intelligentsia du Sud, à glorifier cet événement sans pour autant remettre en question le pouvoir symbolique d’une institution comme le Goncourt. Car que célèbre-t-on, au bout du compte, si ce n’est l’approbation du dominant, lequel décide de la valeur du dominé et lui accorde cette légitimité dont il rêve secrètement. C’est, par certains aspects, un asservissement psychique et intellectuel, un réflexe de l’ex-colonisé, ce perpétuel bon élève qui attend qu’on lui dise qu’il est à la hauteur.
Un roman éminemment européen
Le succès de l’écrivain dominé a un prix : pour être accepté et reconnu, il doit écrire des textes qui répondent aux attentes des dominants. Ainsi, l’écriture pratiquée, le genre choisi, le choix des thématiques ne sont pas innocents. Il crée donc selon des limites bien définies. On lui autorise, par ailleurs, un degré de subversion, mais une subversion permise et convenue. ll pratique une forme d’altérité qui est acceptée, une forme d’insoumission soumise, si on peut dire.
LA VÉRITABLE DÉCOLONISATION DE L’ARTISTE DU SUD COMMENCERA QUAND IL POURRA CRÉER POUR LES SIENS.
Ainsi le roman de Mohamed Mbougar Sarr est, à mes yeux, un roman éminemment européen, dans ses thématiques (celle notamment de la divinisation de la littérature), dans ses structures, inscrit dans la filiation du projet de la modernité occidentale. En d’autres mots, c’est une écriture des marges, qui se revendique comme telle, mais qui est paradoxalement une écriture du centre, construite selon les logiques du centre, élaborée pour être reconnue par le centre. La tragédie de l’artiste du Sud est qu’il est condamné à être un perpétuel exilé. Peu ou pas compris par les siens, peu reconnu, exilé dans son propre pays, il désire accéder ou accède à la reconnaissance et à la consécration artistique dans les pays du Nord. Mais cela n’est pas sans conséquences.
Certains, installés sont dans un rapport de dépendance psychique face à des structures de domination, finissent par les intérioriser. D’autres choisissent stratégiquement de jouer le jeu, sans nécessairement travestir ce qu’ils sont. Exilé chez soi, exilé dans les sphères de la domination, l’artiste du Sud erre dans un véritable no man’s land littéraire. La véritable décolonisation commencera sans doute quand il pourra se libérer psychiquement de la domination symbolique, quand il pourra créer pour les siens, en puisant dans ses racines, quand il parviendra non seulement à décentrer sa pratique artistique mais à la réinventer, selon d’autres paradigmes. Ainsi, pour être au cœur de cette « plus secrète mémoire », il faut être au cœur de soi-même, au cœur des siens.
Après le Prix Renaudot attribué à la romancière Marie-Hélène Lafon pour Histoire du fils (Buchet-Chastel), le jury récompense un roman exigeant et divertissant de l’auteur Hervé Le Tellier.
Photo : L’écrivain Hervé Le Tellier, le 21 septembre 2017, à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), pour la présentation de son roman « L’anomalie » Crédit photo : JOEL SAGET / AFP
Les délibérations et l’annonce de la remise du plus prestigieux des prix littéraires ont été faites à distance le 30 novembre, délocalisées du restaurant parisien Drouant comme le veut la tradition, pour contraintes sanitaires de Covid-19.
L’Académie Goncourt a choisi. Le prix Goncourt 2020 a été décerné à Hervé Le Tellier pour L’anomalie (Gallimard), un roman d’anticipation aux mille facettes et qui donne à réfléchir sur le monde. Hervé Le Tellier a reçu huit voix sur dix alors que deux voix sont allées à Maël Renouard, en lice avec L’historiographe du royaume. Il succède ainsi à Jean-Paul Dubois et son roman Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (éd. de l’Olivier).
Les membres de l’Académie Goncourt ont donné rendez-vous aux journalistes à 12h30 sur la plateforme de visioconférence Zoom. Avec la pandémie de Covid-19, l’édition 2020 du prix Goncourt a été complètement chamboulée.
Prévue le 10 novembre, l’annonce du lauréat avait été repoussée au lundi 30 novembre pour concorder avec la réouverture des librairies, autorisées à accueillir des clients depuis samedi. Impossible, également, d’annoncer le résultat depuis le restaurant Drouant, à Paris, comme il est de coutume depuis plus d’un siècle.
