Contrairement à son personnage Franz Ritter, perdu dans sa solitude, Mathias Enard sait très bien dans quelle direction il va. À l’instar de son précédent roman Zone, constitué d’une seule et même phrase, Boussole commence par une tirade de 27 lignes. Une pleine page peuplée de virgules et d’un unique point final. “Je voulais installer une ambiance crépusculaire, avec un rythme mélancolique dès le début”, raconte l’auteur à la voix rocailleuse et aux cheveux en bataille.

Son sixième roman est empli de musicalités, cadencé, avec des temps qui s’étirent parfois à cause des réminiscences d’opium. Mozart, Brahms, Beethoven, Chopin, Mahler, Mendelssohn, Wagner et bien d’autres dictent la mesure au cours d’une nuit d’insomnie. Franz Ritter, musicologue autrichien dépressif et atteint d’une maladie sans nom, voyage de souvenirs en souvenirs, de Téhéran à Istanbul, d’Alep à Vienne, de Palmyre à Paris. Une histoire en appelle souvent une autre, qui provoque une anecdote, elle-même amenant une citation, et l’explication qui va avec.

Ouvrage érudit

Des clins d’œil – pour la plupart bien vérifiés – jusqu’à l’étourdissement. À la fin d’une page, il arrive parfois que le lecteur soit perdu, pris de vertiges devant les divagations encyclopédiques de Franz, personnage hypermnésique et obsessionnel qui trompe son angoisse de la solitude par une pensée interminable. Rimbaud, Balzac ou encore Sadegh Hedayat : tous tiennent compagnie à Franz, chacun irrigué par les interpénétrations de l’Orient et de l’Occident.

Boussole est un ouvrage érudit, égal à son auteur. Alors qu’il pourrait, au départ, effrayer par le poids étouffant des références, il aiguise rapidement la curiosité. “Si on donne un sens à ce que l’on fait, on peut tout se permettre en termes de littérature et de langue. Il n’y a pas de barrières infranchissables, les règles sont là pour être transgressées”, confie Mathias Enard, penché en avant, imposant par sa carrure physique autant que par son charisme sans fard.

La boussole de Mathias Enard pointe vers l’Est depuis deux décennies. En tant que chercheur d’abord, journaliste et désormais écrivain. Avant de s’installer à Barcelone en 2000, il a vécu près de 10 ans au Moyen-Orient, dont deux au Liban. Son roman de 400 pages, qui retrace deux histoires d’amour agitées, ponctuées de complicités, d’incompréhensions et de non-dits, n’y déroge pas. Ces passions, ce sont celles de Franz pour Sarah, tout comme celles entre Orient et Occident. Mais pas seulement. Tristan et Iseult, Majnoun et Leila, ou encore Vis et Ramin ne sont jamais loin.

Rêveries entre Levant et Ponant

Depuis la sortie de Boussole, en août dernier, les journalistes francophones s’arrachent le romancier de 43 ans. Au-delà de sa qualité littéraire indéniable, l’ouvrage résonne d’autant plus qu’il est terriblement d’actualité depuis les destructions de la cité antique de Palmyre par l’État islamique. Aussi, sans être abordés de manière frontale, la frontière, le voyage et l’altérité sont au cœur de ce roman.

À travers les rêveries de Franz Ritter et ses correspondances épistolaires, Mathias Enard invite le lecteur à admirer les liens plus ou moins ténus entre Levant et Ponant. À noter aussi leurs différences, qui leur ont permis de s’enrichir mutuellement.

Si ce n’est par son tempérament, c’est par son parcours géographique et sa passion du Moyen-Orient que l’auteur ressemble à son personnage principal. Ancien orientaliste, Mathias Enard a parcouru la Syrie, l’Égypte, le Liban ou l’Iran. Lui aussi a étudié l’arabe et le persan, et se passionne pour la région depuis longtemps.

Une grande malle de fictions

Mais qu’est-ce que l’Orient sinon une construction mentale occidentale ? “C’est une réalité géographique avant tout, de l’est de la Méditerranée aux parties montagneuses du monde turco-iranien”, commence à dire le romancier. “Mais l’Orient, dans la bouche d’un orientaliste, est une espèce de grande malle de fictions composites construites les unes avec les autres, au cours du XVIIIe et du XIXe siècle”, justifie l’auteur très sérieusement en citant Delacroix, Ingres, Nerval et Flaubert. Ce sont effectivement ces allers-retours culturels, ces mouvements entre est et ouest, qui voyagent au cours du temps et se jouent des frontières qui irriguent Boussole et émerveillent Mathias Enard.

L’Orient n’a d’ailleurs rien d’un bloc figé ou monolithique pour l’écrivain niortais. Sa représentation caricaturale dans les médias l’agace au possible. “Le discours médiatique est complètement saturé par la peur de l’islam radical et la violence des conflits au Moyen-Orient. Cela empêche toute possibilité de découvrir la richesse et la diversité historique de la région. Aussi, cette focalisation occulte le dialogue qui pourrait s’instaurer entre Orient et Occident”, regrette l’auteur.

Avec Boussole, Mathias Enard ajoute sa pierre à l’édifice et contribue à (re)construire ce pont entre Levant et Ponant, abîmé par les clichés au fil des siècles

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