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Lancement réussi du télescope spatial James Webb de la NASA

décembre 25, 2021
La fusée décolle du pas de tir.

La fusée Ariane 5, qui transportait le télescope James Webb, a décollé le matin du 25 décembre 2021 depuis le Centre spatial guyanais. Photo: AFP Via Getty Images/Jody Amiet

Le télescope spatial James Webb, attendu depuis trente ans par les astronomes du monde entier pour examiner l’Univers à l’aide de moyens inégalés, a décollé samedi à bord d’une fusée Ariane 5 depuis le port spatial européen de Kourou, en Guyane française.

La fusée Ariane 5 a éjecté avec succès le télescope spatial sur son orbite finale, a annoncé le directeur des opérations de lancement au Centre spatial guyanais.

Bonne séparation, Webb télescope, go Webb, a indiqué Jean-Luc Voyer depuis le centre de contrôle, à Kourou.

L’étage supérieur de la fusée Ariane a relâché l’instrument après 26 minutes de vol. Le télescope – le plus complexe et le plus puissant jamais conçu – mettra maintenant environ un mois pour rejoindre son poste d’observation, situé à 1,5 million de kilomètres de la Terre.

Construit par la NASA avec la collaboration des agences spatiales européenne (ASE) et canadienne (ASC), le précieux chargement a survolé l’Atlantique, puis l’Afrique, jusqu’à la séparation finale, survenue à 1400 kilomètres d’altitude et à une vitesse de plus de 34 000 km/h.

Une caméra embarquée à l’étage supérieur d’Ariane a montré cette séparation et surtout le déploiement, quelques secondes plus tard, des panneaux solaires du télescope spatial James Webb. Les images de ce moment critique, grâce auquel l’alimentation des instruments du télescope sera assurée, ont déclenché un tonnerre d’applaudissements dans le centre Jupiter, aussi fort que celui qui avait marqué le succès de la séparation.

Les commandes du télescope spatial James Webb sont maintenant aux mains de la NASA depuis le Space Telescope Science Institute à Baltimore, au nord-est de Washington.

La NASA va superviser les délicates opérations de déploiement de l’observatoire avant son arrivée au point de Lagrange 2, à 1,5 million de kilomètres de la Terre. Quant à l’exploration scientifique du cosmos à proprement parler, elle commencera dans six mois.

Ariane 5 est une fusée très fiable et c’était la seule dont les dimensions étaient suffisantes pour accueillir un télescope de la dimension de James Webb, qui doit même être plié comme un origami, explique Martin Bergeron, gestionnaire pour l’astronomie spatiale et les sciences planétaires à l’Agence spatiale canadienne (ASC).

Webb est arrivé le 12 octobre dernier au port de Pariacabo, à Kourou, après avoir effectué un voyage de 16 jours depuis la base navale de Seal Beach, en Californie, à bord du porte-conteneurs français MN Colibri.

Il a ensuite été transporté par camion jusqu’au site de lancement géré par l’ASE. Ce site est idéal pour lancer des vaisseaux spatiaux puisqu’il est situé près de l’équateur, ce qui permet aux lanceurs d’être plus performants grâce à l’effet de fronde dû à la vitesse de rotation de la Terre.

Une équipe de 100 experts a participé au déballage et à la préparation du télescope à son arrivée sur le site.Le télescope Webb lors de son arrivée à Kourou.

Dès l’arrivée du télescope sur le site de lancement de Kourou, les ingénieurs se sont rapidement attelés à le déballer, à le nettoyer et à le préparer. Photo: NASA/Chris HRIS Gunn

Le télescope Webb est énorme. D’un poids de 6200 kilos (avec le carburant), il mesure 10,5 mètres de haut et près de 4,5 mètres de large même en position repliée.

Ariane 5 a d’ailleurs dû subir quelques modifications pour répondre aux besoins de la mission, notamment à sa coiffe, la structure qui protège le télescope pendant le décollage et la traversée de l’atmosphère.

