Ottawa acceptera-t-il de financer la modernisation des équipes chargées de protéger les opérations humanitaires dans les pays à haut risque? Un ancien policier canadien tente de se faire convaincant.

Gilles Michaud est le secrétaire général adjoint à la sûreté et à la sécurité de l’ONU. Photo: ONU
Dans un lieu tenu secret à Kaboul, peu après le retour au pouvoir des talibans, Gilles Michaud se trouve en face d’un homme dont la capture lui vaudrait une prime de 10 millions $ US.
Ancien haut gradé de la GRC et expert dans la lutte contre le terrorisme, Gilles Michaud est plutôt sur place, en ce jour de 2021, pour parlementer avec Sirajuddin Haqqani, le ministre de l’Intérieur afghan.
Son objectif : obtenir des garanties de sécurité pour les travailleurs de l’ONU en Afghanistan. Des promesses sont faites, un accord est conclu et Sirajuddin Haqqani quitte rapidement les lieux. Il craint une attaque de missile des États-Unis, qui le considèrent comme un terroriste.

Un avis de recherche du FBI contre Sirajuddin Haqqani. Une récompense de 10 millions $ US est offerte pour toute information qui mènera à son arrestation. Photo : FBI
Gilles Michaud est moins nerveux après le départ d’Haqqani : il a réussi à négocier la sécurité de son équipe, qui pourra continuer à travailler sur le territoire contrôlé par les talibans deux semaines après le départ précipité des troupes américaines.
Depuis 2019, ce natif de Saint-Léonard, au Nouveau-Brunswick, est le secrétaire général adjoint à la sûreté et à la sécurité de l’ONU. Dans ce rôle, il est responsable de la protection de centaines de milliers d’employés onusiens et de leurs familles, d’édifices répartis aux quatre coins du globe et de dizaines de milliards de dollars en aide humanitaire destinée à des zones à haut risque.
Gilles Michaud pose pour une photo au siège de l’ONU à New York. Photo : Radio-Canada/Simon Lasalle
Il a opéré une transition rapide entre sa carrière de plus de 30 ans dans la police fédérale et son travail à l’étranger.
« Les criminels, j’avais tendance à vouloir les mettre en prison. Maintenant, je dois faire affaire avec eux, car ils ont le pouvoir d’accorder des accès à nos partenaires humanitaires. »— Une citation de Gilles Michaud, secrétaire général adjoint à la sûreté et à la sécurité de l’ONU
Comme il le raconte dans une longue entrevue à Radio-Canada, sa tâche déjà délicate et difficile ne fait que se complexifier ces jours-ci. Les crises humanitaires se multiplient et éclatent non plus en succession mais simultanément.
La guerre en Ukraine, l’instabilité en Afghanistan, la sécheresse en Somalie, les conflits armés en Éthiopie et au Congo, le désordre à Haïti : tous ces problèmes tombaient sous la gouverne de l’ONU au moment où la Turquie et la Syrie ont été frappées par une séries de séismes catastrophiques en février.
Nombre de déploiements d’urgence du Département de la sécurité de l’ONU
2020 | 54 |
2021 | 56 |
2022 | 90 |
Source : Organisation des Nations unies ICI Radio-Canada
Cette succession de crises, Gilles Michaud la gère avec un budget annuel de 300 millions $ US qui stagne malgré la hausse des besoins. Avec l’inflation, la situation devient intenable.
Depuis quelques semaines, il fait des démarches auprès de pays donateurs potentiels pour leur demander des contributions spéciales (ou extrabudgétaires) afin de moderniser ses équipes.
Sa priorité : créer une unité d’intervention rapide qui pourra se déplacer rapidement vers les zones les plus à risque du monde et permettre une meilleure intervention des équipes de l’ONU.

