Netflix diffuse un documentaire en trois parties qui revient sur l’ascension difficile de Kanye West, sans rien ignorer de ses récents dérapages.

Los Angeles, 23 octobre 2002. Comme tous les jours depuis ses 15 ans, Kanye West produit des beats. Aujourd’hui, il travaille pour les Black Eyed Peas, mais aussi Beanie Sigel et Peedi Crakk, des rappeurs de Roc-A-Fella, le label de Jay-Z sur lequel il a signé. Derrière sa console, Kanye soupire. Il est l’un des producteurs de rap les plus demandés du pays, mais il en a marre de jouer les rats de studio. Or, quand il a essayé de faire écouter son flow à son mentor Jay-Z, celui-ci a gardé ses pupilles collées à son bipeur : dans le fond, le grand Jay le méprise un peu. Kanye n’est pas assez « ghetto ». Il vient du Midwest, pas des rues. Il n’a jamais dealé de drogue, pas même une boulette de shit dans les couloirs du lycée. Sa mère est prof d’anglais à l’université, son père est un photo-journaliste, ex-militant des Black Panthers. L’inspiration pour ses rimes, il la puise dans son expérience… à la fac ! Du jamais-vu chez les rappeurs américains.
D’ailleurs, Kanye se sent plus poète que rappeur. Alors, en cette chaude journée d’automne californienne, il s’est lancé dans un freestyle devant Ludacris, le rappeur d’Atlanta. Lui aussi a été à l’université, peut-être qu’il appréciera ses punchlines ? De mauvaise humeur, Ludacris l’envoie balader. Kanye est humilié. Il est 3 heures du matin à L.A. Kanye grimpe, furieux, dans sa Lexus de location. Est-ce qu’il était encore en colère quand son véhicule s’est écrasé, quelques instants plus tard ? Il se réveille à l’hôpital, la mâchoire fracassée, et l’air de « Through the Fire », la ballade kitsch de Chaka Khan, tourne dans sa tête.
Investi d’une mission divine ?
Allongé sur un canapé dans cette pièce qui sent l’alcool à 90°, les yeux tellement tuméfiés qu’il peine à les ouvrir, il rappe en silence : « Une vitamine C est mon petit-déjeuner, une boisson protéinée mon dessert/Quelqu’un a commandé des pancakes, je n’avale que le sizzurp. » À sa sortie de l’hôpital, il se dirige tout droit vers le studio d’enregistrement. Il sample « Through the Fire », en fait une boucle, rajoute quelques beats, et s’installe enfin derrière le micro. Il a cru mourir et se croit investi d’une mission divine. Sa diction est entravée par les fils qui maintiennent ensemble les os de sa bouche. Entre ses lèvres, il crache son venin encore plus fort. « Through the Wire », à travers les fils, sera son premier single. Trois ans plus tard, Time Magazine l’élève au rang des 100 personnes les plus influentes du monde. La carrière de Kanye a atteint d’inatteignables sommets, puis s’est écrasée.
C’est la trajectoire de l’une des personnalités les plus étranges du monde de la musique, mi-fou, mi-génie, mégalomaniaque passé du rap à la présidence des États-Unis (enfin, il s’y est présenté), que ce documentaire entreprend de retracer. En trois épisodes dont le dernier vient d’être dévoilé sur Netflix, Clarence « Coodie » Simmons le suit de ses débuts laborieux à Chicago, à son triomphe grâce à Jay-Z et son accident qui failli lui coûter la vie, sans oublier ses dérives psychiatriques et politiques.
La force de cette série, c’est l’accès privilégié qu’a eu le coréalisateur depuis les tout débuts du rappeur, lui permettant de rendre un témoignage ancré dans le temps. Il est fascinant de voir la détermination de West à se faire entendre quand personne ne le prend au sérieux. Dans les bureaux de Roc-A-Fella, il met sa chanson sur les sonos de toutes les secrétaires, leur rappe les paroles, yeux dans les yeux. Il ne récolte que des sourires gênés, mais sa foi ne faiblit pas. Il a une idée très claire de ce qu’il veut faire en studio en termes de paroles et de productions, il est en avance sur tout le monde, et seule sa mère croit en lui. Donda, qui l’a élevé seule, connaît tous ses raps par cœur. Elle l’encourage à se comporter comme une star jusqu’à en devenir une. Elle est son socle, son moteur, sa meilleure amie, son manageur, sa conseillère. Elle le filme à 13 ans enchaînant les rimes comme un grand, déjà en plein ego trip dans son pull à pois.
« Comment peut-on avoir trop confiance en soi ? »
« On dit que j’ai un excès de confiance en moi, comme si c’était mal, comme si c’était un gros mot », déclare-t-il des années plus tard à l’ouverture de son œuvre de charité, alors qu’il est au sommet. « Comment peut-on avoir trop confiance en soi ? Il faut avoir trop confiance en soi, il en faut toujours plus. Ils veulent qu’on se fonde dans la masse, qu’on baisse la tête et qu’on dise oui à tout. […] Je suis prêt à bousculer la vision négative des gens vis-à-vis d’un Noir sûr de lui. Parce qu’ils n’ont jamais vu ça. C’est comme la mentalité de l’esclave trop bruyant. […] Je suis le meilleur et vous devriez penser la même chose de vous ! » On remarque que ce qu’on trouve cool chez Liam Gallagher, le plus arrogant des rockeurs, on ne le supporte pas chez un rappeur noir. Le péché d’orgueil est excusé.
Époux d’une marque reine des réseaux sociaux et de la télé-réalité, il semble au bord du gouffre depuis la perte de sa mère et l’annonce de son divorce, s’enfermant deux semaines dans les loges d’un stade pour terminer un album après un concert où il venait de le présenter. Son nouvel album Donda 2 est complaisant, brouillon, inachevé, mais on ne peut que recommander cette série documentaire tant elle éclaire sur l’impitoyable industrie du hip-hop, la grâce des moments de création, les relations mère-fils, la résilience et la bipolarité.
« Jeen-Yuhs, la trilogie Kanye West », de Clarence « Coodie » Simmons et Chike Ozah, sur Netflix
Avec Le Point par Anne-Sophie Jahn