Le Peace Bridge relie la ville de Buffalo à celle de Fort Erie, au Canada. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Buffalo a longtemps été la dernière étape à séparer les esclaves de leur liberté au Canada. Aujourd’hui, ce ne sont plus les esclaves, mais des milliers de migrants du monde entier qui y débarquent chaque année, aidés par un réseau de militants, dans l’espoir de traverser la frontière. Cependant, pour beaucoup d’entre eux, les récentes modifications des politiques migratoires entre le Canada et les États-Unis ont mis un frein au rêve canadien.
Je suis en route pour aller chercher ces gens, mais je ne suis pas encore arrivé. Pouvez-vous rester en ligne?
demande Matt Tice à la téléphoniste d’un service de traduction en conduisant.
Pas de problème
, lui répond la dame au téléphone.
Trente minutes plus tôt, ce travailleur social de formation, qui dirige le refuge pour migrants Vive, à Buffalo, a reçu un appel du service des douanes américaines. Une jeune Hongroise et ses deux enfants, dont un bébé de six mois, venaient d’être interceptés alors qu’ils tentaient de rejoindre la ville canadienne de Niagara Falls.
Matt Tice doit aller les chercher.

Matt Tice, le directeur du refuge Vive, a dû aller chercher d’urgence une famille de demandeurs d’asile à la frontière canadienne. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Sur le siège arrière, il a installé un siège pour bébé et un banc pour enfant. Il n’a que très peu d’informations sur cette petite famille, mais le temps presse.
L’autre option pour quelqu’un comme elle, qui se fait refouler et qui n’a pas d’autres ressources, serait de vivre dans la rue, donc c’est urgent. […] Tous les refuges pour sans-abri de la ville sont pleins. […] On ne peut pas laisser une jeune mère avec des enfants dans la rue
, dit-il en conduisant vers le poste frontalier du Peace Bridge, qui relie les États-Unis au Canada.
Explosion des demandes
Les cas comme celui-ci sont monnaie courante pour Matt Tice et son équipe.
L’année dernière, l’équipe de Vive est venue en aide à 2281 migrants en provenance de 70 pays. 80 % d’entre eux souhaitaient aller au Canada et 800 ont opté pour le chemin Roxham.
Malgré la fermeture de ce passage, les migrants continuent à affluer à Buffalo. Uniquement depuis le début de la semaine, au moins une trentaine de migrants d’Haïti, du Venezuela, du Congo et de l’Afghanistan se sont présentés au refuge Vive.
Beaucoup cherchent à obtenir de l’aide juridique : depuis les récentes modifications apportées à l’Entente sur les tiers pays sûrs, trouver refuge au Canada est beaucoup plus compliqué.

Des demandeurs d’asile se sont précipités au chemin Roxham pour traverser au Canada avant la fermeture officielle de cette voie d’accès. Photo : Radio-Canada/Xavier Savard-Fournier
Les migrants qui arrivent par les États-Unis ne peuvent plus demander l’asile au Canada en traversant la frontière illégalement, comme c’était le cas au chemin Roxham. Ils doivent le faire depuis les États-Unis, à moins de remplir certains critères, notamment avoir un proche qui réside au Canada.
Le nombre de demandes d’aide a augmenté de 400 %. Nos téléphones n’arrêtent pas de sonner, nous recevons des courriels, les gens viennent au refuge et nous devons leur dire qu’ils ne sont plus admissibles ou qu’ils ne pourront pas être réunis avec leurs proches qui vivent au Canada
, déplore Matt Tice, dont les journées sont constamment interrompues par l’arrivée de nouveaux demandeurs d’asile et par des appels d’urgence.
Avec seulement deux conseillers juridiques, deux avocats et une poignée de bénévoles pour les aider à monter leurs dossiers d’immigration, la tâche est rude.
Selon lui, beaucoup de demandeurs d’asile perçoivent le Canada comme une destination plus sécuritaire.
Il donne l’exemple de la fusillade perpétrée par un suprémaciste blanc qui a coûté la vie à une dizaine de personnes dans un supermarché près du refuge l’année dernière et qui a fortement ébranlé les pensionnaires du refuge.
Je parlais à des résidents [du refuge] qui avaient choisi de rester aux États-Unis, mais qui ne se sentaient plus en sécurité. Un homme noir m’a dit : « Je dois aller ailleurs »
, raconte-t-il.
Refuge plein à craquer
Le refuge Vive est situé dans une ancienne école délabrée d’un quartier défavorisé de Buffalo. Sur la porte d’entrée, une affiche indique en plusieurs langues qu’il n’y a plus de lits disponibles.
Depuis des mois, environ 160 personnes y vivent, alors que le refuge ne devrait en accueillir que 120. La demande est telle que la chapelle et une salle de jeu ont récemment dû être converties en dortoirs.
« On est bien au-dessus de notre capacité d’accueil. »— Une citation de Matt Tice, directeur, refuge Vive