La victoire d’Hervé Le Tellier a été annoncée par le président du Goncourt Didier Decoin, qui a ensuite invité le lauréat à rejoindre la visioconférence. L’écrivain, apparu à l’écran aux côtés de son éditeur Antoine Gallimard, a ensuite répondu aux questions des académiciens. « Vous vous y attendiez ? » questionne Didier Decoin. « Non pas du tout« , répond l’écrivain. « On ne s’attend jamais à un prix comme le Goncourt. On n’écrit pas pour avoir un prix et on ne peut pas s’imaginer l’avoir », ajoute-t-il tout sourire, expliquant avoir « bien dormi cette nuit » malgré l’attente mais « très mal » les nuits précédentes.
Plusieurs membres de l’Académie Goncourt se sont ainsi succédé sur les écrans pour féliciter et interroger le lauréat, comme Pierre Assouline, dans un décor de plage que la plateforme Zoom permet d’ajouter artificiellement. « Il ne manque plus que la chemise hawaïenne« , plaisante Eric-Emmanuel Schmitt.
Tahar Ben Jelloun a de son côté chaleureusement remercié le lauréat pour ce livre « qui va faire du bien et enchanter beaucoup de monde dans une époque qui n’est pas réjouissante. » « Je trouve que vous avez résisté à deux choses« , décortique le juré Eric-Emmanuel Schmitt. « D’abord vous avez résisté à une très très bonne idée car il n’y a rien de pire qu’une bonne idée pour écrire un roman. Vous avez su passer au-delà de l’idée pour arriver à une fin exceptionnelle et à faire en sorte que cette ‘anomalie’ soit révélatrice de chacun des personnages. »
Dans L’anomalie, Hervé Le Tellier met en scène ses personnages dans une quatrième dimension, en 2021, à bord d’un avion secoué par des turbulences consécutives à un violent orage. Trois mois après cet incident, les passagers découvrent que durant l’orage, le temps (celui qui passe) a été saisi d’un léger hoquet. « A la première lecture nous avons été très enthousiasmés par le pitch« , raconte Didier Decoin. « Puis en relisant le livre, on s’est aperçu que le style est également très fouillé. »
Dans son récit, Hervé Le Tellier s’amuse avec les univers et les genres littéraires, naviguant du roman psychologique à la science-fiction, en passant par le roman d’espionnage. « Le personnage du tueur à gage, Blake, est par exemple associé au style du roman noir« , précise l’écrivain.
En 2019, « Munyal, les larmes de la patience » (éd. Proximité), de l’écrivaine camerounaise Djaïli Amadou Amal remportait la première édition du prix Orange du livre en Afrique. En 2020, ce même roman portant désormais le titre « Les Impatientes », réédité par la maison française Emmanuelle Collas, figure dans le dernier carré des romans sélectionnés pour le prix Goncourt. Prix dont la remise, prévue le 10 novembre, pourrait être décalée en raison de la fermeture actuelle des librairies.
Pour sa première édition, le prix Orange du livre en Afrique a récompensé mercredi 22 mai 2019 Munyal, les larmes de la patience (éd. Proximité) de la Camerounaise Djaïli Amadou Amal. C’est ce même ouvrage, paru sous le titre Les Impatientes (éd. Emmanuelle Colas), qui vaut aujourd’hui à l’auteure de figurer parmi les quatre finalistes du prix Goncourt aux côtés d’Hervé Le Tellier, Maël Renouard et Camille de Toledo.*
Avec ce troisième roman, après Walaande, l’art de partager un mari et Mistiriijo la mangeuse d’âmes, l’écrivaine brise à nouveau les tabous en revisitant ses thèmes de prédilection : le mariage précoce et forcé, la polygamie et les droits des femmes.
Ce livre retrace le destin de Ramla, 17 ans, arrachée à son amour pour être mariée de force avec Alhadji Issa, un homme riche et déjà marié. Hindou, sa sœur du même âge, est quant à elle contrainte d’épouser Moubarak, son cousin, alcoolique, drogué et violent. Safira, 35 ans, la première épouse d’Alhadji Issa, voit quant à elle d’un très mauvais œil l’arrivée dans son foyer de la jeune Ramla, qu’elle veut voir répudiée.
