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La guerre en Ukraine fait ressurgir les souvenirs douloureux de l’Holodomor

mars 19, 2022

Le mémorial en hommage aux victimes de l’Holodomor, à Kiev. Photo : Getty Images/Joern Pollex

La faim commence à frapper certaines régions d’Ukraine pilonnées par l’armée russe. Cette situation n’est pas sans rappeler l’Holodomor, cette famine orchestrée par Staline il y a 90 ans. Cet événement tragique, qui a tué des millions d’Ukrainiens, a permis de solidifier l’identité ukrainienne et alimente encore le ressentiment envers Moscou.

Lorsque Nathalie Diduch parle de Vladimir Poutine, elle ne mâche pas ses mots. Pour cette Ontarienne, les images qu’elle voit de la guerre en Ukraine font écho à ce qu’a vécu sa mère, qui a survécu à l’horreur stalinienne.

Staline est responsable de l’Holodomor. Poutine est responsable du génocide qui se produit en ce moment. Il essaie d’annihiler la nation ukrainienne. Poutine le fait parce que l’Ukraine voulait être indépendante et proche de l’Europe, au lieu de la Russie, dit celle qui fait partie d’un regroupement canadien de descendants de survivants de l’Holodomor.

À l’origine de l’Holodomor, un projet de collectivisation de l’agriculture, imposé par Joseph Staline en 1928. Un échec retentissant, qui entraîne une baisse de la production et d’importantes pénuries alimentaires, suscitant la grogne en Ukraine.

La collectivisation de l’agriculture était une politique difficile à accepter pour les paysans ukrainiens, qui ont toujours été indépendants et propriétaires de leurs terres, dit Roman Serbyn, historien d’origine ukrainienne et ancien professeur de l’Université du Québec à Montréal.

Voyant que les Ukrainiens commençaient à se soulever, particulièrement dans les régions qui s’étaient battues contre l’Armée rouge dix ans plus tôt, Staline adopte une série de mesures qui entraînent une catastrophe humanitaire.

Selon Frank Sysyn, professeur d’histoire et directeur de l’Institut canadien d’études ukrainiennes à l’Université de l’Alberta, les autorités soviétiques cherchaient à réprimer les aspirations ukrainiennes à l’autonomie et à éradiquer toute opposition au régime communiste.

Staline avait une animosité, une colère envers les Ukrainiens [à cause de la guerre d’indépendance ukrainienne de 1917-1921]. En fait, Staline croyait qu’on ne pouvait pas faire confiance à l’Ukraine, affirme-t-il. Selon lui, les Ukrainiens devenaient trop Ukrainiens et les paysans formaient un noyau de nationalisme.

Staline avait d’ailleurs éliminé, dans les années précédant l’Holodomor, une partie de l’intelligentsia ukrainienne – politiciens, intellectuels, chefs religieux et écrivains – qui aurait pu aider les paysans à organiser une révolte. C’est pourquoi il n’y a eu que de petites révoltes à travers le pays, mais pas une révolution, explique M. Serbyn.

Le corps d’une victime de la famine d’origine humaine de l’Holodomor allongé dans une charrette de foin en Ukraine en 1934. Photo : Getty Images/Express

En plus de saisir les terres des paysans ukrainiens, les agriculteurs les plus prospères et ceux qui résistent à la collectivisation sont qualifiés de « koulaks » et déclarés ennemis de l’État. Des milliers d’entre eux sont chassés de leurs maisons, déportés en Sibérie ou tués.

Puis, en 1932, le Parti communiste fixe des quotas de céréales si élevés qu’ils sont impossibles à atteindre. Les autorités soviétiques confisquent alors tous les grains, les céréales et toute la nourriture des paysans ukrainiens. On fouille les maisons pour y trouver toute trace de nourriture.

Ma mère racontait que, la nuit, son père essayait de trouver de quoi manger clandestinement, quelques grains, des patates. Sa mère a été punie parce qu’elle refusait de dire aux autorités où il était, raconte Nathalie Diduch.

La famine se répand à un point tel que les Ukrainiens mangeaient de la terre, de l’herbe, des déchets alimentaires pour survivre. Ma mère racontait qu’un de ses frères avait sucé son pouce jusqu’au sang tellement il avait faim, dit Nathalie Diduch.

Deux garçons dénichent des pommes de terre cachées par une femme âgée qui a été arrêtée par la police secrète et déportée en Sibérie pour avoir amassé de la nourriture. Photo : Getty Images/Express

Des parents ont dû faire le choix déchirant de laisser mourir un enfant pour sauver les autres. Les gens mouraient de faim dans les rues. La mère de Nathalie a d’ailleurs été forcée de ramasser des corps abandonnés sur la chaussée.

