Le directeur de santé publique doit être indépendant du politique, plaide la coroner Kamel, qui écorche sinon la PDG du CIUSSS dont relevait Herron ainsi que des médecins pour leur recours fréquent à la télémédecine, dans son rapport obtenu par Radio-Canada.

Des gerbes de fleurs ont été déposées devant le CHSLD Herron. Photo: Radio-Canada/Ivanoh Demers
Lors de son allocution d’ouverture, en février 2021, pour l’enquête publique sur certains des décès survenus dans des CHSLD durant la pandémie de COVID-19, la coroner Géhane Kamel s’était fait la promesse « de formuler des recommandations dans le but d’éviter d’autres décès ».
Après avoir recueilli 220 témoignages factuels et consulté des dizaines de documents, la coroner en formule deux douzaines, tant au gouvernement du Québec qu’au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), aux CISSS et CIUSSS qu’au Collège des médecins du Québec (voir l’encadré plus bas).
La coroner retient d’abord comme leçon de la pandémie que le directeur national de santé publique doit disposer d’une réelle indépendance par rapport au pouvoir, ce qui ne serait pas le cas, estime-t-elle, puisque c’est à titre de sous-ministre qu’Horacio Arruda et Luc Boileau ont tour à tour occupé le poste.
Une de ses premières recommandations, contenue dans le rapport d’enquête dont Radio-Canada a obtenu copie, vise donc à revoir le rôle du directeur national de santé publique afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique
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De l’avis de la coroner, ces deux rôles sont distincts et ne sont peut-être pas compatibles
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Elle en veut pour exemple certaines consignes de la santé publique, en début de pandémie, notamment sur le port du masque qui n’était pas obligatoire en CHSLD.
Son avis aurait-il été le même s’il [Horacio Arruda] n’avait pas eu à s’inquiéter d’une éventuelle rupture de stock? J’ai tendance à croire que non. De là, à mon humble avis, le danger de porter deux chapeaux.
François Legault et Horacio Arruda lors d’une conférence de presse. Photo : La Presse Canadienne/Jacques Boissinot
Reprenant l’expression chère à l’ex-directeur de santé publique Horacio Arruda sur l’avion qui se bâtissait en plein vol
, la coroner affirme qu’un plan de vol, un radar ou d’autres instruments de vol, donnant des informations en temps réel, auraient dû être une priorité absolue [avec] une veille scientifique internationale digne de ce nom
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Dans son rapport, la coroner note également, à plusieurs reprises, l’absence des médecins en CHSLD, les premières semaines de la pandémie, et leur recours fréquent à la téléconsultation.
« Pour un coroner, que de nombreux résidents soient décédés sans avoir eu droit à une visite d’un médecin durant leur ultime maladie est non seulement triste, mais inquiétant. »— Une citation de Coroner Géhane Kamel
Selon elle, « il est difficilement concevable que des décisions de vie ou de mort aient pu être prises sur la foi d’un relais téléphonique uniquement ».
Des médecins s’étaient par la suite portés volontaires dans les CHSLD, à la mi-avril 2020, après un appel à l’aide du premier ministre.
La coroner en fait une recommandation au Collège des médecins afin de revoir les pratiques médicales individuelles des médecins traitants des CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée, notamment quant à leur décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès
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Cette recommandation pourrait ouvrir la porte à d’éventuelles fautes déontologiques pour certains médecins.
La coroner recommande également aux établissements de santé de resserrer l’encadrement nécessaire justifiant le recours aux protocoles de détresse et à la sédation palliative dans un contexte de soins aigus
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Radio-Canada avait fait état en février des dosages potentiellement excessifs
liés à des protocoles de détresse respiratoire pour des patients atteints de la COVID-19.
La ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais Photo : Radio-Canada/Sylvain Roy Roussel
Marguerite Blais épargnée
Un des témoignages attendus durant les audiences fut celui de la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais.
Son témoignage est sans doute celui qui nous a permis de mieux cerner la date à laquelle tous ont vraiment pris la mesure de la crise à venir, soit autour du 9 mars 2020
, estime la coroner Kamel. « C’est le témoignage le plus crédible malgré le discours formaté pour la présente enquête. »
Avant le 9 mars, l’implication de la ministre dans la gestion de crise est anecdotique […] une fois mise dans la boucle, l’apport de la ministre et de sa sous-ministre est indéniable
, ajoute-t-elle.
Lors de la première vague, près des deux tiers des 5688 décès liés à la COVID-19 avaient eu lieu en CHSLD. La mise au jour par le journaliste de la Gazette Aaron Derfel des nombreux décès au CHSLD privé Herron, le 10 avril, a soulevé l’indignation populaire et mené au déclenchement d’une enquête publique de la coroner.
La PDG du CIUSSS de l’Ouest de Montréal écorchée
À quelques reprises dans le rapport, la PDG du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Lynne McVey, est pointée du doigt pour sa gestion du CHSLD Herron.
La coroner qualifie, par exemple, de disgracieux
les reproches de la PDG aux propriétaires du CHSLD d’avoir transféré des résidents en centre hospitalier « alors même que, dans l’urgence, ce geste était le plus sensé si l’on voulait que ces résidents aient une chance de s’en sortir ».