De nouveaux éléments ont été ajoutés pour minimiser le choc de la dépressurisation au moment où la coiffe se sépare et s’écarte du lanceur.Le télescope James Webb à Kourou.

Préparation du télescope avant son embarquement à bord d’une fusée Ariane. Photo : ESA-CNES-ARIANESPACE

Comme certains éléments de Webb sont très sensibles aux rayons solaires et au réchauffement dû à la friction de l’atmosphère, certaines manœuvres supplémentaires de rotation ont été prévues afin de protéger ces éléments après le largage de la coiffe.

De plus, une autre batterie a été installée afin de fournir une impulsion supplémentaire à l’étage supérieur de la fusée pour l’éloigner rapidement de Webb après la séparation.

Le lieu de travail de Webb est un endroit particulier. Le point de Lagrange 2 se trouve à 1,5 million de kilomètres de la Terre, une distance quatre fois plus éloignée que la Lune, note Martin Bergeron.

Ce point est une position dans l’espace où l’attraction du Soleil et de la Terre est équilibrée par les forces orbitales, ce qui en fait un endroit stable pour faire fonctionner les engins spatiaux, ajoute-t-il.

Par comparaison, Hubble est en orbite terrestre à 547 kilomètres d’altitude.Illustration montrant où se trouve le télescope Webb par rapport à la Terre et au Soleil.

L’orbite solaire du télescope Webb se trouve à environ 1,5 million de kilomètres de la Terre. Photo : Agence Spatiale Canadienne/ESA

Une chorégraphie toute spatiale

Plusieurs étapes délicates se dérouleront durant le voyage de 29 jours du télescope vers le point de Lagrange L2. Les responsables de la mission doivent s’assurer du bon déroulement de la séquence de déploiement la plus complexe jamais tentée dans l’espace.

Le déploiement est la phase la plus cruciale, qui comporte toutes sortes d’étapes et donc de risques. Il y a près de 200 activateurs de mécanismes qui doivent tous fonctionner comme prévu, souligne M. Bergeron.L'extension des panneaux solaires s'est déroulée entre 31 et 33 minutes après le décollage.

Déploiement des panneaux solaires. Photo: NASA

Le premier déploiement de Webb, l’extension de ses panneaux solaires, s’est déroulée entre 31 et 33 minutes après le décollage. Ces panneaux fourniront près de deux kilowatts d’énergie pour alimenter les systèmes électriques et certains équipements nécessaires au bon fonctionnement du télescope.

Ensuite, deux heures après le lancement, sa plateforme d’antennes a été déployée, ce qui permettra à la sonde de communiquer avec les trois stations radio terrestres de la NASA, situées en Californie, en Espagne et en Australie.

Puis, 12,5 heures après le lancement, le télescope allumera ses propulseurs pour effectuer la première de plusieurs corrections de trajectoire qui enverront l’observatoire vers sa destination finale.

Au troisième jour, ce sera le premier grand déploiement de Webb. Dans une opération d’environ cinq heures, la structure qui supporte les cinq fines membranes du bouclier solaire sera déployée.

Ensuite, au quatrième jour, la tour qui sépare les miroirs et les instruments du télescope du bouclier sera déployée. Cette séparation isolera efficacement le télescope des vibrations et de la chaleur provenant de la plateforme spatiale.La tour du télescope Webb.

Déploiement de la tour qui sépare les miroirs et les instruments du télescope. Photo : NASA

Le déploiement de la membrane du bouclier solaire commencera environ cinq jours après le lancement. Le bouclier solaire fait 21 mètres sur 14 mètres, ce qui est grand comme un terrain de tennis. Il est composé de cinq couches de différentes épaisseurs qui protègent le télescope du Soleil, explique M. Bergeron.

Un des moments critiques de la mission se produira lorsque les 107 mécanismes de libération du bouclier solaire, qui maintiennent les cinq couches du bouclier solaire en place, se déclencheront au même moment pour libérer les membranes.

