
La dictée reste l’exercice le plus formateur pour bien maîtriser l’orthographe. MYCHELE DANIAU / AFP
Les sondages le prouvent, le niveau d’orthographe des Français est en baisse perpétuelle, ce qui apparaît presque comme un paradoxe à l’heure où les claviers ont pénétré dans les foyers. En y regardant de plus près, on trouve néanmoins des raisons objectives à cette baisse qualitative, qui ne semble pas près de s’inverser.
Un sondage réalisé par Mediaprism publié la semaine dernière par l’hebdomadaire Le Point révélait que 73% des Français trouvaient leur langue maternelle « difficile », en particulier en raison de son orthographe très singulière. Pour aider ses lecteurs à combler leurs lacunes, Le Point a édité un hors-série de 100 pages qui comporte une foule d’exercices, rappelant un peu les cahiers de devoirs de vacances de nos années de collège. Nous avons pour notre part invité deux linguistes à réfléchir sur la question et à nous livrer leurs impressions.
Ce vendredi c’est la journée mondiale de la Francophonie.
Chef du service correction du quotidien Le Monde pendant plus de vingt ans, Jean-Pierre Colignon est l’un des plus grands spécialistes de la langue française et de son orthographe. Il leur a consacré une quarantaine d’ouvrages et anime, entre autres activités, un site internet à la fois ludique et exhaustif. Bien connu des auditeurs de RFI, Yvan Amar possède, lui aussi, une formation de linguiste. Il a enseigné un temps le français dans plusieurs établissements scolaires de la région parisienne, bien avant de devenir, sur RFI, le présentateur de La Danse des Mots (du lundi au vendredi à 13h33TU).
Ni Jean-Pierre ni Yvan ne sont étonnés des résultats de ce sondage. L’un comme l’autre estiment que l’orthographe est en pleine mutation, du fait des méthodes d’enseignement et des nouvelles technologies. Voici le fruit de leur réflexion.
Jean Pierre COLIGNON : « Il faudrait prendre le taureau par les cornes dès le primaire »
Un nivellement par le bas
« Non, le résultat de ce sondage ne m’étonne pas. C’est un constat que tout le monde fait. J’ai écrit ou organisé environ 320 dictées. Cela veut dire que, depuis vingt ans, j’ai vu une évolution en ayant face à moi entre 30 000 et 35 000 personnes de 12 à 80 ans. Avec les professeurs et les instituteurs honnêtes, on arrive aux mêmes conclusions : en vingt-cinq ans, il y a une différence de niveau de deux à trois classes. C’est-à-dire qu’un élève de quatrième de maintenant est au niveau d’un élève de sixième voire de CM2 du début des années 1990. Et pour 100 élèves qui ont le bac, en moyenne il n’y en a que 20 qui ont le niveau en français ».
L’éducation en question
« On ne peut pas s‘étonner du résultat si on constate qu’on a supprimé environ 800 heures de français en trente ans entre le CP et la 3e. Les parents eux-mêmes ont perdu un peu de leur niveau. Chez les jeunes parents de 30-35 ans, le niveau n’est plus le même. Et puis avant, on avait des élèves qui parlaient le français à la maison et qui parlaient le français tout le temps, sauf quelques petites minorités. Aujourd’hui, il y a des enseignants qui se retrouvent avec vingt nationalités dans leur classe et avec des enfants qui ne parlent pas du tout français en dehors de l’école. C’est une difficulté énorme. Donc il faudrait plus d’enseignants ». Les correcteurs orthographiques « Ils sont plutôt bons pour la petite typographie [espaces, ponctuation, ndlr] et assez bons pour l’orthographe d’usage, c’est-à-dire l’orthographe des mots. Mais dès qu’on arrive à l’orthographe grammaticale, c’est-à-dire les accords des mots dans les phrases, ou la concordance des temps, ou si l’on emploie un homonyme mal à propos – pinot d’Alsace à la place de pineau des Charentes, par exemple – le correcteur orthographique ne va pas réagir. Autre exemple : si au lieu d’écrire » la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs « , vous écrivez « l’amer convoi dense et le long des golfs clairs « , le correcteur automatique ne corrigera rien. Ce n’est pas un cerveau humain. Les meilleurs correcteurs arrivent à réagir quand ils tombent sur quelque chose qui n’est pas logique. Mais quand il y a des inversions dans les phrases, par exemple, c’est-à-dire le sujet derrière le verbe, l’engin est complètement perdu ».
