Ancien conseiller de Matteo Renzi, il met à nu avec son roman très documenté les ressorts du pouvoir de Vladimir Poutine. Glaçant.
Giuliano da Empoli, 49 ans, ancien conseiller de Matteo Renzi, fondateur à Milan du think tank Volta, s’est fait connaître comme essayiste politique. Avec Le Mage du Kremlin, il se risque au roman vrai, une fiction sur la destinée du quinquagénaire Vladislav Sourkov, surnommé « le Raspoutine de Poutine ». Rebaptisé ici Vadim Baranov, ce doctrinaire de l’ombre a inspiré depuis vingt ans les agissements troubles puis monstrueux du dictateur botoxé. Le roman l’installe ici dans une datcha de la périphérie moscovite pour une confession méphistophélique, un monologue rétrospectif au coin de l’âtre. L’occasion d’une fresque orale courant des années Eltsine jusqu’aux prémices de l’actuelle guerre en Ukraine.
Fils de hiérarque, Sourkov-Baranov fut adolescent dans une URSS finissante où les privilèges du statut l’emportaient sur les opulences de la fortune. Viennent la chute de l’Empire rouge et cette époque décorsetée, autour de 1992, où les Russes qui « avaient grandi dans une patrie se retrouvaient soudain dans un supermarché ». Privatisations, prédations financières, avènement des premiers oligarques, importation du style de vie « Deux Flics à Miami ». Le jeune Baranov, alors introduit dans les milieux du théâtre d’avant-garde, en tire les maximes imaginatives d’un exercice oblique du pouvoir, à la Shakespeare : regarder la vie comme un théâtre, instrumentaliser les simulacres d’une « démocratie souveraine » pour mieux asseoir un pouvoir absolu. Son ascendant discret s’exerce sur un ancien agent du FSB, Vladimir Poutine, coopté par un Eltsine exsangue.
Infox, disgrâces, assassinats… Lecteur de Kojève, admirant les dynamiteurs du mythe américain – Tupac Shakur, Allen Ginsberg ou Jackson Pollock -, le Machiavel à toque de fourrure conçoit la politique comme un mélange de gangsta rap et de néotsarisme. Analyse froide : la violence étant constitutive de l’ethos russe, on peut la manipuler cyniquement au service d’un descendant blême d’Ivan le Terrible. Mélange de trompe-l’œil et de reconquête impériale, le système Poutine théâtralise le réel à coups de mythologie kitsch, d’infox, de disgrâces abyssales et d’assassinats au polonium. S’inspirant du deuxième principe de la thermodynamique, Sourkov-Baranov pose un axiome que son maître va mener à son terme en 2022 : consolider une société en exportant sa part de chaos dans un pays proche.
Cela conduit à revendiquer des enclaves comme russes, Crimée ou Donbass, et à en diaboliser d’autres comme néonazies, en invoquant la geste de Staline face à l’Ukraine de la Shoah par balles : l’horreur a pour atour le leurre, le massacre est une uchronie. Le Mage du Kremlin propose ainsi une introspection vertigineuse dans la psyché d’un vizir de l’Apocalypse. Ce roman d’une pénétration subtile et térébrante fait de son auteur le marionnettiste d’un manipulateur, portrait d’une sorte de Guy Debord pervers cannibalisant les neurones du tyran Poutine.
Avec Le Point par Marc Lambron
*Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli (Gallimard, 288 p., 20 €).
Le livre « Cave 72″ du Congolais Fann Attiki a été sélectionné parmi les cinq autres du « Prix Les Afriques » dont le roman lauréat sera plébiscité par les membres du jury à la mi-décembre prochain.
1- Les cinq livres retenus / DR
« Prix Les Afriques », qui est à sa septième édition, distingue l’auteur (e) d’un roman mettant en exergue une réflexion sur un enjeu sociétal, idéologique, politique, culturel, économique, philosophique ou historique au sujet de l’Afrique noire ou de sa diaspora. Pour cette septième édition, le comité de direction de la Cene littéraire, présidé par Flore Agnès Nda Zoa Meiltz et la directrice du comité de lecture, Héloïse Haden, a distingué cinq livres.
« Cave 72 » de Fann Attiki paru aux éditions JC Lattès en septembre 2021, prix découvert Rfi ; « Les Aquatiques », de Osvalde Lewat (Cameroun et France), paru aux éditions Les escales en août 2021 ; « Les étoiles les plus filantes » d’Estelle-Sarah Bulle (France- Guadeloupe), paru aux éditions Liane Lévi en août 2021 ; « Les villages de Dieu », d’Emmelie Prophète (Haïti), paru aux éditions Mémoire d’encrier en août 2021 ; et « Puissions-nous vivre longtemps » d’Imbolo Mbue (Cameroun et Etats-Unis) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Gibert- Belfond/ février 2021.
2 -L’écrivain congolais Fann Attiki / DR
Le roman lauréat sera annoncé à la mi-décembre de cette année, après délibération des membres du jury du « Prix Les Afriques ». L’écrivain lauréat de ce prix littéraire bénéficiera d’un montant de six mille francs suisses et d’une œuvre d’art d’une valeur de deux mille cinq cents francs suisses offerte par l’artiste peintre sénégalais Momar Seck.
L’originalité de ce prix littéraire consiste en ce que l’œuvre primée est rééditée (si accord avec l’éditeur originaire) par Flore Zoa Éditions et imprimé à dix mille exemplaires qui sont offerts aux élèves et étudiants dans plusieurs pays d’Afrique noire, dont le Cameroun, la République du Congo, la République démocratique du Congo, le Rwanda, le Bénin, le Togo et le Sénégal, pour être lus et le contenu discuté au cours d’événements littéraires organisés par l’association la Cene littéraire.