Lorsque chacune désire s’opposer aux décisions que les hommes, maris, pères ou oncles leur imposent, un seul conseil leur est donné : « Munyal », qui signifie patience. Cette vertu cardinale de la culture peule, enseignée dès le plus jeune âge et répétée lors du mariage, est une forme d’assignation à tout supporter, y compris les pires violences. Contraintes d’obéir à cette injonction jusqu’à se mettre en danger, ces femmes deviennent ce que la société attend d’elles. Traditions, superstitions et interprétations religieuses les poussent à la soumission.
« Une voix forte, sincère, révoltée »
Le jury de cette première édition était composé de Michèle Rakotoson (Madagascar), Elizabeth Tchoungui, Kouam Tawa (Cameroun), Fawzia Zouari (Tunisie), Mohamed Mbougar Sarr (Sénégal), Yvan Amar, Valérie Marin La Meslée, ainsi queNicolas Michel, romancier et journaliste, responsable des pages Culture de Jeune Afrique. Présidente du jury, l’écrivaine et poétesse ivoirienne Véronique Tadjo a salué un roman et « une voix forte, sincère, révoltée, servie par une langue qui porte sa culture ».
« L’auteure peint trois destins de femmes, qui nous immergent sans manichéisme dans l’univers étouffant d’épouses aux prises avec la polygamie et les pesanteurs de la tradition », a assuré Véronique Tadjo à Jeune Afrique. « La maîtrise de la construction narrative apporte un souffle nouveau à un thème qui pourrait sembler appartenir au passé, mais qui hélas est encore d’actualité dans beaucoup de nos pays », a-t-elle encore ajouté.
« Dynamiser l’édition africaine »
Pour cette première édition, étaient sélectionnés 59 livres, publiés par 39 maisons d’édition de 16 pays africains. Djaïli Amadou Ama s’est ainsi distinguée parmi une sélection où l’on trouvait notamment Chairs d’argile de la Marocaine Salima Louafa (Afrique Orient), « À l’orée du trépas » du Sénégalais Khalil Diallo (L’Harmattan Sénégal), Même pas mort du Marocain Youssouf Amine Elalamy (Le Fennec), La rue 171 de l’Ivoirien Pierre Kouassi Kangannou (Eburnie), et « L’amas ardent » du Tunisien Yamen Manai (Elyzad).
Cette sélection « reflète les grands enjeux contemporains à la fois universels et africains : religion, terrorisme, condition de la femme, gouvernance, écologie, parmi d’autres », a loué Véronique Tadjo.
Ce prix est destiné à « dynamiser l’édition africaine et à offrir aux auteurs plus de visibilité à l’intérieur comme à l’extérieur du continent », a encore ajouté la présidente du jury. La lauréate recevra ainsi 10 000 euros et bénéficiera d’une campagne de promotion de son ouvrage.
Déjà couronné en France, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, remporte ce prix qui vient d’être créé outre-Manche. Il a été élu par les étudiants de sept universités réparties dans les quatre nations du pays.
Même si la Grande-Bretagne s’éloigne de l’Europe politique, les Lettres rapprochent l’île et le continent. Le Choix Goncourt du Royaume-Uni vient de connaître sa première édition, et c’est Jean-Paul Dubois qui a traversé triomphalement la Manche. Le Prix Goncourt 2019, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (éd. l’Olivier) a été choisi par 5 voix sur 7.
Pour respecter les équilibres du royaume, sept universités réparties dans les quatre nations du pays (St Andrews, Aberdeen, Warwick, Queen’s Belfast, Cardiff, Oxford, Cambridge) ont participé à ce premier Choix Goncourt britannique. Une centaine d’étudiantes et étudiants ont lu les quatre livres de la troisième liste Goncourt ( Soif, d’Amélie Nothomb, La part du fils de Jean-Luc Coatelem, Extérieur Monde et le livre de Dubois). Chaque université a envoyé deux délégués à Londres pour délibérer le 13 décembre.
La proclamation a eu lieu à à la résidence de France, en présence de l’Ambassadrice, Catherine Colonna, des représentants des sept universités participantes et de Dame Marina Warner, présidente de la Royal Society of Literature. Les étudiants ont pu également assisté à une conférence sur Marcel Proust donnée à l’Institut français ainsi qu’à une projection de La captive de Chantal Akerman, à l’occasion du centenaire du Goncourt remis à Proust en 1919.