Après le déploiement complet, chacune des cinq couches sera tendue et séparée à l’aide de poulies et de systèmes motorisés. Le déploiement et la mise en tension du bouclier solaire devraient se terminer entre huit et neuf jours après le décollage mais pourraient être ralentis pour éviter tout problème imprévu.

Après la mise en tension du bouclier solaire, un radiateur spécial situé derrière le miroir primaire sera déployé pour contribuer au refroidissement des instruments scientifiques.

Les composantes optiques de Webb seront mises en place à partir du 11e jour.

Le dépliage et la mise en place du trépied qui supporte le miroir secondaire seront effectués. Il faut savoir que ce miroir secondaire est une des pièces d’équipement les plus importantes du télescope, car il est essentiel au succès de la mission. Ce miroir circulaire joue un rôle crucial dans la captation de la lumière des 18 miroirs primaires de Webb en un faisceau focalisé.

Le déploiement du miroir primaire commencera vers le 13e jour. À ce moment, les panneaux latéraux, qui contiennent chacun trois segments du miroir primaire, rejoindront le panneau principal et seront verrouillés en place.

Ainsi, au 14 jour, tous les déploiements de Webb auront été réalisés.

Au cours des semaines suivantes, ses instruments scientifiques seront refroidis. Ce qui rend la mission très complexe, c’est que le télescope doit fondamentalement être très, très froid, -233 degrés Celsius. Cela prendra environ trois mois pour qu’il y arrive, explique le Pr René Doyon, de l’Université de Montréal, qui dirige l’équipe scientifique canadienne du télescope James Webb.

Pendant que Webb poursuivra son chemin vers son orbite finale, plusieurs étapes permettront d’ajuster les 18 segments du miroir primaire. Durant ces réglages, 126 actionneurs extrêmement précis, situés à l’arrière des miroirs, les positionneront et courberont subtilement chacun d’eux dans un processus qui prendra quelques mois.

Chacun des segments doit être aligné par rapport à l’autre à une fraction de micron. Par comparaison, un cheveu humain, c’est 50 microns, ajoute le Pr Doyon, qui a assisté au lancement de Webb en Guyane française.

Après l’arrivée du télescope à bon port, sa température continuera de diminuer. Deux mois après le lancement, elle sera suffisamment basse pour permettre à ses photodétecteurs infrarouges de fonctionner.

Durant le deuxième et le troisième mois, les miroirs primaire et secondaire seront alignés pour que l’image qui se forme sur le plan focal du télescope spatial atteigne les performances souhaitées.

Vers le cinquième mois en orbite, le télescope sera stable et prêt pour sa mission.

C’est à ce moment-là qu’on va exercer tous les modes des quatre instruments. C’est une période intensive d’environ un mois pour vérifier que tout fonctionne comme prévu, précise M. Doyon.

À la fin de la période de rodage, vers le sixième mois dans l’espace, les toutes premières images et spectres des instruments nous parviendront, on espère, vers la mi-juin [2022], poursuit René Doyon.

L’Univers selon Webb : pour tout connaître de la mission

La mission scientifique de James Webb pourra ensuite commencer. Elle devrait durer entre 5 et 10 ans mais pourrait aussi s’allonger un peu.

Si les ingénieurs de la mission ont prévu du carburant pour une dizaine d’années de service, cette période pourrait être prolongée si Webb dépense moins de carburant que prévu pour se maintenir sur son orbite et, bien sûr, si ses instruments fonctionnent toujours.

Avec Le Point par Alain Labelle

Guyane: Quarante collégiennes en transe, envoûtement ou mal-être?

avril 3, 2015

A Grand-Santi, en Guyane française, au cœur de la forêt amazonienne, le collège Achmat Kartadinama est fermé aux élèves à titre préventif depuis le vendredi 27 mars. La veille, dix adolescentes sont littéralement tombées en transe les unes après les autres, pendant la récréation du matin. Une situation ingérable pour le corps enseignant et qui a fait craindre au rectorat et aux autorités locales une « contagion ».