Éditeur à Montréal, le poète haïtien publie « Quand il fait triste Bertha chante ». Et confie l’épuisement de l’espoir dans son pays natal.
Quand il fait triste Bertha chante, paru aux éditions Héloïse d’Ormesson et qui a figuré dans la sélection du prix France Télévisions 2022, est un roman de la vie, même s’il est en forme de tombeau pour une mère disparue trop tôt (72 ans), aux États-Unis, où vivait Bertha. Elle qui ne s’est jamais relevée d’une chute sur les marches de l’église. La mère de l’auteur est une mère courage comme tant d’Haïtiennes, femme noire modeste et travailleuse qui aura quatre enfants de pères différents. Saint-Éloi, né en 1963 dans la petite ville de Cavaillon en Haïti, homonyme de celle du sud de la France, est l’aîné des quatre, fruit d’une union improbable et fugace entre un pharmacien et la jeune Bertha, qui était employée dans sa famille. Choc des classes sociales et une relation père-fils qui tiendra dans la petite enveloppe remise par le premier au second. Une chance, un avenir en vue, dans le quartier, on appelle déjà le petit garçon « docteur », « ingénieur », ou encore « avocat »… Il a la meilleure éducation et le devoir de ne pas décevoir.
Dans ce roman grandement autobiographique, qui s’ouvre sur les obsèques, ô combien, révélatrices de ce que signifie l’exil, on voit grandir celui qui est avant tout poète, avec notamment Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils (éd. Points, 2021), qui était une belle entrée en matière. Il est aussi éditeur, installé à Montréal, et a quitté Haïti en 2001. Tout un faisceau de parcours, et de belles leçons de vie, celle de la mère d’abord, éclairent son livre.
« Ne vivez pas trop loin de vos rêves »
De passage à Paris pour installer en France le catalogue de sa maison d’édition Mémoire d’encrier (20 ans l’an prochain !), Rodney Saint-Éloi a réagi au micro du Point sur la situation catastrophique de son pays natal. Car l’auteur de Haïti, kenbe la ! (Haïti, redresse-toi !), écrit à la suite du tremblement de terre de 2010 (aux éditions Michel Lafon), avoue avoir « épuisé l’espoir » et renoncé au fantasme de reconstruire Haïti depuis l’exil. Il revient aussi sur ce que l’enquête du New York Times a tout récemment et puissamment médiatisé dans son enquête : la dette que les Haïtiens ont dû payer aux colons pour prix de leur indépendance (1804), bien à l’origine de leur malheur.
« Je suis très heureux que l’Occident le dise et l’assume : tout le monde en parle, nous le savions… Mais surtout, il n’y a pas que les étrangers, Français et Américains, qui sont responsables : nos élites locales le sont aussi », dit-il, en soulignant que le verbe le plus utilisé en Haïti est « partir ». Il n’en conseille pas moins aux jeunes de ce « pays pourri », comme il le nomme dans son livre, de vivre comme l’un des personnages (vrais) du roman, son grand-père, Tino : « Ne vivez pas trop loin de vos rêves. »
Récente intervenante au Pavillon africain lors du Festival du livre de Paris au Palais de l’Éphémère, Osvalde Lewat est consacrée au « Salon du livre en ville autre lieu Genève » pour son premier roman « Les Aquatiques », paru aux Éditions les Escales, en août de l’année dernière.
Remise du Prix Ahmadou-Kourouma à Osvalde Lewat au Salon du livre de Genève 2022
Après la résonnance de la truculente histoire africaine de Blaise Ndala dans son roman « Dans le ventre du Congo », la documentaliste, photographe et réalisatrice native du Cameroun, Osvalde Lewat, se distingue avec un premier roman où elle met en avant une prise de conscience œuvrant pour la liberté.
Elle entre en littérature avec cette œuvre d’une vivacité remarquable, radioscopie de la société camerounaise vue du côté de l’élite et de la grande bourgeoisie. Et ce, à travers les destins croisés de Katmé, épouse bridée d’un homme politique dévoré par l’ambition, et de Samy, le presque frère de l’héroïne, artiste engagé contre le pouvoir en place et homosexuel.
Comment cette femme parviendra-t-elle à se libérer du joug marital, à l’heure où Samy se voit dénoncé et jeté en prison pour son orientation sexuelle, puis livré à la violence des Aquatiques, ces habitants d’un quartier déshérité qu’il a photographiés ?
Tout commence par une scène d’enterrement abracadabrante, celui de la mère de Katmé. Vingt ans après, sa tombe gêne un projet d’autoroute. Qu’à cela ne tienne, son gendre en profite pour créer un événement public en sa faveur… L’auteur procède ainsi, par des situations révélatrices décrites avec humour et acuité.
Fresque sociale, aux personnages et aux dialogues convaincants, ce roman éclaire, par les questionnements d’une Katmé refusant peu à peu de vivre « au rabais de soi-même », ces sociétés africaines où le mariage « c’est entre tradition et modernité » et où la liberté, quelle qu’elle soit, se traduit par la résignation à vivre sans elle ou à en payer le prix.
« Les Aquatiques » est un roman d’apprentissage d’une femme africaine au XXe siècle, entre ombre et lumière.
« Je n’étais jamais retournée sur la tombe de Madeleine. N’y avais jamais apporté son repas préféré, de l’huile de palme, du sel ou une cruche de vin de raphia. Madeleine, pour autant que je m’en souvienne, préférait le vin rouge. Mais enfin, le vin de raphia, c’est ce que l’on déposait sur la tombe des morts dans le Haut-Fènn « , peut-on lire.
Osvalde Lewat est née le 17 septembre 1979 à Garoua, au Cameroun. En parallèle de ses occupations, elle encourage les jeunes à développer leur vocation artistique et les rapproche également des métiers du septième art et de ceux de l’écriture.