Le Royaume-Uni est devenu le vingtième pays à accueillir un «Choix Goncourt» à l’étranger. Le principe est simple : une liste du Goncourt est diffusée dans des universités hébergeant un département de français. Puis un jury composé d’étudiants francophones vote, avec le soutien des professeurs et des services diplomatiques français. « C’est l’université de Cracovie qui a lancé l’idée il y a 21 ans, rappelait Pierre Assouline à l’occasion du lancement en Chine, l’an dernier. Et c’est un beau moyen de promouvoir la langue et la culture françaises, notamment auprès des jeunes.» En cette année pionnière de 1998, c’est d’ailleurs l’un de ses romans, La Cliente, que les jeunes Polonais avaient choisi.
Pour le livre couronné par un Choix Goncourt, c’est aussi l’assurance d’être traduit dans le pays du vote. En l’occurrence, pour le lauréat français Jean-Paul Dubois, l’affaire était déjà acquise. Son roman sera publié en traduction anglaise par les éditions MacLehose Press.
Auréolé du prix Goncourt lundi pour son livre « L’ordre du jour », Éric Vuillard a choisi de raconter l’Histoire en insistant sur les détails. « C’est sa marque de fabrique », analyse Nicolas Carreau.
C’est le plus prestigieux des prix littéraires : le Goncourt a été décerné lundi à Éric Vuillard, récompensé pour son livre L’ordre du jour, publié chez Actes Sud. Un récit saisissant sur l’arrivée au pouvoir d’Hitler, l’Anschluss et le soutien sans faille des industriels allemands à la machine de guerre nazie. « Regarder la grande Histoire par le prisme des petits événements et des actions individuelles, c’est sa marque de fabrique », explique Nicolas Carreau, notre journaliste spécialiste de littérature.
« Un livre court mais dense ».
Le livre, relativement court – 160 pages – n’en n’est pas moins « dense », selon Nicolas Carreau. Après la chute de l’empire Inca (Conquistadors, 2009), la conquête coloniale (Congo, 2012) et la Révolution française (14 juillet, 2016), l’écrivain de 49 ans revisite dans L’ordre du jour l’arrivée au pouvoir des nazis. Il raconte notamment comment vingt-quatre grands industriels allemands ont servi le Reich à force de compromissions et de petites lâchetés. Parmi eux, Gustav Krupp, Wilhelm von Opel, le patron de Siemens, d’IG Farben… Éric Vuillard jongle entre le Berlin des années 30 et aujourd’hui, en 2017. « À présent, Opel est bien plus vieille que de nombreux États, plus vieille que le Liban, plus vieille que l’Allemagne même… », écrit-il. Ces industriels vont donner aux nazis tout l’argent qu’ils réclament pour les élections.
Comment les industriels ont choisi Hitler.
Si les nazis l’emportent, « ces élections seront les dernières pour les dix prochaines années et même pour cent ans », dit Goering dans un éclat de rire sans provoquer l’effroi. Le nazisme s’effondrera mais, rappelle Vuillard, BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken « sont là, parmi nous, entre nous ». « Tous survivront au régime et financeront à l’avenir bien des partis à proportion de leur performance ». Aujourd’hui encore, « notre quotidien est le leur. Ils nous soignent, nous vêtent, nous éclairent (…) Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses ».
Rien n’est inventé.
L’écrivain est d’une ironie acide lorsqu’il raconte, aussi, les rencontres en 1938 entre Hitler et Kurt Schuschnigg, « le petit dictateur autrichien » qui ne voit pas venir l’Anschluss. La description du repas mondain qui a lieu à Downing Street le jour où les soldats allemands envahissent l’Autriche ressemble à un vaudeville atroce. Cette invasion, rappelle au passage Vuillard, présentée comme une promenade de santé par la propagande nazie, a failli en fait tourner au fiasco : quasiment tous les chars nazis sont tombés en panne à peine la frontière autrichienne franchie. Rien n’est inventé, tout est vrai.
Le jury influencé ?
Virginie Despentes, membre de l’académie Goncourt, a été charmée par cette œuvre. Malgré quelques réserves initiales. Car ce prix Goncourt est édité par la ministre de la culture Françoise Nyssen : la maison Actes Sud lui appartient. « J’y ai pensé, au début de l’été. Le fait qu’il soit sorti en avril, que ce soit la maison d’édition de la ministre… Mais une fois que je l’ai lu, en vérité, comme les autres, j’ai pensé au livre », assure-t-elle au micro d’Europe 1. « Et Vuillard, au-delà de sa maison d’édition, c’est aussi un auteur. Donc on n’en a plus parlé. Mais au tout début si. C’est quand même la ministre, c’est embêtant… ».