Certaines personnes sont carrément tombées dans la folie à cause de la faim et ont eu recours au cannibalisme.

« La tante de ma mère l’avait avertie de ne pas emprunter une rue près de chez eux, parce qu’il y avait là une femme qui était devenue folle et qui avait mangé sa famille. »— Une citation de  Nathalie Diduch, descendante d’une survivante de l’Holodomor

Des Ukrainiens affamés ont tenté de quitter leur village, mais les autorités soviétiques ont publié un décret interdisant aux paysans de quitter le pays et même de migrer vers les centres urbains. Ceux qui tentaient de fuir ou qui cachaient quelque aliment ont été condamnés à mort. Le grand-père de Nathalie Diduch est l’une des personnes qui ont disparu.

En quelques mois, environ 4 millions d’Ukrainiens ont péri, soit plus de 10 % de la population.

On estime que 4 millions d’Ukrainiens, dont cette jeune femme à Poltava, sont morts lors de l’Holodomor. Photo: Getty Images/Express

Le terme Holodomor se traduit en ukrainien par tué par la faim, explique Dominique Arel, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire des études ukrainiennes.

Quand on dit « tué par la faim », ça implique qu’il y a un tueur. Ça veut dire qu’il y a un acteur politique pour que la famine devienne un outil politique, dit Dominique Arel, qui qualifie de la politique de Staline de génocide au ralenti.

« Mourir par la faim, c’est terrible. C’est un très long processus de déshumanisation; tu en perds la raison.  »— Une citation de  Dominique Arel, Chaire des études ukrainiennes, Université d’Ottawa

Bien que d’autres parties de l’ex-Union soviétique aient également souffert de la politique agricole de Staline, c’est l’Ukraine qui en a souffert le plus. En fait, pendant cette famine, l’Union soviétique continuait d’exporter et gardait des réserves des céréales.

M. Arel croit qu’il y a des parallèles à faire entre cette famine et le conflit en cours. Dans les deux cas, la stratégie est de cibler les civils, croit-il. C’est une guerre de terreur, c’est une attaque contre la population civile pour briser tout sentiment de nationalisme.

La faim est l’une des tactiques actuellement utilisées par Poutine pour briser la population, croit M. Sysyn. Nous voyons qu’il veut mettre à genou certaines villes comme Marioupol, en arrêtant tout convoi humanitaire.

Ignorer les faits

Si Poutine interdit aujourd’hui toute mention de la guerre en Ukraine, Staline avait interdit en Union soviétique toute mention de la famine. Les Ukrainiens en parlaient discrètement entre eux, mais ce sont les expatriés qui se sont battus à partir des années 1980 pour faire reconnaître cette période sombre de leur histoire.

L’Holodomor est devenu une partie de l’identité des Ukrainiens qui ont fui l’Union soviétique. Ils ont voulu attirer l’attention du monde pour qu’on voie ce que l’Union soviétique leur a fait , explique M. Sysyn.

Ce n’est qu’en 2006 que l’Ukraine reconnaît officiellement l’Holodomor comme génocide.

Le président Volodymyr Zelensky et sa femme Olena visitent le monument commémorant les victimes de l’Holodomor à Kiev le 27 novembre 2021. Photo: AP

Le Canada, qui compte plus de 1,4 million de citoyens d’origine ukrainienne, a été l’un des premiers pays à reconnaître l’Holodomor comme un génocide contre le peuple ukrainien. En mai 2008, le gouvernement fédéral canadien a proclamé le quatrième samedi de novembre jour du Souvenir de l’Holodomor. Quatorze pays reconnaissent l’Holodomor comme un acte de génocide.

Pourtant, 90 ans plus tard, l’Holodomor est un sujet tabou en Russie. Récemment, la projection à Moscou d’un film sur cette famine a été interrompue par des hommes masqués. Le gouvernement a ordonné à Memorial, l’organisme qui a organisé la soirée, de cesser ses activités.

M. Sysyn craint par ailleurs que les archives en Ukraine à propos de l’Holodomor soient détruites par les Russes pendant cette guerre.

Une indépendance à protéger

La famine orchestrée par Staline a été une tentative d’éradiquer le peuple ukrainien, dit Frank Sysyn, qui ajoute que les Ukrainiens sont prêts à se battre pour ne pas revivre un autre Holodomor. Photo : Reuters/Gleb Garanich

Pour de nombreux Ukrainiens, le fait que la Russie continue de nier l’existence de l’Holodomor, tout en évoquant un génocide dans le Donbass pour justifier la guerre, est la preuve irréfutable que Moscou n’a jamais et n’aura jamais à cœur les intérêts de l’Ukraine.