Le deuxième livre de l’écrivaine et militante féministe sénégalaise paraît pour la première fois en France. Un ouvrage moins connu qu’« Une si longue lettre », mais tout aussi moderne.
Sa Si longue lettre est devenu un classique de la littérature au Sénégal et a éveillé des générations de féministes sur le continent et au-delà. Mais c’est l’autre roman, moins connu, de Mariama Bâ, Un chant écarlate, qui a réellement bouleversé la journaliste afropéenne Axelle Jah Njiké. « Il a scellé dans mon cœur mon admiration pour son œuvre », confie-t-elle en prologue d’une nouvelle édition de l’ouvrage proposée par la jeune maison Les Prouesses. Si le deuxième et dernier livre de cette figure militante de la littérature sénégalaise, publié à titre posthume en 1982, a déjà été traduit en sept langues et réédité cinq fois dans son pays d’origine, c’est la première fois qu’il est accessible aux lecteurs français, belges et suisses.
Mariages broyés
L’ombre du racisme plane très vite sur l’idylle dakaroise entre Mireille, fille de diplomate français, et Ousmane, rejeton d’un ancien tirailleur pauvre et invalide. Elle doit affronter son père – « bien sûr qu’on peut fraterniser avec le Nègre mais on ne l’épouse pas », tonne-t-il. Lui sait parfaitement que « choisir sa femme en dehors de la communauté est un acte de haute trahison ». Qu’importe, les deux amants, sûrs de leurs sentiments, finissent par mettre leurs familles respectives devant le fait accompli de leur mariage. Mais les différences culturelles vont bientôt peser de tout leur poids sur leur histoire. Mireille s’adapte mal à la vie en communauté, au manque d’intimité, à des comportements épinglés crûment par Mariama Bâ.
Pour cette lébou musulmane, née à Dakar en 1929 dans une famille aisée, les unions mixtes semblent condamnées dès la racine. « On ne bâtit pas l’avenir sur des passés sans liens. Tant de ménages mixtes sont broyés par l’incompréhension », fait-elle dire à Boly, l’ami de Ousmane. Au point que, rapporte sa fille et biographe Mame Coumba Ndiaye dans la postface, son « chant » est apparu intolérant à certains critiques de l’époque. La principale intéressée, décédée à 52 ans d’un cancer, n’a jamais pu répondre. Elle qui a vu ses trois mariages se briser « ne fait que brosser la dure et affreuse réalité de ce qui survient souvent aux femmes quand elles ont tout délaissé pour consacrer leur vie entièrement à un homme », considère sa fille.
Tout comme Aissatou, Ramatoulaye et Jacqueline dans Une si longue lettre, Mireille se retrouve confrontée à deux épreuves universelles : l’échec de l’amour, et surtout, la violence du patriarcat. Un ensemble de règles sociales dont s’accommode son époux, mais aussi perpétuées par les femmes elles-mêmes. N’est-ce pas la belle-mère, Yaye Khady, qui se lamente ainsi : « Moi qui rêvais d’une bru qui me remplacerait aux tâches ménagères, voilà que je tombe sur une femme qui va emporter mon fils. Je crèverai, debout dans la cuisine. » N’est-ce pas avec le concours d’autres femmes qu’Ousmane trompe son épouse avec une autre ?
ELLE FUT L’UNE DES PREMIÈRES AMBASSADRICES DE LA SORORITÉ AVANT MÊME QUE LES FÉMINISTES NE S’EMPARENT DE CE TERME
« Mariama Bâ dénonçait les trahisons dont nous nous rendions parfois complices, si ce n’est coupables, les unes envers les autres, avec l’espoir de nous encourager à une meilleure considération, les unes pour les autres », souligne Axelle Jah Njiké. Elle fut sans doute l’une des premières ambassadrices de la sororité avant même que les féministes ne s’emparent de ce terme, notamment popularisé par la militante africaine américaine Bell Hooks en 1986.
« Prendre notre destin en main »
En 1980, alors qu’elle reçoit à Francfort le prix Noma de publication en Afrique pour son premier ouvrage devenu best-seller, cette militante pour l’éducation et les droits des femmes prononce un discours loin d’avoir atteint l’obsolescence : « Les injustices persistent, les ségrégations continuent malgré les beaux discours et toutes les louables intentions. Dans la famille, dans les institutions, dans la rue, les lieux de travail, les assemblées politiques, les discriminations foisonnent. Comment ne pas prendre conscience de cet état de chose agressif ? (…) C’est à nous, femmes de prendre notre destin en main pour bouleverser l’ordre établi à notre détriment et ne point le subir. »
Quelques mois après, alors qu’elle se meurt, l’écrivaine fait modifier la fin tragique d’Un chant écarlate juste avant impression, laissant finalement une chance à Ousmane. Celle pour les hommes d’assumer aussi leurs responsabilités et de faire bouger les lignes ?
Dans son nouveau roman, « La Porte du voyage sans retour », l’auteur sénégalais installé à Pau raconte le voyage du botaniste français Michel Adanson au Sénégal, dans les années 1750.
Après Frère d’âme, prix Goncourt des lycéens en 2018 et Booker Prize International en 2021, David Diop publie aux éditions du Seuil La Porte du voyage sans retour. Dans un style totalement différent de celui de son livre précédent, l’écrivain d’origine sénégalaise raconte le voyage au Sénégal, au XVIIIe siècle, du savant français Michel Adanson (1727-1806). Partiellement inspiré de personnages réels, ce texte à l’écriture précise raconte l’évolution d’un homme des Lumières façonné par les préjugés de son époque et dont les certitudes sont progressivement mises à mal par l’amitié et, surtout, par l’amour.
Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
David Diop : J’en ai eu l’idée il y a une quinzaine d’années, quand j’ai lu le récit de voyage que Michel Adanson a publié en 1757, racontant ses quatre ou cinq années passées au Sénégal au début des années 1750. Trois ans après son retour, il rédige un texte qui devait faire office d’introduction générale à son Histoire naturelle du Sénégal. J’ai été frappé par l’originalité de son regard et par la qualité de son écriture. Il sait raconter son voyage et se mettre en scène avec les « Nègres du Sénégal », comme il les appelle. Et comme il est savant, il observe leur société de façon méthodique.
Quand j’ai lu son texte et que j’ai vu des mots, des noms, des réalités que j’ai moi-même connues au Sénégal, cela m’a extrêmement intéressé, au point que c’est de lui qu’est partie mon idée de créer un groupe de recherche sur les représentations européennes de l’Afrique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sur place, il essaie de savoir – c’est d’ailleurs une instruction qui lui était donnée par les frères Jussieu, membres éminents de l’Académie royale des sciences de Paris – quelles pouvaient être les propriétés des plantes qu’il était venu décrire.
Michel Adanson, c’est avant tout un botaniste.
Oui, et il fait l’épreuve de ces plantes par son corps. C’est une attitude propre aux philosophes et aux savants des Lumières, l’expérimentation. Son autre originalité, c’est qu’il apprend le wolof parce qu’il a compris que les propriétés de ces plantes sont connues par un petit groupe de personnes, hommes ou femmes, que les traducteurs de l’époque n’étaient pas en mesure de comprendre.
Comment avez-vous travaillé sur ce personnage bien réel pour bâtir votre fiction ?
J’ai prélevé des indices. Un jeune historien sénégalais qui s’appelle Ousmane Seydi a attiré mon attention sur le fait qu’au Muséum d’histoire naturelle de Paris sont conservés des brouillons rédigés par Michel Adanson. Lesquels contiennent des contes et des légendes en wolof qu’il a conservés dans le but d’écrire son Histoire naturelle du Sénégal. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de classifier des plantes, mais aussi de décrire des hommes et leurs sociétés.
Y trouve-t-on l’histoire d’amour que vous nous racontez ?
Non, mais dans ses brouillons en wolof retranscrit, il y a des échanges entre un homme venant d’ailleurs et une jeune fille qui refuse ses avances de façon très pudique. Évidemment, cette donnée m’a laissé la liberté d’imaginer qu’il avait pu tomber amoureux. Mais c’est un prétexte, car je voulais cette histoire d’amour pour que ce jeune philosophe du siècle des Lumières mette à l’épreuve sa représentation humaniste du monde au contact de la réalité crue de l’esclavage. Le meilleur moyen de le confronter à cette réalité, c’était de le faire tomber amoureux d’une jeune femme promise à l’esclavage.
AVEC UN PEU D’ÉTUDES, LES NÈGRES FERAIENT D’EXCELLENTS ASTRONOMES
C’est un homme en avance sur son temps qui commence à considérer les Noirs comme des humains.
Dans son récit de voyage de 1757, il dit, je le cite, que les Nègres ne sont « ni cruels ni incultes », comme on les présente dans sa bibliothèque de voyageur. Il affirme avoir découvert sur place que ce qu’il avait lu était faux. Dans un autre passage, et c’est d’ailleurs une phrase ambiguë, chargée des préjugés de son époque, il observe que les personnes du village dans lequel il se trouve ont une bonne connaissance des constellations. « Avec un peu d’études, les Nègres feraient d’excellents astronomes », dit-il. Si bien qu’il va être repéré, plus tard, par les abolitionnistes français, notamment la Société des amis des Noirs, qui vont considérer que c’est un précurseur. Ces passages vont être mis en évidence par le quaker abolitionniste Antoine Bénézet, qui se servira de ce qu’écrit Adanson sur les Nègres pour l’ajouter à son argumentation contre la traite.
Cela n’empêche pas le Français de participer au système…
Oui, il est employé par la concession du Sénégal, dont le principal revenu est l’esclavage. Lui-même va penser qu’il serait judicieux de ne plus envoyer de Nègres aux Antilles et de les employer sur place. Il a une formule un peu étrange, en marge d’un article de son encyclopédie, où il soutient qu’il faudrait trouver des esclaves volontaires – drôle de formule ! – pour travailler sur place à la culture de la canne à sucre. Ce serait pour lui plus efficace que d’envoyer des gens mourir par milliers sur la route des Antilles.
JE FAIS ENTRER DES LECTEURS DANS CETTE AFRIQUE ANCIENNE QUE LE GRAND PUBLIC NE CONNAÎT PAS
Outre son histoire d’amour, Adanson vit une amitié très forte avec un jeune garçon, Ndiak.
Ce Ndiak n’est pas mentionné dans le récit de voyage effectif publié en 1757, mais il se trouve être cité dans les brouillons d’Adanson. Qui affirme que c’est le fils d’un grand dignitaire du royaume du Waalo, âgé de 12 ans et qui lui a été donné comme « passeport ». J’en ai fait une sorte d’alter ego de Michel Adanson, un « fixeur » qui lui permet de voyager à l’intérieur du Sénégal.
Vous évoquez longuement l’organisation sociale du Sénégal de l’époque.
J’ai voulu raconter la découverte, par un jeune savant de 23 ans, de sociétés et de façons de vivre absolument différentes. Je me suis servi de son œil de botaniste et du fait qu’il était formé pour décrire. Il est aussi important de préciser qu’il écrit pour sa fille et qu’il veut lui ouvrir un monde inconnu. On oublie trop souvent qu’il y a eu des personnes, bien avant notre période, qui ont eu leurs entrées dans des mondes radicalement différents et souvent caricaturés. De la sorte, à mon modeste niveau, je fais entrer des lecteurs dans cette Afrique ancienne que le grand public ne connaît pas.