Goncourt et Renaudot : deux livres, un même thème.
Hasard ou pas, le prix Renaudot a lui aussi été attribué à un livre sur le nazisme. La disparition de Josef Mengele (Grasset), écrit par Olivier Guez, est en effet un récit hallucinant sur les dernières années du médecin tortionnaire d’Auschwitz, Josef Mengele.
DISPARITION – Celle qui présida l’Académie Goncourt après en avoir reçu le prix pour Oublier Palerme s’est éteinte hier soir à l’âge de 95 ans.
Elle ne voulait pas écrire ses mémoires, ni raconter sa vie. Parce que parler d’elle, c’était d’abord parler de sa famille. C’était l’assumer, en épouser le renom et les causes. Car avant d’être «Edmonde», la présidente du prix Goncourt fut mademoiselle Charles-Roux, fille d’une lignée de Marseillais illustres: des huiles, si l’on ose écrire. Jules-Charles Roux, descendant du premier savonnier de la ville avait été député de Marseille et président de la Compagnie du Canal de Suez. Il fut autorisé en 1909 à porter le nom de Charles-Roux. Son fils François Charles-Roux (1879-1961) fut ambassadeur de France à Prague et au Vatican, et grand ami de Pie XII. Il était le père d’Edmonde. Sa mère s’habillait chez Madeleine Vionnet et Schiaparelli. Elle était belle et froide et laissait ses enfants sous la responsabilité des nurses. La petite fille en souffrira.
La littérature baigna son enfance, comme la Méditerranée. Son grand-père, membre du Félibrige, avait usé de son prestige pour faire obtenir le prix Nobel à Mistral. Ses parents la prénommèrent Edmonde, en hommage à l’illustre voisin Rostand, ami de sa grand mère. Chez les Charles-Roux, diplomatie, politique et belles lettres faisaient bon ménage.
La guerre comme ambulancière
François et Sabine Charles-Roux eurent trois enfants. Née en 1920, Edmonde est la dernière. Les aînés se nomment Jean-Marie et Cyprienne. Le premier se fera prêtre exerçant son ministère à Londres, à Sainte-Etheldreda au cœur de la City. Ce royaliste, portant soutane, sera toute sa vie l’avocat de la cause en béatification de Marie-Antoinette et de madame Elisabeth. Cyprienne épousera le prince Marcello Del Drago, chef de cabinet du comte Ciano, le ministre des Affaires étrangères de Mussolini. C’est donc peu dire que Edmonde Charles-Roux vécut – sinon contre (elle voyait très fréquemment les siens) – du moins en rupture avec son milieu familial. Mais à sa manière, Edmonde, c’était aussi le clan des Charles-Roux.
En mai 1940, son père est nommé secrétaire général du Quai d’Orsay par Paul Reynaud. Il passe quelques mois à Vichy, soupçonné de gaullisme, s’attirant les railleries de Drieu dans son Journal. Il démissionnera au lendemain de Montoire préférant «se retirer sous sa tente». En l’occurrence pour occuper le fauteuil paternel à la (très gaulliste) Compagnie du canal de Suez.
Edmonde Charles-Roux reçue à l’Élysée en février 2014. Crédits photo : Mousse/ABACA
Quelque temps plus tôt, Edmonde a quitté sa famille installée à Rome pour gagner Marseille. Elle commence des études d’infirmière et, plutôt que la bonne société de Marseille, fréquente les artistes réfugiés dans le Sud. Chez la comtesse Pastré, qui sera la fondatrice du festival d’Aix, elle croise le décorateur Christian Bérard, Louis Jouvet, Pablo Casals, le danseur Serge Lifar. Un monde se révèle à elle. Ni celui de la bourgeoisie marseillaise, ni celui de la diplomatie. Un milieu qui ne doit rien à ses parents. Le sien en propre. Elle fait la guerre comme ambulancière, soignant des légionnaires italiens et tchèques, dont elle connaît la langue, elle qui a grandi à Prague et fait ses études au lycée Chateaubriand de Rome. Elle est elle-même blessée, décorée de la Croix de Guerre et citée à l’ordre du Corps d’armée. Elle fait la Une de Paris Soir et, racontera-t-elle plus tard à Match, s’attire de son grand-père cette remarque: «C’est bien, mais gagner la guerre c’est mieux». Elle passera l’Occupation à Marseille affectée dans la clinique clandestine de la Résistance. La fille de l’ambassadeur Charles-Roux sert dans les rangs des FTP.