Les SMS, une plaie ?
« Ah oui, le » t ou ? tu fé koi ? « . Là, je dirais que le cerveau humain normal doit être capable de faire la distinction. Il est bien capable de faire la distinction entre le français, l’anglais et l’espagnol. Et il sait très bien adapter une graphie rapide, cursive lorsqu’il envoie des messages, parce qu’il faut aller vite. Et, à côté, maîtriser complètement l’orthographe pour des situations plus formelles. Les lacunes d’orthographe sont, à mon avis, plus liées à l’absence de vocabulaire, à la perte de culture générale. Quand on ne comprend pas les phrases, quand on ne connaît pas les mots, on ne peut pas savoir les écrire ». Difficile, le français ?
« Oui, c’est vrai que l’espagnol est plus simple mais l’allemand, je n’en suis pas persuadé. Il y a effectivement des difficultés, on ne peut pas le nier. Et puis il y a des règles. Et des exceptions à la règle qu’il faut apprendre par cœur : par exemplebijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pouqui prennent un x au pluriel ; apaiser, apercevoir, apitoyer, aplanir, aplatir, aposter, apostropher, apurer qui ne prennent qu’un seul « p « derrière le « a », etc. Il y a également des subtilités mais c’est souvent subtil de par la logique. Le sondage pointe beaucoup de fautes sur le pluriel des mots composés. Un terre-plein, des terre-pleins et non pas terres-plains par exemple. Mais quand on dissèque, c’est facile à comprendre : ce sont des monticules qui sont pleins de terre. Terre est indénombrable et reste donc au singulier. Outre les mots composés, ce qui met le plus en difficulté les gens qui font des dictées, ce sont les consonnes simples ou doubles, l’accent circonflexe, les adjectifs de couleur et le participe passé ».
Les médias également responsables
« Les fautes les plus criantes, ce sont les incrustations à la télévision. J’avais fait des démarches en tant que secrétaire du syndicat des correcteurs pour proposer que soient embauchés des correcteurs-réviseurs à côté des gens qui saisissent les incrustations. Je me suis même déplacé plusieurs fois à France Télévisons. Mais en réalité, c’est impossible dans la quasi-totalité des cas parce que, quand il s ‘agit des incrustations pour les journaux télévisés, les préposés aux incrustations saisissent le texte trente secondes seulement avant que ça passe à l’antenne. Il est impossible de faire intervenir un correcteur ou un réviseur dans ce laps de temps. En revanche, pour tout ce qui est saisie par avance, là je trouve que l’on devrait faire appel à des réviseurs qui soient correcteurs. Ou à des réviseurs-journalistes, peu importe. Dans la presse écrite, le problème, c’est qu’il n’y a plus de correcteurs. Ou beaucoup moins. Au Monde, j’ai eu une équipe de 45 personnes, maintenant ils ne sont que 10 ! Et les deux correcteurs qui sont affectés au web ne vérifient pas tout ce qui est mis en ligne. C’est impossible. Faute de temps, tout n’est donc pas relu. Au Figaro, ils ont été jusqu’à 42 personnes, actuellement je crois qu’ils ne sont plus que 8. Au Parisien, ils ont été jusqu’à 30 ou 35 et maintenant ils ne sont que 7 et leur emploi est menacé. Il reste quand même Le Canard Enchaîné car, traditionnellement, au Canard on tient à ce qu’il n’y ait pas la moindre faute et il reste encore une douzaine de correcteurs. Tout est lu et relu. Les hebdos aussi ont encore des correcteurs. Plus que l’orthographe encore, ce qui me gêne c’est le mauvais emploi des mots. J’ai entendu il y a quelques mois sur une chaîne d’info en continu qu’au Mali, les opérations aériennes étaient terminées et que les forces françaises au sol allaient désormais passer au combat » au corps à corps « , ce qui a tourné à l’antenne toute la journée, sans jamais être rectifié. Or, au corps à corps, ça veut dire à la baïonnette. Comme en 14-18 ! C’est n’importe quoi ! ». Quelles solutions ?