Si votre imagination joue à plein, vous restez néanmoins très précis.
Je reconnais que tout n’est pas tout à fait exact. Mais, par exemple, la localisation des villes ou des grands villages que j’évoque, elle est précisément faite par Michel Adanson, qui a réalisé une carte du Sénégal que l’on peut voir sur la jaquette du livre ! C’est avec cette carte que j’ai travaillé. Je me suis renseigné ensuite pour savoir comment étaient organisés les cités et les royaumes à cette époque-là.
Vous accordez aussi de la place aux croyances locales.
Dans la presqu’île du Cap-Vert, les Lébous pratiquent le Ndeup, une cérémonie d’exorcisme où l’on essaie de discerner ce qui tourmente les hommes et les femmes qui se sentent mal d’un point de vue psychologique. Ils parlent de « rab » ou « rapp », c’est-à-dire d’entités qui investissent notre corps et peuvent nous tourmenter, notamment par jalousie. Il m’a semblé important de placer la raison triomphante du siècle des Lumières face, non pas à l’irrationnel, mais plutôt face au surnaturel, qui peut paraître naturel dans certaines civilisations.
Si vous lisez les récits de voyages du père Labat, Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, publié en 1728, ou Nouveau voyage aux isles françoises de l’Amérique, publié en 1722, vous découvrez que tout ce qu’il appelle les fétiches, comme les croyances animistes, sont pour lui des œuvres du diable ! C’est la conception européenne habituelle qu’il exprime là. J’ai voulu revenir sur un rendez-vous manqué. Et la fiction le permet en toute liberté.
Ce livre est écrit dans un style radicalement différent de celui de Frère d’âme.
L’écriture naît de contraintes que l’on se fixe à soi-même. Pour Frère d’âme, je me suis imposé un personnage qui ne pouvait pas écrire une lettre parce qu’il ne parlait pas le français. Ce qui m’a conduit à faire entendre une voix intérieure qui, en principe, est cachée.
Cette fois, le propos est différent puisque je propose un voyage au lecteur par l’intermédiaire d’un homme des Lumières qui a une belle plume. Il s’agit d’un cahier secret écrit pour sa fille, un cahier intime, franc, animé d’un souci de clarté et de précision. Cela supposait un certain registre de langue. Mais je ne voulais pas pasticher l’écriture du XVIIIe siècle avec une langue qui serait trop éloignée de ce que l’on a l’habitude de lire ou d’entendre. Il n’y a pas de meilleurs écrivains dans la langue du XVIIIe que les écrivains du XVIIIe eux-mêmes !
Quelles relations entretenez-vous avec le Sénégal ?
J’ai vécu à Dakar essentiellement, même si ma famille est originaire de Louga. Malheureusement, avec la pandémie, je n’ai pas pu m’y rendre depuis le mois de février 2018, époque à laquelle j’avais organisé un colloque à l’université Cheikh-Anta-Diop sur l’Afrique des savants du XVIIe au XXe siècle.
Dans le livre vous écrivez « Cap Verd » et non « Cap-Vert ». Pourquoi ?
C’est une coquetterie de ma part. C’est ainsi que l’écrit Michel Adanson et je me suis autorisé ce « d » car le savant reprend la façon d’écrire de l’époque, qui venait du nom portugais des lieux, « Cabo Verde ».
Vous avez reçu le Booker Prize International. C’est une sacrée distinction !
Je ne mesurais pas, avant d’arriver parmi les finalistes, l’importance de ce prix. J’ai été extrêmement étonné par l’engouement qu’il suscite. Et je me suis rendu compte qu’il m’ouvrait, grâce à l’excellente traduction de la poétesse Anna Moschovakis avec qui je le partage, les portes du Commonwealth. J’ai maintenant des lecteurs de l’ancien empire colonial britannique, notamment indiens, qui m’en parlent. C’est vraiment une chance extraordinaire pour moi.
La porte du voyage sans retour, de David Diop, Seuil, 258 pages, 19 euros.
Dans le roman « Invisible », déjà adapté sur Netflix, cet Italien d’origine angolaise retrace le parcours du combattant d’un Noir en Europe. Entretien avec ce touche-à-tout qui témoigne du racisme et évoque sans détours la question de l’immigration.
« Invisible » est à la fois tout et rien. Dans ce premier roman paru le 9 octobre, Antonio Dikele Distefano met en scène Zéro, un personnage à la fois timide et engagé qui navigue dans cette Italie où les gens de couleurs peinent à se faire une place. Si l’auteur affirme que ce roman n’est pas un autoportrait, il est tout de même difficile de ne pas le confondre avec son personnage principal.
L’enfance d’Antonio, né en 1992 à Ravenne, en Émilie-Romagne, est marquée par la précarité. Chômage, fins de mois compliquées, expulsions… Sa famille, qui a fui la guerre civile en Angola, se heurte vite aux réalités des migrants africains en Italie. Très jeune déjà, tout comme Zéro, Antonio se sent « vieux » face aux difficultés. Alors que sa mère est rentrée au pays, il se confronte dès l’âge de 17 ans à la vie d’un adulte noir en Italie. Mais il se forge rapidement une carapace et pause petit à petit ses pions.
Écrivain, scénariste, présentateur d’émissions télévisées, le parcours de cet autodidacte à qui le destin n’a pas fait de cadeau est aujourd’hui un symbole de réussite dans la péninsule. Ce succès est le fil conducteur de ce roman aujourd’hui adapté en série et disponible sur la plateforme Netflix, qui laisse peu de place au fatalisme.
Jeune Afrique : Votre roman s’intitule « Invisible » et le personnage principal porte le nom de Zéro. Pourquoi ces choix ?