«Tu vis comme un homme»
Au lendemain du débarquement français en Provence, le général de Lattre de Tassigny l’appelle à ses côtés et l’affecte à son État-major. Elle fait la campagne de France, est blessée une deuxième fois en Autriche, à nouveau décoré. Dans sa trousse d’infirmière, un livre: Guerre et paix qu’elle lit et relit. Rendue à la vie civile, elle n’envisage pas de rentrer dans le rang. «Tu vis comme un homme», lui reproche son père. Elle vit surtout comme elle l’entend.
Elle a son bac, aime les études, la lecture et l’écriture. Elle devient courriériste à France-Soir, le journal de Pierre Lazareff puis à Elle. À la faveur d’un article sur le retour de Toscanini en Italie, elle qui connaît Rome comme sa poche, parvient à lui être présentée dans sa loge. Elle gagne ses galons de journaliste, se hisse au niveau des grandes «baronnes» de la presse: Hélène Lazareff et Françoise Giroud. Pour devenir une vraie parisienne, elle prend conseil auprès de Coco Chanel. Bientôt ce sera Vogue où elle rentrera grâce à «Bébé», Christian Bérard, et dirigera ce magazine pendant seize ans. Elle l’ouvre à la culture, ayant ses entrées partout. Pour une interview d’Orson Welles, elle se fait aider par Jeff Kessel et Philippe Soupault avant de se lier intimement à Citizen Kane qu’elle accompagnera en tournée, s’installant même à Londres quand il remplace Laurence Oliver dans Shakespeare. Elle publie des inédits de Colette, Saint-John-Perse et Louise de Vilmorin. Grâce à Eluard, elle rencontre le peintre André Derain et accepte de poser pour lui. Au peintre compromis par un voyage en Allemagne, elle confie les décors du festival d’Aix. Pour un peu, elle le remettrait à la mode. Par son intermédiaire, elle fréquente Balthus et Giacometti, se lie d’amitié avec Saint-Laurent, voit et protège le poète maudit Jean Genet.
Un personnage du Tout-Paris
Edmonde Charles-Roux reçue au ministère de la Culture en 2011. Crédits photo : Briquet Nicolas/ABACA
Elle ne publie pas encore de livre, sinon un Guide de savoir-vivre, recueil d’articles sur les usages en société parus dans Elle. Mais elle écrit, pour elle, à ses moments perdus. Et pour Maurice Druon, dans cet atelier d’où sortiront les Rois Maudits et autre Alexandre le Grand. Avec Druon, ils forment alors un couple à la mode, à la ville et à la scène littéraire. Mathieu Galey note dans son journal: «Il est superbe, solaire, elle est sobre, frémissante, séductrice: un couple de roman».
Celle qu’il décrit comme «un peu institutrice», lunettes, chignon sévère, sait aussi être une élégante. Bien des hommes en sont fous. «Une Médicis», écrit encore Galey. Le titre n’est pas usurpé: raffinement, goût éclairé, fortune et cruauté. Certains ricanent, l’appellent Mousseline à cause de ses tenues à jabot, col bouillonné ou fraises noires. Si l’on murmure que peut-être Chazot a pensé à elle en créant le personnage de Marie-Chantal, ce qui est sûr c’est que dans son dictionnaire du snobisme, Philippe Jullian la dépeint sous les traits de «Charlotte Edmond-Gris».
Elle est incontestablement à cette époque un personnage du Tout-Paris. Quoique. En mai 1966, elle est renvoyée de Vogue. Elle dira: «Parce que j’avais osé mettre en couverture un mannequin noir». En réalité, pour ses relations «communistes» qui inquiètent l’éditeur américain du magazine, Condé-Nast: Edmonde, ou dernière victime du maccarthysme.