Je pense que les Ukrainiens voient qu’encore une fois, le gouvernement du Kremlin n’a aucun respect pour la vie des Ukrainiens, dit M. Sysyn.

Comme Mme Diduch, M. Sysyn croit que Poutine a adopté une politique de génocide en Ukraine.

« L’Holodomor avait pour but de redéfinir la société en Ukraine. Nous voyons aujourd’hui une tentative encore plus radicale de transformer la société ukrainienne. »— Une citation de  Frank Sysyn, Institut canadien d’études ukrainiennes, Université de l’Alberta

Selon M. Serbyn, le but ultime de Staline était d’intégrer à tout prix les Ukrainiens dans l’Union soviétique, tout en tuant le mouvement nationaliste et indépendantiste. Il croit que Poutine a le même objectif : russifier les Ukrainiens. Sa guerre sera-t-elle aussi meurtrière? Difficile à prédire, dit-il.

Selon M. Sysyn, l’Holodomor a sans contredit aidé à façonner et à renforcer l’identité ukrainienne. Plusieurs ont voulu briser tout lien avec l’Union soviétique et le Kremlin, et ils ont compris que Moscou ne traiterait jamais l’Ukraine avec respect.

Ce génocide est probablement l’un des éléments qui poussent tant d’Ukrainiens à prendre les armes pour défendre à tout prix leur indépendance, disent MM. Arel et Sysyn.

« Les Ukrainiens résistent parce qu’ils ne veulent pas d’un autre Holodomor. Ils ne veulent pas retomber dans le monde russe. »— Une citation de  Frank Sysyn, Institut canadien d’études ukrainiennes, Université de l’Alberta

Mme Diduch dit que si le monde est émerveillé par la force et la résilience des Ukrainiens qui se battent aujourd’hui, elle n’est pas du tout surprise par leur détermination. Les Ukrainiens ont eu beaucoup de pratique à faire face à ce type d’agression.

Nathalie Diduch dit que l’Holodomor et cette guerre sont un cruel rappel que toute démocratie est fragile et que personne n’est à l’abri de la guerre ou de conflits. Nous sommes en 2022 et il y a un dictateur qui essaie de prendre le contrôle d’un pays souverain. L’histoire nous a montré fois après fois comment une personne peut mettre un frein au progrès de l’humanité.

Avec Radio-Canada par Mélanie Meloche-Holubowski

Journée mondiale de l’Holocauste: le danger de la propagande

janvier 26, 2017

L'affiche américaine de l'exposition Etat trompeur: le pouvoir de la propagande nazie.

L’affiche américaine de l’exposition Etat trompeur: le pouvoir de la propagande nazie.United States Holocaust Memorial Museum

A l’occasion de la Journée mondiale de l’Holocause, le 27 janvier, l’Hôtel de ville de Paris accueille une exposition sur L’Etat trompeur: le pouvoir de la propagande nazie. Le pouvoir de la propagande plus que jamais d’actualité, comme s’en inquiète Sara Bloomfield, directrice du Musée américain de l’Holocauste.

Le chemin qui mène à l’Holocauste était pavé de mots, des mots qui prônent de grandes idées, incitant à la haine et favorisant l’indifférence au sort des autres.

Aujourd’hui, 72 ans après l’Holocauste, les discours de haine sont toujours d’actualité. En dépit d’un engagement ferme pris en 1945 « Plus jamais ça », l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie ont connu une résurgence dans de nombreuses régions du monde. Puisque les nouvelles technologies amplifient considérablement le pouvoir des idées, nous avons plus que jamais besoin de contrer la menace que la propagande pose à toutes les sociétés. Pour cette raison, nous nous associons pour présenter l’exposition L’État trompeur: le pouvoir de la propagande nazie. Parfois, le passé reste le passé. Dans le cas du nazisme, le passé récent a beaucoup à dire au sujet du présent.

Un poison à action lente

La propagande nazie, comme l’a rappelé un survivant de l’Holocauste, a agi comme un poison à action lente et insidieuse qui s’est répandu dans chaque fibre de la société allemande. Des voisins, des amis et des concitoyens se sont transformés en parias et en ennemis de l’intérieur.