Antonio Dikele Distefano : Le mot « zéro » représente tout et rien. Alors dans ce roman j’ai voulu dessiner un personnage auquel tous les lecteurs pouvaient s’identifier. Ce terme peut aussi renvoyer à la fois à l’invisibilité et à la visibilité d’une personne noire en Italie. Quand on est noir dans ce pays, nous sommes soumis aux jugements. Les Noirs sont ceux qui attisent les débats. En revanche, du point de vue de la loi et de l’état civil, nous sommes invisibilisés.
Enfin, ce chiffre représente graphiquement un point et un espace qu’on peut remplir avec ce que l’on veut. C’est exactement ce que fait le personnage du livre en se créant sa propre histoire pour ne pas tomber dans un certain déterminisme social. Il ne veut pas vivre la vie que la société veut lui imposer, mais celle qu’il veut inventer.
Dans votre livre, vous utilisez quelques mots en lingala. Le parlez-vous ?
J’ai appris le lingala à la maison. Mon père s’est toujours exprimé en lingala avec ses frères. Chez nous la règle était simple, quand mon père me parlait en lingala, il fallait que je lui réponde dans la même langue et non en italien.
Quel est donc votre rapport à l’Afrique ?
L’Afrique est un continent que j’ai dans la peau et c’est probablement l’endroit où je me sens le mieux. J’y vais autant que je peux et à terme, j’aimerais partager ma vie entre le continent et l’Italie.
LES NOIRS D’EUROPE SE SONT MOBILISÉS APRÈS LA MORT DE GEORGE FLOYD MAIS NE S’OCCUPENT PAS DU SORT DES MIGRANTS
Dans l’un des passages de votre livre, vous dîtes : « les Africains défendent une identité qui ne leur appartient pas. L’histoire m’a appris que si je suis d’origine angolaise c’est parce que les Européens l’ont voulu ». Qu’est ce que cela signifie ?
Les Noirs sont avant tout animistes, même si les colons ont voulu nous faire croire que cette pratique incarne le mal. Les frontières africaines qui prévalent aujourd’hui ne nous appartiennent pas. Un jour, les Européens se sont assis à une table et se sont partagé le continent comme un gâteau. C’est pour cette raison que je m’identifie d’abord à une tribu au lieu de dire que je suis angolais. Mes ancêtres étaient bantous avant l’arrivée des Portugais.
Les afro-descendants doivent-ils donc revenir aux sources pour mieux appréhender leur identité ?
Absolument. Il manque à un enfant noir qui vit en Europe une certaine dimension historique de son identité. À l’école, l’histoire des Africains se résumait à la traite des esclaves et à leur déportation en Amérique. C’est en partie à cause de cette erreur d’appréciation qu’en Europe, les Noirs ont tendance à adopter les luttes afro-américaines.
En Italie et ailleurs, j’ai vu beaucoup d’entre eux aller dans les manifestations après la mort de George Floyd. Mais quand il s’agit de se préoccuper du sort des migrants qui se noient dans la Méditerranée, il n’y a personne. C’est déplorable puisque ces migrants sont plus proches de nous.
Les Noirs d’Europe doivent-ils alors constituer leurs propres luttes ?
Cela est inévitable. Nous devons mener une lutte instructive qui ne vient pas forcément d’un sentiment de rage. La bataille doit être portée sur le plan politique et sur le plan économique. Il faut des Noirs en politique, dans la littérature et au sein des organisations économiques. En Europe, la réussite de l’homme noir ne doit pas forcément se résumer aux footballeurs.
QUAND IL S’AGIT D’IMMIGRATION, LES PERSONNES DE COULEUR SONT CLASSÉES DANS UNE SOUS-CATÉGORIE
Alors que les partis d’extrême droite ont le vent en poupe en Europe, quel regard portez-vous sur l’immigration ?
La stigmatisation des migrants africains n’a pas de sens. En Italie, on ne cesse de les tenir responsables de tous les maux alors qu’ils sont minoritaires. La plupart des migrants italiens viennent d’Europe de l’Est et d’Europe du Sud. Ces personnes se sont aussi déplacées pour trouver de meilleurs opportunités. Quand il s’agit d’immigration, les personnes de couleur sont classées dans une sous-catégorie.
Dans le roman, Zéro est constamment victime de discriminations. L’Italie est-elle un pays raciste ?
L’Italie est un pays raciste dans ses lois mais on ne peut pas dire que tous les Italiens le sont. Cela fait huit ans que j’entends dire que je suis un nouvel Italien parce que j’ai acquis la nationalité. Cela n’a aucun sens puisque je suis né dans ce pays et je me sentais italien avant d’être naturalisé. Être italien est un droit, ce n’est pas un mérite.
Dans son nouveau roman « Femme du ciel et des tempêtes », l’écrivain et chanteur raconte la découverte d’une sépulture de femme noire en Sibérie et livre un plaidoyer humaniste pour l’environnement.
Les romans de Wilfried N’Sondé suivent sa trajectoire. L’écrivain et chanteur français né en 1968 à Brazzaville (Congo) avait ancré le début de son œuvre dans les banlieues, où il a grandi. Son premier roman, Le cœur des enfants léopards, avait obtenu le prix des Cinq Continents de la Francophonie et le prix Senghor de la création littéraire en 2007. S’il fallait une expression pour qualifier les récurrences qui traversent ces débuts, on reprendrait le titre de son troisième opus : Fleur de béton. L’innocence se heurte à la violence de la réalité, l’amour la transcende.
Depuis Berlinoise, Wilfried N’Sondé a déménagé plusieurs fois. Comme lui, ses livres voyagent. Nous l’avions quitté avec Un océan, deux mers, trois continents, grand roman historique multiprimé, où l’humanisme de quelques-uns larde de trouées lumineuses les ténèbres de l’esclavage. Nous le retrouvons très loin des lieux funestes de la traite négrière.