D’autant plus qu’entre le 20 et le 26 mars, quarante collégiennes au total et une agent territorial, des Djuka, descendants d’esclaves africains, de Grand-Santi et des alentours, ont été prises de ces crises d’agitation – appelées autrefois crises d’hystérie – dans l’enceinte même de l’établissement scolaire, chez elles ou sur le chemin de l’école. Crise d’envoûtement ou expression d’un profond mal-être, ce phénomène de transes adolescentes n’est pas nouveau « sur le fleuve », comme on dit en Guyane.

Possession par un « mauvais esprit » qui « entre » dans les corps ou « vient » sur eux et les « tape par terre » pour les Bushinengue Djuka, ces descendants des esclaves africains qui ont reproduit en Guyane l’organisation des sociétés africaines. « Crise d’envoûtement », « gestes incontrôlés », « cris incompréhensibles » selon les gendarmes. « Crises de paniques collectives liées à des phénomènes culturels » d’après le médecin du rectorat. « Transes » pour l’Eglise catholique. A Grand-Santi, en Guyane, chacun a ses mots pour rendre compte de la situation.

En moins d’une semaine, une quarantaine de jeunes filles âgées pour la plupart de 15 à 16 ans, toutes élèves au collège Achmat Kartadinama de Grand-Santi, – sauf une adulte, quadragénaire, agent territorial travaillant dans l’établissement scolaire -, et toutes Djuka, ont été prises successivement, et parfois collectivement, de crises d’agitation, ce que l’on nommait autrefois « crises d’hystérie ».

« Les enfants roulent à terre, décrit Marlène, une habitante de Grand-Santi. Ils crient ! J’ai une filleule qui a 16 ans qui fait ça, je n’arrive pas à la tenir. Ce ne sont que les filles qui ont ça ; le truc, il rentre en elle, il tape leur corps par terre, ajoute-t-elle. Quand c’est fini, les enfants ne s’en souviennent pas, ils ne comprennent pas du tout. Après, les filles ne vont pas bien : elles sont fatiguées, elles n’arrivent pas à marcher, elles ont mal partout, elles n’arrivent pas bien à manger, ni à dormir. Au dispensaire, ils disent que ce n’est pas une maladie », précise Marlène.

Pourtant, le collège Achmat Kartadinama est fermé aux 498 élèves à titre préventif depuis le vendredi 27 mars. « Les symptômes sont des manifestations classiques d’anxiété, d’angoisse brutale, avec des malaises vagaux ; on tombe dans les pommes. Rien d’extraordinaire mais c’est très impressionnant. Et c’est communicatif, c’est contagieux », explique le docteur Carlos Beccaria du rectorat de la Guyane.

« Le mauvais esprit vient sur les enfants »

Tout a commencé au collège. « On nous a signalé un premier cas de crise d’hystérie le 20 mars, une jeune fille ; puis quatre cas, le lundi 23 mars ; et le jeudi 26 mars, un premier cas a été déclaré à 8 heures [heure locale, NDLR], puis dix cas à 9 h 45, simultanément. Suite à cela, on a dû fermer le collège. En termes d’ordre public, on n’avait pas d’autres solutions. Quand il faut les maîtriser par paquets de dix, c’est ingérable », déclare-t-on à la gendarmerie de Cayenne. « Les collégiennes sont prises de comportements qui peuvent faire penser à des envoûtements. Je crois qu’il ne faut pas chercher à rationaliser, c’est leur culture », estime l’officier de permanence, adjoint aux renseignements.