Le triomphe de Oublier Palerme
À 46 ans, elle est libre, un peu désœuvrée même. Elle sort de son tiroir le manuscrit d’un roman en cours, l’achève et le montre à son ami François Nourissier qui le passe à Bernard Privat. Il a pour titre Oublier Palerme. Si Edmonde est novice en littérature, elle n’est pas une inconnue. Dans le jury Goncourt par exemple, elle connaît Armand Salacrou à qui la lie l’amour de la montagne (elle a fait partie de l’équipe seconde de ski), ou Gérard Bauer avec qui elle a frayé chez la comtesse Pastré. Elle obtient le prix en 1966. Pour Jean-Claude Fasquelle et Yves Berger, elle incarne l’année du petit chelem: cette année-là, sous la couverture jaune, Kléber Haedens raflera l’Interallié, Nourissier le Grand prix du roman, Marie-Claire Blais le Médicis. Elle devient écrivain: Elle, Adrienne paraît en 1971. Paul Morand lui donne de la documentation pour sa biographie de Chanel qui paraîtra en 1974.
Elle reçoit dans son hôtel de la rue des Saints-Pères. On y croise Visconti, le général Oufkir. Elle voit beaucoup Nourissier et ses amis, Maurice Rheims, François Régis Bastide. Louis Aragon raffole d’elle. Il lit ses livres, en fait l’éloge dans les Lettres françaises, la promène à la fête de l’Huma. Elle a le cœur à gauche et la tête dans tous les étoiles. Morand s’écrie: «Quand on pense qu’elle est la sœur de Cyprienne Del Drago!».
Edmonde Charles-Roux a été la première à raconter la vie mouvementée de Coco Chanel.
L’année de sa consécration, cette célibataire militante rencontre celui qui sera l’homme de sa vie, Gaston Deferre. La chronique raconte que le légendaire maire de Marseille voulait décorer de la médaille de la ville «le premier prix Goncourt marseillais». Elle confiera que Gaston la connaissait depuis les années de Résistance mais qu’il n’avait pas osé aborder la fille d’un diplomate classé «vichyste». Ils se voient d’abord clandestinement, à Bandol ou en Normandie. Parfois, François Mitterrand leur sert de chaperon. En 1973, elle devient madame Deferre, épouse d’un personnage romanesque et sulfureux: le dernier homme politique à s’être battu en duel. Après la mode et la littérature, la politique. À sa manière, Edmonde poursuit la grande tradition Charles-Roux. En 1974, Deferre était programmé pour devenir le premier ministre de Mitterrand. En 1981, il devient ministre de l’Intérieur. Elle est un personnage influent de la vie politique (elle règne sur la presse locale, soutient Bernard Tapie). Elle fait jaser en incarnant le mariage – pas si familier à l’époque – de l’argent et de la gauche: elle assure, pour faire un mot, qu’on peut aimer l’argent et ceux qui en manquent. Elle déconcerte aussi, barrant à Marseille ceux qui ont manqué à Defferre et présidant en 2002 le comité de soutien de Jean-Pierre Chevènement à la présidentielle. Elle préside jusqu’en 2011 la Société des amis du journal l’Humanité.
Personnalité de la République des lettres, unanimement respectée, elle était particulièrement fière d’une distinction à part: elle avait été faite caporal d’honneur de la Légion étrangère et ne manquait jamais la cérémonie annuelle de Camerone, chaque 30 avril à Aubagne.
Pas étonnant: elle était à l’image de cette institution: pleine de charme, mystérieuse et follement romanesque.
Le prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard pour « Boussole », œuvre consacrée aux échanges incessants entre l’Orient et l’Occident, a annoncé le jury mardi. Le prix Renaudot est pour sa part revenu à Delphine de Vigan pour « D’après une histoire vraie ».
Les autres finalistes du Goncourt étaient l’écrivain franco-tunisien Hédi Kaddour pour son roman « Les prépondérants », Tobie Nathan pour « Ce pays qui te ressemble », et Nathalie Azoulai, seule femme du groupe, avec « Titus n’aimait pas Bérénice ».
Le grand absent de la sélection était l’Algérien Boualem Sansal, auteur de « 2084 » (Gallimard), livre dévoilant un monde livré à un Etat religieux fanatique, éliminé au dernier tour et dont Bernard Pivot avait fait son favori. « Il lui a manqué une voix » pour être retenu dans la sélection finale, a-t-il expliqué.