L’action de Femme du ciel et des tempêtes se situe en Sibérie. « L’origine de ce roman est mon périple dans le transsibérien des écrivains en 2010. J’ai eu la chance de découvrir des paysages à la fois majestueux, dépaysants et un peu inquiétants tellement ils sont puissants. J’ai passé une journée assez dingue dans un monastère bouddhiste. Des moines ont voulu que je les suive. Au début, j’étais un peu inquiet mais le traducteur m’a rassuré. Ils voulaient me montrer quelque chose. Je me suis retrouvé dans une salle où il y avait un homme à la peau noire. On a commencé à parler, c’était en fait un Sénégalais de Dakar, qui avait eu des interrogations spirituelles et qui était allé en Inde. Là, il avait rencontré des moines de Sibérie et il les avait suivis. C’était fascinant pour moi de constater qu’il y avait une connivence très forte, des ressemblances entre leur spiritualité et la spiritualité africaine. »
Course contre la montre
Le spirituel s’incarne dans la sépulture d’une reine à la peau noire là où ne l’attend pas, dans la péninsule du Yamal, en Sibérie (Russie). Dans cette contrée polaire de l’Arctique vivent les Nenets, une tribu nomade. Noum, chaman, découvre ce corps, révélé à cause de la fonte du permafrost. Ce point de départ est librement inspiré d’une histoire vraie.
« En 2019, des scientifiques danois ont reconstitué de l’ADN à partir d’un bout d’écorce mâchée. C’était celui d’une jeune femme qui avait vécu il y a 5 700 ans au Danemark. Elle avait la peau noire, les cheveux noirs et les yeux bleus. » L’imagination de l’auteur a fait le reste : « Cette femme n’était pas africaine, ses ancêtres avaient dû quitter l’Afrique une dizaine de milliers d’années auparavant. En inventant qu’on découvrait un corps, je pouvais personnifier un lien entre le Nord de l’Europe et l’Afrique. »
LE MONDE LIBÉRAL MANQUE CRUELLEMENT D’UNE RÉFLEXION QUI SE FIXERAIT SUR LE SENS, DE SPIRITUALITÉ – QUI APPORTE UNE MANIÈRE DE RÉFLÉCHIR À CE QU’ON VA FAIRE
Une course contre la montre s’engage. Noum contacte Laurent, un scientifique français pour l’alerter de cette incroyable découverte et empêcher l’exploitation gazière du site naturel par un grand conglomérat industriel secondé dans ses basses œuvres par Serguei, un mafieux russe. Pour ne rien arranger, le bras droit de celui-ci est Micha, le neveu de Noum. Comme dans les classiques de la littérature russe, les grands enjeux se doublent de dilemmes moraux intimes.Au centre des débats, la spiritualité : « Je pense que le monde industriel, libéral manque cruellement de spiritualité, d’une réflexion qui se fixerait sur le sens, qui s’attacherait à la méthode. À un moment, je dis que le chaman agit avec mesure. Quoi qu’on fasse, agir avec mesure. La spiritualité nous apporte une manière de réfléchir à ce qu’on va faire. »
À l’opposé, il y a le matérialisme incarné par Serguei et sa bande. Une façon de dresser le portrait des excès du libéralisme à tout crin : « Serguei est un ancien pauvre. Il est à la tête d’un grand groupe capitaliste mafieux, il vit dans une société qui fait la promotion de l’enrichissement. Ces grands groupes, mafieux ou pas, sont des productions du système. On ne peut pas en vouloir à Serguei de vouloir se sortir de sa condition de pauvre. Moi qui viens d’un milieu modeste, mes parents m’ont envoyé à l’école pour que j’étudie, que j’aille à l’université, dans les grandes écoles, pour que je sorte de ma condition de pauvre. Cette ambition est compréhensible et légitime. Le problème est que, lorsqu’on pousse cette logique au bout, on arrive à des grands groupes qui deviennent monstrueux parce qu’ils ne considèrent jamais la morale. Il n’y a pas la valeur de l’être humain. L’homme ne regarde la nature que dans la mesure où elle peut être exploitée à des fins financières. »
Un regard résolument positif
Femme du ciel et des tempêtes est un roman d’aventure. N’Sondé tisse le fil du suspens en opposant les défenseurs d’un ordre spirituel, soucieux de l’environnement, et les tenants de l’accumulation matérielle sans limites et sans morale. Laurent doit monter une équipe scientifique en catastrophe et il recrute Cosima, docteure en médecine légale germano-japonaise et Silvère, anthropologue d’origine congolaise, tandis que Serguei organise sa riposte.
Wilfried N’Sondé excelle dans l’art de distribuer les rôles dans ce roman choral, où les femmes, fortes, ont leur mot à dire : « Il est important pour moi d’avoir des figures de femmes. La mère originelle, que j’aime beaucoup, est mythique et elle ne rend pas toujours service aux femmes réelles. Les prostituées sont exploitées, réduites à leur corps. Le personnage de Cosima se bat, elle, pour ne pas être réduite à son corps, elle veut être appréciée selon sa personnalité, son intellect, ce qui ne l’empêche pas d’être sensuelle quand elle le décide. »
JE VEUX PARTAGER L’IDÉE QUE CE N’EST PAS LA NATURE QUE NOUS DEVONS SAUVER, C’EST NOUS. NOUS DEVONS CHANGER RADICALEMENT MAIS JE SUIS TRÈS OPTIMISTE, LE SURSAUT ARRIVERA
Ces voix qui poursuivent le même objectif se confrontent parfois. Les vanités, les fautes morales ne sont pas l’apanage d’un seul camp. Wilfried N’Sondé explore cette complexité des êtres, des relations : « Nous sommes tous les enfants de cette société libérale qui fonctionne sur la compétition. Je n’occulte pas le conflit. » Mais comme souvent avec l’auteur, il y a une lumière : « Le plus important est la complicité qui va se créer entre Cosima et Silvère. » Cette connivence qui se noue reflète un regard sur le monde humaniste et positif.