Des femmes font le lavage au refuge Vive. Environ 160 personnes y vivent et chaque adulte a des tâches à accomplir. Photo : Radio-Canada/Andréane Williams
Dans les corridors, des jeunes écoutent de la musique ou des vidéos sur leur téléphone portable, tandis que des parents font l’aller-retour entre la salle à manger et leur dortoir, leurs bébés dans les bras.
Un coiffeur originaire du Cameroun, lui, tente de retrouver un semblant de normalité en organisant un coin coiffure à l’aide d’une table, de deux vieilles lampes et de panneaux réfléchissants autocollants en guise de miroirs.
Si beaucoup n’y séjournent que quelques jours ou quelques semaines, certains finissent par y rester pendant des mois, voire des années, en attendant que leur situation se régularise.
Familles déchirées
C’est ce qui pourrait arriver à Valeria, dont Radio-Canada a accepté de changer le nom pour des questions de sécurité.
Cette Sud-Américaine vit au refuge avec ses deux enfants en bas âge depuis près d’une semaine. Elle a emprunté des milliers de dollars à la banque et à ses proches pour fuir son nouveau conjoint violent et pour atteindre Buffalo dans le but de franchir la frontière canadienne.
Cette mère de famille pensait pouvoir demander l’asile au Canada grâce à son ex-belle-sœur qui vit à Toronto, mais elle ne pourra pas le faire parce qu’elle n’est pas reconnue comme un membre de la famille de celle-ci en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs.
Valeria et une de ses filles jouent dans la salle de jeux du refuge Vive. Elles ne savent pas si elles pourront un jour rejoindre leurs proches au Canada. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Elle n’a aucune idée de ce que lui réservent les prochains mois.
J’avais beaucoup de rêves. Acheter une maison à ma mère, faire soigner ma fille au Canada
, dit-elle en essuyant ses larmes.
Ses enfants, eux, pourraient traverser la frontière, mais elle refuse de s’en séparer.
Cela montre bien que ces règles [d’immigration] ne sont pas adaptées aux nuances de chaque cas
, déplore Matt Tice.
Selon les données préliminaires de l’Agence des services frontaliers du Canada, entre le 25 mars et le 16 avril derniers, les autorités canadiennes ont traité 264 demandes d’asile à partir de points d’entrée officiels. Moins du tiers des demandeurs ont été jugés admissibles.
Matt Tice ajoute que ceux qui se font renvoyer aux États-Unis font souvent l’objet d’une mesure d’exclusion qui les empêche de soumettre une nouvelle demande d’asile au Canada pendant au moins un an.
Réseau d’aide informel
C’est précisément pour éviter de telles situations que Jennifer Connor et Gene Dickson ratissent régulièrement la gare d’autobus de Buffalo.
Ce jour-là, elles distribuent des affiches explicatives en anglais, en français et en espagnol aux employés de la gare et aux chauffeurs de taxi pour qu’ils informent les migrants des récents changements à la frontière.
Jennifer Connor, à droite, et Gene Dickson, à gauche, visitent régulièrement la gare d’autobus de Buffalo à la recherche de migrants dans le besoin. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Rapidement, elles aperçoivent Thomas Rivera, un concierge avec qui elles collaborent régulièrement.
Thomas, tu savais que les règles ont changé à la frontière?
lui demande Jennifer Connor, la directrice générale de l’organisme Justice for Migrant Families, en lui tendant une affiche.
Non, je ne le savais pas
, réplique-t-il.
L’homme d’origine portoricaine raconte qu’il croise de deux à trois familles de migrants par semaine à la gare. La plupart essaient de se rendre à Plattsburgh afin d’emprunter le chemin Roxham.
Un monument à la mémoire du « chemin de fer clandestin », un réseau secret d’abolitionnistes qui aidait les esclaves noirs américains à fuir vers le Canada au 19e siècle, a été érigé près du Peace Bridge à Buffalo. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Je parle espagnol, donc je les aide. Elles ne savent pas comment aller à Plattsburgh. Parfois, elles n’ont pas de téléphone et je leur prête le mien
, explique l’homme.
Gene Dickson fait remarquer que beaucoup de gens ordinaires ont risqué leur vie dans le passé pour aider les esclaves qui fuyaient les États-Unis. C’est là un héritage auquel la ville doit continuer de faire honneur, selon elle.
« Ils ont sacrifié leur sécurité pour aider ces esclaves et je pense qu’on doit se souvenir de cette histoire. »— Une citation de Gene Dickson, bénévole, Justice for Migrant Families
Le Canada, si proche, mais si loin
Au poste frontalier de Peace Bridge, la famille hongroise apparaît finalement au loin, escortée par deux agents frontaliers américains. L’un d’eux tient la main du bambin tandis que la jeune mère transporte son bébé dans ses bras. Derrière eux, un drapeau américain hissé au sommet d’un gigantesque mât flotte au vent.
Tope là!
lancent les agents au petit garçon en lui présentant la paume de leur main pour lui dire au revoir.
Nous voulons simplement aider ces gens
, dit l’un d’eux, l’air résigné.

Une jeune Hongroise voulait aller rejoindre son mari au Canada avec leurs deux enfants, mais elle a été renvoyée aux États-Unis en tentant de passer la douane. Photo: Radio-Canada/Maxime Beauchemin
Dans la voiture vers le refuge, Matt Tice apprend, avec l’aide d’un traducteur hongrois au téléphone, que la jeune femme tentait de rejoindre son mari déjà réfugié au Canada.
Ça s’annonce mal
, déplore-t-il.

La famille hongroise ne pourra pas rester au refuge, faute de lits. L’équipe de Vive tentera donc de lui trouver un endroit où elle pourra être hébergée dans la communauté. Photo : Radio-Canada/Andréane Williams
Il craint que la jeune femme ne soit coincée aux États-Unis pendant de nombreux mois avant de pouvoir revoir son époux.
J’ai grandi ici et je pouvais voir le Canada de chez moi
, se souvient le directeur du refuge.
Nous traversions la frontière très facilement, mais pour ces gens dont le Canada est la destination, ce pays semble à la fois très proche et très loin. Ils ont vraiment l’impression qu’ils ne l’atteindront jamais.
Avec Radio-Canada par Andréane Williams