Gilles Michaud à bord d’un aéronef. Photo : Organisation des Nations Unies (ONU)
Gilles Michaud en parle au gouvernement canadien depuis novembre dernier. Il aimerait une première injection de 10 millions $ US de la part d’Ottawa pour mettre son programme de réforme en œuvre, ce qui lui permettrait ensuite de convaincre d’autres pays de participer à ses projets spéciaux, d’une valeur de 15 millions $ US sur deux ans.
Les discussions avec le Canada sont positives, mais pendant que ses équipes se démènent sur le terrain, la réponse se fait attendre.
Le gouvernement est réceptif aux demandes, mais il est toujours en [réflexion] à Ottawa. Donc, je n’ai aucune nouvelle à savoir si, oui ou non, il va être en mesure de m’épauler
, explique-t-il. Le message principal, c’est qu’aucun programme humanitaire ne peut être réalisé sans sécurité.
Travail essentiel
Le Département de la sûreté et de la sécurité de l’ONU (connu sous le sigle UNDSS) a été créé un an après l’attentat-suicide commis à Bagdad en 2003, qui avait tué 22 personnes, y compris son représentant en Irak, Sergio Vieira de Mello.
Le travail de l’ONU demeure dangereux à ce jour : chaque année, des centaines d’employés sont victimes d’accidents, se font voler ou attaquer, enlever ou tuer. Cinq employés de l’ONU sont gardés en otages au Yémen depuis l’an dernier. En 2019, trois travailleurs onusiens sont morts à Benghazi, en Libye, quand leur véhicule a explosé.
Nombre d’incidents ayant impliqué des employés de l’ONU en 2021
Incidents violents ou accidents | 1652 |
Crimes | 882 |
Cas d’intimidation ou de harcèlement | 386 |
Enlèvements | 9 |
Décès | 7 |
ICI Radio-Canada
Toutefois, les incidents particulièrement graves se font relativement rares depuis quelques années. Dans ce contexte, le besoin de financer des services de sécurité semble parfois plus difficile à justifier.
Habituellement, on va investir en sécurité lorsqu’il y a des incidents. […] Lorsqu’il n’y a aucun incident, on ne reconnaît pas le travail de prévention qui est fait en matière de sécurité
, explique Gilles Michaud.
Malgré tout, M. Michaud s’est fait quelques alliés dans sa quête de financement additionnel. Le fait d’être canadien, dit-il, lui permet de tisser facilement des liens partout où il se trouve.

Gilles Michaud au Nigeria Photo : Organisation des Nations Unies (ONU)
À partir du moment où tu te présentes comme représentant des Nations unies, c’est une chose. Mais aussitôt qu’ils apprennent que tu es canadien, ça semble être autre chose, ça semble ouvrir les portes
, raconte Gilles Michaud.
Joyce Msuya, sous-secrétaire générale aux affaires humanitaires, en témoigne. Native de la Tanzanie, elle a fréquenté l’Université d’Ottawa.
Même si ses propres programmes d’aide humanitaire requièrent constamment des injections de fonds supplémentaires, elle n’hésite pas à appuyer les demandes de financement de l’UNDSS.