Lorsque les jeunes filles ont été prises de transe au collège, elles ont été évacuées au dispensaire de Grand-Santi, qui leur a délivré un certificat médical. Mais pour les parents des adolescentes, cela ne suffit pas. « C’est le mauvais esprit qui vient sur les enfants. Moi, je crois en Dieu. J’ai emmenée ma filleule à l’église du bourg. Cinq autres filles y étaient. Le prêtre a prié, prié, prié. Les filles ont roulé à terre. Le prêtre a beaucoup prié. Et après ça allait mieux », détaille Marlène. Très peu de familles sont catholiques à Grand-Santi et dans les campous, ces villages sur la rivière, où vivent la majorité des filles touchées par les crises d’agitation. La plupart des Djuka ont leur propre spiritualité à laquelle Marlène adhère aussi. « Si elle continue à être fatiguée, ma filleule, on va l’emmener pour faire le bain bushinengue. Certaines l’ont déjà fait. On lave avec des feuilles, on frotte la terre blanche, et on verse la bière pour enlever le mauvais esprit », explique la femme de Grand-Santi.

« En 2011, il s’est produit la même chose »

Le docteur Carlos Beccaria compte bien aussi utiliser « toutes les ressources du fleuve ». « Les chefs coutumiers sont venus rassurer les familles. On va aussi faire appel aux autorités spirituelles djuka. A la réouverture du collège, tous les élèves devront être persuadés que le sort a été éliminé », insiste le médecin. « Les enfants ont peur, ils pleurent. Ils ne veulent pas aller au collège pour l’instant », dit, en effet, Marlène. « Mais les Gran-Man [chefs coutumiers et spirituels bushinengue, NDLR] vont aller là-bas pour enlever le démon », sait-elle déjà. Les enseignants aussi sont choqués. Souvent jeunes et expérimentés, une cellule de soutien psychologique, assurée par les médecins du dispensaire, a été ouverte pour eux.

Au mercredi 1er avril, des psychologues et des psychiatres des centres hospitaliers de Saint-Laurent-du-Maroni et de Cayenne auraient dû commencer à s’entretenir avec les adolescentes entrées en transe. Mais l’accès au site très isolé de Grand-Santi ne se fait que par pirogue, et il faut compter au minimum huit heures de navigation, ou par avion… « Impossible de trouver une seule place dans l’avion. Elles sont délivrées au compte-gouttes. Nous serons sur place la semaine prochaine, mardi 7 avril, très probablement. En attendant, je m’entretiens tous les jours avec le principal du collège [qui ne peut pas être interviewé à cause de son devoir de réserve, NDLR] », affirme Carlos Beccaria.

Le rectorat prend l’affaire très au sérieux. Les responsables du collège, de la mairie et du dispensaire de Grand-Santi, avec les gendarmes et les chefs de villages djuka qu’on appelle Capitaines, se réunissent chaque jour pour faire le point. Mais ils ne sont pas alarmés. « Ces phénomènes se produisent régulièrement, et ce, depuis des années », note le docteur. « A Paramaribo, même, la capitale du Suriname, cela a déjà eu lieu », se souvient-il. Le gendarme de Cayenne remarque : « C’est peu commun, même ici, en Guyane, mais ce n’est pas nouveau. En 2011, il s’est produit la même chose à Grand-Santi ».

Mais quelles sont les causes de ces crises d’agitation collectives ? Le rectorat parle d’un porc-épic entré dans l’enceinte du collège qui serait à l’origine de la peur panique d’une femme de ménage, femme que les adolescentes présentes au moment de la scène auraient « imitée ».

Marlène, même si elle ne sait pas exactement pourquoi le mauvais esprit s’attaque aux jeunes filles, n’est pas d’accord avec cette explication, et les faits collectés par les gendarmes contredisent aussi cette version. « Avant que le porc-épic n’arrive à l’école, les enfants tombaient déjà à terre », soutient Marlène. D’après un connaisseur de la culture djuka, « le porc-épic n’est pas maléfique en lui-même, ni pour les Djuka, ni pour les Bushinengue en général, contrairement à certains serpents. On s’en méfie car il peut lancer des épines, mais il ne pose pas problème. Par contre, il existe toujours une possibilité qu’il ait été utilisé à des fins maléfiques, comme véhicule d’un esprit malfaisant, par exemple ».