« Il faudrait prendre le taureau par les cornes dès les premières années du cursus primaire. Donc remettre plus d’heures de français. Ça, c‘est indispensable. Je comprends que les élèves puissent être rebutés par la grammaire. Mais l’orthographe, si on prend le temps de l’expliquer avec des anecdotes, des histoires, ça peut être ludique. Si on fait des dictées très souvent – pas forcément très longues et difficiles – mais au moins des dictées qui portent sur le vocabulaire de base, sur le vocabulaire fondamental, on peut faire progresser les élèves. Et puis, ça n’est pas faire du racisme que de le dire : un instituteur qui a face à lui des élèves installés depuis peu en France, qui ne parlent pas le français chez eux, et qui ne parlent pas le français entre copains quand ils sortent de l’école, se trouvent face à une tâche très compliquée. Autrefois, il y avait des » sous-maîtres « , des jeunes qui venaient en renfort du maître d’école, qui étaient avec lui dans la classe et qui donnaient un soutien à ceux qui avaient du retard. C’est peut-être une solution. Mais laisser un enseignant tout seul face à des classes où il y a un gros problème d’alphabétisation, ça n’est pas possible. C’est l’envoyer au casse-pipe ! »
Yvan AMAR : « Cela reste un effet de distinction sociale »
Une spécificité très française
« Ces chiffres ne sont pas surprenants. On doit la baisse du niveau de l’orthographe à une modification de l’école. L’orthographe en tant que critère de distinction a baissé dans l’esprit des profs. Ils ont considéré que l’orthographe, c’était moins important par rapport à un certain nombre de choses et on l’a moins apprise alors que c’était une espèce de discipline reine et une spécificité très française. Il faut reconnaître qu’on a, en français, une orthographe très difficile, beaucoup plus difficile en tout cas que chez les autres langues européennes. Ces règles d’orthographe, ce sont un peu des règles de championnat. On donnait le certificat d’études à ceux qui savaient que « les roses que j’ai cueillies », c’était « ies » à la fin alors que « j’ai cueilli des roses » c’était « i » tout seul. Mais à l’oral, on n’entend pas la différence ».
Un marqueur social
« L’orthographe, c’est à partir de ça que l’on déterminait si quelqu’un était beaucoup allé à l’école ou pas, lisait ou pas, écrivait ou pas. Cela reste donc un effet de distinction sociale qui s’est amenuisé mais qui n’a pas encore disparu. Le français est un héritage du latin mais, ce qui est bizarre, c’est que les autres langues romanes qui viennent du latin n’ont pas du tout hérité de ça. La langue française s’est construite sur une syntaxe très particulière. Mais je pense que ça va changer dans les années qui viennent, car l’écriture va changer. Depuis 20-25 ans, je remarque une chose qu’on ne voyait pas avant : des gens très diplômés ont de gros problèmes d’orthographe. Avant, c’était une infime minorité. Il y en a beaucoup plus aujourd’hui. Il y a des gens très brillants, très cultivés mais qui n’ont pas intégré quelque chose, et qui font des fautes d’orthographe ». Une forme d’élitisme
« Il se trouve que la culture française est très liée à l’histoire de la langue française. Le rapport à la langue a incroyablement changé il y a un peu plus de 100 ans, c’est-à-dire au début de la IIIe République avec l’école obligatoire, l’école laïque, l’école gratuite. Pour les gens qui ne faisaient pas d’études longues, le parcours scolaire était sanctionné par ce qu’on appelait le certificat d’études [officiellement supprimé en 1989, ndlr]. Et qu’est-ce qui comptait au certificat d’études ? C’était de connaître l’orthographe, avec des règles assez sophistiquées et assez difficiles. Il fallait savoir faire la dictée. Et la dictée, d’une certaine façon, c’était la discipline reine dans une espèce d’idéologie des Français. Combien a-t-on croisé de gens qui, presqu’en se vantant, disaient : » Moi, j’étais nul en maths « . Mais combien de gens croise-t-on qui disent : » Moi, j’étais nul en français « . Personne ! C’est beaucoup plus minorant, beaucoup plus méprisant. Les gens n’osent pas dire » j’étais nul en français « . Parce que ça veut dire » je suis un crétin « . Alors que quand on dit » je suis nul en maths « , ça veut dire » je n’ai pas l’esprit des chiffres « . Ça ne veut pas du tout dire » je suis un crétin « . Et ça, c’est quelque chose qui a fondé une idée de » la culture à la française « ».