Elle rappelle la désorganisation de l’équipe de gestionnaires du CIUSSS
et souligne que la grande majorité des décès se sont produits alors que le CIUSSS assumait déjà la gestion du CHSLD
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La coroner recommande au MSSS qu’il assure une plus grande imputabilité des gestionnaires des CISSS/CIUSSS et du MSSS
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Elle recommande de convertir rapidement
les CHSLD privés en CHSLD privés conventionnés afin d’en améliorer le financement.
Le gouvernement Legault jongle avec l’idée depuis plus de deux ans.
Pas de commission d’enquête, mais…
Au fil des audiences de la coroner et des révélations dans les médias, les trois partis d’opposition ont réclamé en bloc en 2021 au gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) la tenue d’une commission d’enquête publique indépendante sur la gestion de la pandémie dans les CHSLD.
La coroner n’en fait pas une recommandation comme telle, mais invite le gouvernement, dans sa conclusion, à faire une rétrospective des événements par le véhicule qu’il jugera approprié portant, entre autres choses, sur la hiérarchisation des décisions, sur l’agilité du système de santé en temps de crise, sur la compréhension et l’exécution des responsabilités au sein des ministères de la Santé, des Aînés et des Proches aidants ainsi qu’au sein des CIUSSS et CISSS
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Un passage dans le rapport salue d’ailleurs le travail local du CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec qui a joint chacune des 44 familles touchées par le décès d’un proche au CHSLD Laflèche pour leur offrir soutien et condoléances.
Revoir la formation des infirmières
Autre recommandation au MSSS, revoir les formations techniques afin que les infirmières en CHSLD et, le cas échéant, les infirmières auxiliaires soient en mesure d’effectuer les techniques nécessaires aux soins de base (soins respiratoires, accès veineux et sous-cutanés, utilisation des pompes volumétriques, etc.)
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Cette recommandation n’est pas sans rappeler la volonté de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) pour que les prochaines générations de professionnelles en soins obtiennent obligatoirement un diplôme universitaire.
Les 23 recommandations de la coroner Géhane Kamel
Que le gouvernement du Québec :
- revoie le rôle du directeur national de santé publique afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique;
- évalue la possibilité de mettre en place un service civique volontaire d’urgence qui serait chapeauté par le ministère de la Sécurité publique, tout comme cela se voit parfois en cas de catastrophe naturelle;
- revoie rapidement l’offre de service de nos aînés en convertissant tous les CHSLD privés en CHSLD privés conventionnés;
- augmente l’offre de service pour le maintien à domicile de nos aînés;
- s’assure d’une politique inclusive en temps de crise pour permettre qu’au moins deux proches aidants puissent visiter la personne hébergée de façon sécuritaire;
- implante des ratios sécuritaires professionnels en soins/résidents dans les CHSLD;
- rehausse, lorsque requis, le nombre de gestionnaires en CHSLD pour s’assurer de couvrir tous les quarts de travail (pouvoirs délégués de soir et de nuit);
- prévoie des discussions avec les instances syndicales afin de revoir ou d’ajouter, le cas échéant, des clauses de convention collective permettant une disponibilité et un délestage accrus du personnel lors d’une urgence sanitaire;
- planifie les nouvelles infrastructures ou les rénovations des milieux d’hébergement en s’assurant que les milieux puissent répondre aux exigences requises en matière de soins de santé notamment en temps de crise sanitaire;
- s’assure que les milieux d’hébergement puissent offrir des chambres individuelles aux résidents.
Que le ministère de la Santé et des Services sociaux :
- introduise le principe de précaution au centre de toute démarche d’évaluation et de gestion des risques;
- assure une plus grande imputabilité des gestionnaires des CISSS/CIUSSS et du MSSS quant aux soins prodigués aux personnes âgées en perte d’autonomie par le suivi d’indicateurs et une obligation d’intervention en cas problèmes dans la qualité des soins;
- s’assure de maintenir en tout temps l’approvisionnement nécessaire en équipements de protection en plus de prévoir des réserves pour subvenir aux besoins en cas de crise;
- définisse quels soins de confort les installations en CHSLD doivent minimalement être en mesure d’offrir;
- établisse un plan national afin de doter tous les CHSLD des équipements nécessaires pour donner ces soins;
- revoie les formations techniques afin que les infirmières en CHSLD et, le cas échéant, les infirmières auxiliaires soient en mesure d’effectuer les techniques nécessaires aux soins de base (soins respiratoires, accès veineux et sous-cutanés, utilisation des pompes volumétriques, etc.);
- développe un outil avec des mises en situation afin que les résidents et/ou leurs tuteurs puissent bien comprendre les implications d’un choix de niveau de soins;
- assure une gestion dans les CHSLD qui réunisse un gestionnaire responsable, une direction des soins infirmiers et une direction médicale.
Que les CISSS et CIUSSS :
- assurent dans les CHSLD la présence suffisante d’infirmières spécialisées en PCI afin que celles-ci puissent être présentes dans les opérations quotidiennes et qu’ils en assurent la pérennité;
- s’assurent de planifier des simulations en lien avec les plans de pandémie de manière triennale;
- offrent de la formation quant à la tenue des dossiers médicaux et fassent des suivis périodiques;
- s’assurent de l’encadrement nécessaire justifiant le recours aux protocoles de détresse et à la sédation palliative dans un contexte de soins aigus.
Que le Collège des médecins du Québec :
- revoie les pratiques médicales individuelles des médecins traitants des CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée, notamment quant à leur décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès.
Avec Radio-Canada par Daniel Boily et Davide Gentile