« Profond mal-être des jeunes »

« Les familles ne parlent pas, confie une autre source de Grand-Santi. On a l’impression que les gens en savent plus que ce qu’ils disent », ajoute cet informateur. Marlène, en tout cas, est formelle : « C’est bizarre. Ma filleule allait bien. On s’occupe bien d’elle. Elle était chez moi pendant cinq jours avant que ça ne commence. Elle m’a aidée, on a regardé la télé, on a bien rigolé. Et elle n’avait de problème avec personne ».

Pour Emmanuel Lafont, évêque de Guyane, qui a longtemps officié en Afrique du Sud avant d’être nommé dans le département français, « c’est une longue histoire qui se répète d’année en année, dans ces lieux très enclavés de Guyane, dans ces mondes où on peut facilement se sentir enfermé, et cela affecte un certain nombre de jeunes ». « Les enfants et les adolescents ne peuvent pas exprimer ce qu’ils ressentent ni ce qu’ils vivent de façon satisfaisante. Ils sentent que les gens ne sont pas prêts à écouter leurs expériences qui sont parfois très difficiles, traumatisantes. Par les transes, ils expriment l’inexprimable. Il se passe des choses dans leur cœur dont on n’a pas trop idée. Et ils ne sont pas plus à l’aise avec leurs jeunes professeurs qui ne parlent pas leur langue maternelle que dans leur famille », développe l’homme d’Eglise.

« Il y a un fossé entre les générations dans toutes les minorités ethniques de Guyane. Les anciens et les parents des jeunes n’ont aucune idée de ce que leurs enfants apprennent à l’école et ils n’arrivent pas vraiment à leur transmettre leurs traditions. L’état normal de communication et de soutien entre les générations ne fonctionne plus, constate Emmanuel Lafont. Les jeunes n’ont aucune envie de rester au village, de chasser, pêcher, cultiver du manioc, ou autres, et pourtant ailleurs ils ne sont pas chez eux ; déjà dans leur propre école, on ne prend pas en compte leurs différences culturelles. Selon moi, les transes sont un symptôme du profond mal-être des jeunes, de la rupture et de l’incompréhension entre la République française et ces communautés. Les enfants sont pris entre deux mondes, celui de la survie et des traditions, et celui de la modernité et de la société de consommation, mais ils n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre », conclut-il.

La vie sur le fleuve, en Guyane, est rude à tous points de vue, d’autant plus quand les ressources financières sont maigres et que l’on est obligé de vivre en « vase clos ». Les femmes, plus encore que les hommes, subissent cette situation. « C’est pour cela que l’on va balayer large et que les psychologues et psychanalystes sont sollicités », souligne le docteur Carlos Beccaria.

Qui sont les Djuka et les Bushinengue ?

Les Bushinengue sont les descendants des groupes d’esclaves, emmenés d’Afrique par les Anglais et les Hollandais, échappés du Suriname aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces marrons se sont installés dans l’épaisse forêt guyanaise et ont reconstitué des sociétés largement africaines dans leur organisation.

Les Bushinengue sont constitués de six groupes ethniques : les Djuka, les Aluku ou Boni, les Saramaca, les Paramaca, les Kwinti et les Matawai.

Chasseurs, cueilleurs, pêcheurs et cultivateurs de manioc, les Bushinengue qui vivent encore le long des fleuves et rivières, au cœur de la forêt amazonienne, survivent. La plupart sont au chômage, il n’y a pas d’emplois dans ces lieux isolés. L’alcoolisme et l’usage de drogues y sont répandus. Le taux de suicide chez les jeunes Bushinengue, comme chez les jeunes Amérindiens, y est aussi plus haut qu’ailleurs en France.

Ils sont de plus en plus nombreux dans les principales villes de Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni, Kourou et Cayenne.

Rfi.fr par Anne Klintz