La réforme de l’orthographe
« C’est une bonne chose. On ne parle pas français aujourd’hui comme il y a 100 ans. Il faut bien qu’il y ait une adaptation des règles. Et puis il y a des choses qui ne sont pas logiques mais simplement le reflet d’une histoire. Je ne dis pas que ça n’est pas bien mais ça n’est pas logique. Pourquoi écrit-on événement avec deux » é « . Personne n’est capable de dire pourquoi ! Depuis la réforme de 1990, on peut aussi écrire évènement. C’est quand même plus logique… Et pourquoi imbécileprend un « l » et imbécillité en prend deux. Eh bien on n’en sait rien ! C’est une coquetterie. Comme l’écriture des chiffres. Pourquoi trois cents s’écrit avec un » s » et pas trois cent cinq ? Il y a un usage qu’il faut apprendre petit pour ne pas se tromper. Mais il n’y a pas toujours de logique. C’est vraiment un discriminant social ».
Des changements à prévoir
« On écrit de moins en moins à la main. Aujourd’hui, on écrit sur ordinateur. Il y a des correcteurs d’orthographe qui ne sont pas encore totalement au point mais ça va venir. Si la technologie est là, tout le monde va s’en servir. Ecrire à la main sera de plus en plus rare. Et écrire à la main, ce ne sera pratiquement plus écrire pour les autres. Ce sera écrire pour soi. On va avoir une façon d’écrire à la main qui va devenir de plus en plus sans orthographe. Parce que ce sera pour soi. Pas pour les autres. La langue s’écrira grâce à la machine, comme si on dictait, car les logiciels vont faire de moins en moins de fautes d’orthographe. Et les » scripteurs « , si l’on peut dire, vont en faire de plus en plus ».
Et à RFI, tout le monde a souffert …
Avec treize langues parlées et des dizaines de nationalités différentes, RFI est le laboratoire idéal pour identifier les difficultés de l’orthographe française. Après un petit tour d’horizon, on constate que les problèmes rencontrés ne sont pas les mêmes, suivant la langue d’origine.
Darya par exemple, dont la langue maternelle est le persan, a mis beaucoup de temps à assimiler le genre des mots (masculin ou féminin) car, en persan, les mots n’ont pas de genre. « Comme il n’y a pas de logique, il faut vraiment apprendre le genre des mots par cœur pour savoir que c’est une chaise mais un fauteuil, une table mais un tabouret », dit-elle. « Et si on ne connaît pas le genre du mot, on va aussi se tromper en l’accord. Et donc faire une faute d’orthographe », renchérit-elle. En arrivant du Laos, Kèoprasith a, pour sa part, rencontré beaucoup de difficulté à savoir conjuguer les verbes car, en laotien, on utilise des particules de temps devant les verbes qui, eux, restent invariables. « En laotien, on dit par exemple : hier je mange avec une amie au lieu de dire j’ai mangé. » « Et c’est pareil pour le pluriel. On va dire beaucoup d’arbre et pas des arbres. Il faut donc s’habituer à cette tournure d’esprit ». Pour Tirthankar, natif de l’Inde, l’accord du participe passé après le verbe est toujours une source de questionnement, a fortiori avec les verbes pronominaux. « Quand j’écris ils se sont serré la main, je dois toujours réfléchir pour savoir si c’est serré ou serrée », dit-il. Artan, qui vient d’Albanie, a lui aussi été torturé par le genre des mots. Et, comme beaucoup de Français, il a parfois du mal avec la première personne du singulier au futur et au conditionnel. « Je suis obligé de bien réfléchir avant de savoir s’il faut écrire je serai ou je serais », observe-t-il. Elevé en Argentine, Alejandro a, pour sa part, été longtemps tourmenté par les accents, ne sachant pas toujours où les mettre. « Il m’est arrivé souvent d’écrire au-déla , au lieu de au-delà, par exemple », avoue-t-il. « Je savais qu’il y avait un accent, mais je n’etais pas sûr de son emplacement. » En Russie, ce sont les articles définis et indéfinis qui sont une source de tracas, car la langue de Tolstoï n’en contient pas. « Ecrire un ou le, avant un mot, pour nous, ce n’est pas naturel. Alors il faut faire un effort de concentration », indique Guelia. Pour les Chinois enfin, les difficultés sont nombreuses car le français et le mandarin n’ont ni racine ni écriture commune. « Lors d’une dictée, c’est très difficile pour nous par exemple de faire la différence quand il y a une liaison à l’oral. Si on ne connaît pas bien le mot, on ne sait pas instinctivement si on doit écrire un navion ou un avion, un avire ou un navire », indique Chang-Hui. On conviendra que ceux pour qui le français n’est pas la langue maternelle ont infiniment de mérite à savoir l’écrire convenablement.
Rfi.fr Par Christophe Carmarans