Cette transformation ne s’est pas produite du jour au lendemain. Les nazis ont gagné le soutien de millions d’Allemands vivant en démocratie grâce à des promesses de restaurer la grandeur allemande et d’unir tous les Allemands – indépendamment de leur classe, région ou religion – dans une « communauté nationale » (les Juifs étaient considérés comme une race à part, n’appartenant pas à la communauté nationale). C’était une notion séduisante pour une nation humiliée par la défaite militaire, souffrant de graves conditions économiques et terrifiée par la menace communiste. Les Juifs sont devenus les boucs émissaires responsables de tous les problèmes de l’Allemagne. Beaucoup d’électeurs ont volontairement négligé ou n’ont pas été gênés par le programme raciste et antisémite du parti. Mais dès qu’Hitler a été nommé chancelier, son gouvernement a rapidement effectué des arrestations de masse, mis en place des camps de concentration et mis en oeuvre des politiques raciales. La démocratie a été éradiquée en l’espace de quelques mois.

Sous la dictature nazie, la guerre contre les Juifs était présentée comme une question de sécurité nationale. La diffusion ininterrompue de propagande raciste et antisémite, quand elle n’inspirait pas la haine, favorisait une indifférence du public qui contribuait à rendre possible la persécution et, à la fin, le meurtre de masse.

Jouer sur les frustrations et les peurs

Malheureusement, la propagande dangereuse imprègne encore la culture politique contemporaine. Et son danger est amplifié par la puissance de la technologie. Les stratèges extrémistes comprennent, comme l’a fait Hitler dans les années 1920, qu’il faut se rapprocher des individus et des groupes déçus du système actuel. Les organisations terroristes et les politiciens populistes et radicaux jouent sur les frustrations et les peurs, ainsi que sur les espoirs et les rêves, de leurs publics cibles.

Dans sa propagande, ISIS (Daech) promet de créer une communauté idéale, où les musulmans, quelles que soient la couleur de leur peau, leur appartenance ethnique ou leur origine nationale, peuvent vivre en « fraternité » sous un « drapeau et un objectif unique ». Les recruteurs touchent les personnes qui se sentent privées de leurs droits, humiliées ou mécontentes, et qui sont disposées à commettre des actes extrêmes, comme des tueries d’une brutalité terrible, la torture et même un génocide pour réaliser leur conception du monde.

La démocratie fait face à une autre menace des groupes d’extrême-droite, qui promettent de restaurer la grandeur nationale en attisant la peur et la colère, visant pour grande partie des boucs émissaires, comme les minorités ou les immigrants. Ces partis ne sont plus des mouvements marginaux, mais des organisations capables de construire une base solide de soutiens et de gagner des élections locales, régionales et nationales. Dans un certain nombre de pays européens, les partis d’extrême-droite ont déferlé sur les réseaux sociaux, dépassant largement leurs principaux concurrents politiques. Aux États-Unis, les nationalistes blancs extrémistes ont considérablement augmenté leur présence sur les réseaux sociaux. Une étude récente indique que de tels groupes, y compris les néo-nazis, ont connu une croissance de 600% de « followers » sur Twitter.

Ne pas oublier son passé

Ce sont là des préoccupations graves, auxquelles nous tous devons faire face. Peu d’électeurs allemands au début des années 1930 prévoyaient que le régime nazi plongerait le monde dans la guerre et réaliserait le plus grand génocide de l’histoire du monde. Beaucoup d’entre eux ont voté par frustration face à leur situation du moment et par crainte et colère. Ils n’ont voté ni pour les chambres à gaz, ni pour les unités mobiles d’extermination. Mais, en ignorant les sombres facettes du programme nazi, comme le racisme et l’antisémitisme, les Allemands ordinaires ont aidé à porter Hitler au pouvoir.

Le processus démocratique encourage la concurrence et la diversité sur le marché des idées. Mais ses libertés exigent une vigilance soutenue au nom de ses citoyens et des élus afin de veiller à ce que les droits de tous soient protégés. Combattre la propagande dangereuse qui diabolise tout groupe ou menace les valeurs démocratiques fondamentales, relève de la responsabilité de chacun. Pour cette raison, nous encourageons tous les visiteurs de l’exposition à Paris L’Etat trompeur, le pouvoir de la propagande nazie à protester contre les discours de haine et contre la violence envers les minorités religieuses et ethniques en utilisant les hashtags #Holocaustremembrance et #MemoryToAction.

Un monde meilleur – qui valorise la liberté, la justice, le pluralisme et la dignité humaine – est à portée de main. Mais c’est un monde qui n’oublie jamais son passé, qui est prêt à y faire face et qui refuse de répéter les erreurs du passé. La transmission du passé est une première étape pour jeter les bases de l’avenir. Le reste incombe à chacun d’entre nous.

 

L’Etat trompeur, le pouvoir de la propagande nazie, exposition ouverte au public du 26 janvier au 25 février, à l’espace Paris Rendez-Vous, le concept-store de l’Hôtel de Ville de Paris.

Lexpress.fr par Sara Bloomfield, directrice du Musée Mémorial de l’Holocauste des États-Unis