Boualem Sansal a cependant reçu jeudi le grand prix du roman de l’Académie française, ex-aequo avec Hédi Kaddour.
Comme chaque année, le nom du vainqueur a été dévoilé à la mi-journée au restaurant Drouant, au cœur de la capitale française.
Les jurés du Goncourt ont dévoilé la liste des quinze romans en lice pour la rentrée. Plus d’un tiers d’entre eux concerne l’Afrique.
La cuvée 2015 du Goncourt pourrait bien être africaine. Bernard Pivot, président, Paule Constant, Pierre Assouline, Régis Debray, Françoise Chandernagor, Didier Decoin, Edmonde Charles-Roux, Philippe Claudel, Patrick Rambaud et Tahar Ben Jelloun ont remis jeudi une première sélection de romans en lice pour le Goncourt.
Parmi les quinze ouvrages, pas moins de six sont écrits par des Africains ou mettent en scène un récit se déroulant sur le continent (cliquez sur les liens pour lire ce que Jeune Afrique en dit) :
Mathias Enard, Boussole, Actes Sud
Jean Hatzfeld, Un papa de sang, Gallimard
Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Gallimard
Alain Mabanckou, Petit piment, Seuil
Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble, Stock
Boualem Sansal, 2084, Gallimard
Et la suite de la liste : Christine Angot, Un amour impossible, Flammarion
Isabelle Autissier, Soudain, seuls, Stock
Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice, P.O.L
Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes, Albin Michel
Nicolas Fargues, Au pays du p’tit, P.O.L
Simon Liberati, Eva, Stock
Thomas B. Reverdy, Il était une ville, Flammarion
Denis Tillinac, Retiens ma nuit, Plon
Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, JC Lattès
Les deux prochaines sélections seront établies les 6 et 27 octobre, et le prix sera proclamé le mardi 3 novembre.
La Française Lydie Salvayre a reçu mercredi le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français, pour « Pas pleurer », un roman sur la guerre d’Espagne. Le Renaudot salue David Foenkinos pour « Charlotte », un cri d’amour pour une jartiste juive allemande assassinée à Auschwitz à 26 ans.
« Je suis très heureuse, je suis très émue », a déclaré Lydie Salvayre, en se faufilant dans la cohue des journalistes rassemblés dans un restaurant de Paris. Le roman récompensé est hanté par la figure de Georges Bernanos et la voix de sa propre mère qui lui raconte l’insurrection libertaire de 1936 en Espagne.
David Foenkinos, qui était l’autre grand favori du Goncourt, a obtenu le prix Renaudot, décerné dans la foulée, pour son roman « Charlotte ».
Le prix littéraire Goncourt a été attribué lundi à Paris à Pierre Lemaitre pour « Au revoir là-haut », roman sur les démobilisés de la Première Guerre mondiale. Le Renaudot est allé à Yann Moix pour « Naissance », épais roman centré sur l’enfer des relations parents-enfant.
L’attribution des deux prix a été annoncée, comme le veut la tradition, au restaurant parisien Drouant. Les jurés du Goncourt ne se sont mis d’accord qu’au douzième tour sur « Au revoir là-haut », édité chez Albin Michel, époustouflant roman sur une génération perdue, les démobilisés de la Première Guerre mondiale, sacrifiés par une France exsangue après quatre ans d’horreur dans les tranchées.
L’auteur, qui était l’un des favoris, a été choisi par le jury par six voix contre quatre à Frédéric Verger pour son premier roman, « Arden » (Gallimard).
« La Barbe » manifeste
En revanche, les jurés du prix Renaudot se sont mis d’accord dès le premier tour sur « Naissance » de Yann Moix, aux éditions Grasset, un ouvrage dense de près de 1200 pages qui débute par la venue au monde de l’auteur sous les insultes de ses parents.
Avant l’annonce des prix, alors que journalistes et photographes se bousculaient, une petite dizaine de militantes du mouvement féministe La Barbe ont brièvement pénétré dans le restaurant Drouant pour lire un manifeste de protestation contre le manque de femmes dans les jurys et la liste des candidats.
« Messieurs de l’Académie Goncourt, La Barbe est à vos côtés pour célébrer la gloire du verbe masculin », a lancé une militante. « Chers jurys du Goncourt, en 110 ans, et 109 prix remis, vous avez honoré 99 fois de mâles et talentueux écrivains », ironisait le mouvement sur son compte Twitter.