Joyce Msuya, sous-secrétaire générale aux affaires humanitaires de l’ONU, prend la parole lors d’une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies le mardi 29 mars 2022. Photo: AP/John Minchillo
Il faut deux mains pour applaudir. Les travailleurs humanitaires travaillent en étroite collaboration avec les équipes du Département de la sécurité, qui est dirigé par Gilles
, dit-elle en entrevue. Le critère le plus fondamental pour livrer de l’aide humanitaire n’importe où dans le monde, non seulement pour l’ONU mais aussi pour les organisations non gouvernementales, c’est la sécurité.
Selon son expérience dans des pays comme le Yémen et la Somalie, les équipes de sécurité de l’ONU sont sous-représentées
sur le terrain et requièrent plus de ressources.
Les besoins d’aide humanitaire destinée aux populations nécessiteuses connaissent une hausse fulgurante. L’ONU prévoit dépenser 51,5 milliards $ US pour aider 230 millions de personnes vulnérables dans 70 pays cette année.
Les équipes de l’ONU sur le terrain prennent des risques au quotidien, mais elles ne peuvent pas faire fi des dangers qui les guettent. Sans l’apport des équipes de l’UNDSS – qui coordonnent la sécurité avec d’autres agences et d’autres organisations, qui font des évaluations de risque et qui négocient des accès avec les pouvoirs en place –, l’aide humanitaire risque de s’immobiliser.
Florence Poussin est directrice adjointe de la Division des opérations régionales de l’ONU à New York. Photo : Radio-Canada/Simon Lasalle
« La crise, c’est notre quotidien. On ne peut pas nous-mêmes être en crise pour répondre aux crises. Donc, on a besoin d’avoir une certaine sérénité dans la gestion de la crise et, donc, une capacité à répondre à ces crises, une capacité qui soit permanente et non pas une capacité qui soit uniquement liée à une crise, à une mobilisation de fonds pour une crise. »— Une citation de Florence Poussin, directrice adjointe des opérations régionales, UNDSS
Au-delà de la force de frappe
Pour assurer la sécurité des déploiements humanitaires, l’ONU doit sans cesse négocier avec des parties belligérantes.
En Ukraine, par exemple, les équipes de l’UNDSS discutent tant avec Moscou qu’avec Kiev pour déterminer les moments où les combats vont cesser chaque jour afin d’acheminer l’aide aux populations déplacées.
Afin de convaincre toutes les parties de son impartialité, l’ONU ne reçoit aucune information des divers services de renseignement de ses États membres.
Toutefois, cette situation expose les travailleurs de l’ONU aux dangers locaux, surtout dans un contexte de manque de financement.
Ma crainte, c’est que les équipes de l’ONU ne puissent plus aller sur le terrain où elles sont supposées être, qu’elles soient présentes dans un pays mais prises dans un bunker, car la situation est trop dangereuse, ce qui ne répond pas à notre mandat
, affirme Esther Kuisch Laroche, directrice des partenariats au sein de l’UNDSS.
Esther Kuisch Laroche pose pour une photo au siège de l’ONU à New York. Radio-Canada/Simon Lasalle
En tout, l’ONU est active dans 125 pays, dont 40 sont qualifiés de lieux à haut risque. Assurer la sécurité dans ces pays va au-delà de la présence de gardes armés.
L’accent est maintenant mis sur la connaissance des particularités locales, sur la diplomatie avec les autorités en place (y compris des groupes armés et terroristes) et sur la coordination avec les différentes agences humanitaires, y compris les organisations non gouvernementales.
Ce n’est pas seulement des gardes ou des clôtures, des barricades et des fusils. Lorsqu’on parle de sécurité, ce qu’on veut vraiment dire, c’est la planification, c’est de l’analyse du contexte, c’est d’être sûrs qu’on a des plans pour être capables de livrer les programmes
, explique Gilles Michaud.
Richard Gowan, un expert en affaires internationales au sein de l’International Crisis Group, rappelle que l’ONU est souvent seule dans les pays en crise.
Il y a des endroits comme la Syrie et l’Afghanistan où il n’y a pas de forces de l’OTAN et aucunes troupes occidentales en grand nombre sur le terrain. Les agences humanitaires y sont, par contre, et, dans ces endroits, on laisse l’ONU s’occuper de gens qui, bien franchement, ont ni plus ni moins été abandonnés
, affirme-t-il.
Richard Gowan est expert en affaires internationales au sein de l’International Crisis Group. Radio-Canada/Simon Lasalle
Vers une augmentation des budgets
À long terme, Gilles Michaud cherche à obtenir une augmentation permanente de ses budgets. Pour y arriver, il a commencé par proposer des projets d’une valeur de 15 millions $ US sur une période de deux ans : de meilleurs services psychologiques pour ses équipes, la modernisation des outils informatiques pour mieux communiquer avec les équipes déployées et pour savoir qui est où en tout temps, de même que son projet d’unité de réponse rapide.
Il a approché le gouvernement canadien en novembre dernier, car il voulait donner à Ottawa un droit de premier refus
. Selon lui, l’investissement supplémentaire dans l’UNDSS serait une forme de police d’assurance
pour garantir la livraison de 52 milliards $ US en aide humanitaire prévue pour 2023.
Étant canadien, je me suis tourné vers le Canada
, explique-t-il. Lorsqu’on regarde les contributions qui sont requises par rapport à la demande, c’est vraiment une contribution qui est minime, et je crois que le Canada aura une occasion ici d’avoir un impact majeur en investissant peu au sein de mon département.
Le ministère des Affaires mondiales a indiqué qu’il examine
la demande de l’ONU.
Son mandat de cinq ans se terminant l’an prochain, Gilles Michaud n’est pas des plus patients. Il n’est pas entré en fonction avec le mandat de réformer son département, mais l’idée s’est imposée depuis 2019.
Tandis qu’il attend des réponses de la part des pays donateurs potentiels, Gilles Michaud continue ses visites sur le terrain.
Après une carrière dans la police fédérale au Canada, cet homme de 57 ans est exposé quotidiennement à la réalité que vivent des millions de personnes qui dépendent de l’aide humanitaire dans des pays qu’il n’aurait jamais cru visiter de sa vie.
« Ce qui me marque le plus, c’est de voir à quel point ils ont besoin des Nations unies pour leur venir en aide. »— Une citation de Gilles Michaud, secrétaire général adjoint à la sûreté et à la sécurité de l’ONU
On parle d’aide qui est vraiment de base, de leur fournir de l’eau, de la nourriture, des couvertures, vraiment des besoins de base. Voir les enfants, les femmes, les familles qui sont séparées à cause des déplacements, c’est toujours touchant
, raconte-t-il.
Gilles Michaud souligne qu’il autorise des missions dangereuses presque chaque jour. Il rend aussi hommage au personnel onusien et aux membres des ONG qui œuvrent dans des conditions souvent périlleuses.
Il y a tellement de gens qui sont dans le besoin qu’on se doit de prendre des risques, parce qu’on parle vraiment de prendre des risques pour sauver des vies tous les jours
, dit-il.
Le Département de la sûreté et de la sécurité des Nations unies
Protection | 180 000 employés et leurs familles dans 131 pays, dont 40 zones à risque très élevé |
Sécurité | 11 édifices de l’ONU dans le monde |
Emplois | 1200 personnes sur le terrain |
Budget | 300 millions $ US |
Source : Organisation des Nations unies
Avec Radio-Canada par Daniel Leblanc