« Je veux partager l’idée que ce n’est pas la nature que nous devons sauver, c’est nous. Je suis très optimiste parce qu’à un moment donné, nous serons beaucoup à comprendre que nous n’avons pas d’autre choix que de changer radicalement. L’appel des 15 000 scientifiques nous alerte régulièrement pour dire qu’on ne peut pas continuer comme ça. Cette conscience commence à s’ancrer. Le sursaut arrivera. »À LIREDe Dongala à Ndinga Mbo : au Congo, plumes acérées et gardiens de la mémoire
Cette conscience, Wilfried N’Sondé la voit aussi prospérer en Afrique . « Ce qu’on appelait le sous-développement de l’Afrique sera peut-être sa chance. L’Afrique subsaharienne est tellement dénuée d’infrastructure industrielle que c’est le terrain idéal pour un nouveau modèle économique, pour un nouveau modèle d’aménagement du territoire. J’ai écrit un article dans le quotidien italien Corriere della Sera où j’expliquais que l’espèce de virginité de l’Afrique subsaharienne et une population extrêmement jeune, qui est donc potentiellement poreuse aux nouvelles idées, devraient être la chance de demain. »
Le chemin que N’Sondé veut tracer est celui d’un idéalisme qu’il assume : « Je nous souhaite qu’un jour, l’humanité arrive à cette conscience que l’identité la plus importante, c’est d’être humain. On est d’abord des êtres humains avant d’être hommes, femmes, avant d’être de telle ou telle confession ou athée, d’avoir des convictions politiques de gauche ou de droite. Il y a une coutume dans les cultures dites indigènes ancestrales : quand un étranger arrive, d’abord on lui donne à manger, à boire, il se repose puis on s’intéresse à qui il est, où il va, ce qu’il fait. Le fait qu’il soit un être humain suffit à ce que l’on accueille. »
De la banlieue parisienne à Berlin, puis de Paris à Lyon, où il vit désormais, Wilfried N’Sondé a dû interrompre ses voyages à cause des confinements consécutifs à la pandémie de Covid-19. Mais depuis quelques mois, il peut à nouveau reprendre la route. « Je profite des montagnes de l’Ardèche, de la Bourgogne, de toute cette campagne magnifique. C’est une quête de nature sauvage, j’apprends à apprécier la nature qui n’est pas formatée par l’homme, qui n’est pas réorganisée pour le bonheur de l’homme.
Ce n’est pas un retour vers la nature, c’est un chemin vers la nature. Beaucoup plus de calme, de quiétude, j’essaie de développer une relation à la nature où je déconstruis le sentiment de supériorité. Je n’observe plus la nature, je suis dans la nature. » Il y a quelques mois, il était en résidence d’écriture au large du Chili sur la goélette Tara, en compagnie de scientifiques français, espagnols et chiliens. Gageons que le romancier y puisera la matière pour continuer de questionner nos devoirs moraux vis-à-vis de notre Terre et de nous-mêmes.
Avec Jeune Afrique par Mabrouck Rachedi
Femme du ciel et des tempêtes de Wilfried N’Sondé (éd. Actes Sud, 267 p., 20 €)
La récompense a été décernée, mercredi, à l’écrivaine belge pour « Premier sang » (Albin Michel), autobiographie fictive de son père, mort en 2020. Un récit sensible, à la première personne.
Amélie Nothomb, le 20 janvier 2019. JOEL SAGET / AFP
Le prix Renaudot a été attribué à Amélie Nothomb pour Premier sang (Albin Michel), mercredi 3 novembre. Après une remise des prix par visioconférence en 2020 (Marie-Hélène Lafon pour Histoire du fils, paru chez Buchet-Chastel), c’est à nouveau depuis le restaurant Drouant, dans le 2e arrondissement de Paris, que le jury a annoncé la nouvelle.
C’était donc au tour d’Amélie Nothomb d’être célébrée, elle qui a fait de la littérature un désir de joie partagée, un art de l’hospitalité. Non seulement parce qu’elle entretient avec ses lecteurs un lien solide, nourri par des rencontres ferventes et une correspondance quotidienne. Mais aussi parce qu’on entre dans ses livres comme les hôtes sont accueillis à l’une de ces réceptions et autres garden-parties qui peuplent son œuvre. Du reste, Premier sang s’inscrit dans cette gaie continuité. « Ma mère s’était lancée dans les mondanités. (…) Le matin, elle se réveillait en pensant : “Que vais-je porter ce soir ?” », peut-on lire dès les premières pages de ce texte qui aurait pu s’intituler Autobiographie de mon père, si le titre n’avait pas déjà été pris par le regretté Pierre Pachet (Belin, 1987).
Sensibilité magique
Dans ce roman en forme de conte, en effet, l’écrivaine fait parler son père, Patrick Nothomb, à la première personne : « le présent a commencé il y a vingt-huit ans. Aux balbultiements de ma conscience, je vois ma joie insolite d’exister. Insolite parce qu’insolente : autour de moi régnait le chagrin ». Page après page, elle redonne voix à ce diplomate, mort en mars 2020, afin qu’il retrace son propre destin, depuis sa naissance dans un milieu d’aristocrates déclassés jusqu’à la naissance de sa fille, et des rudes journées qu’il passa, enfant, auprès d’un grand-père à la fois poète et tyran, jusqu’à la terrible prise d’otages où il a failli mourir, au Congo, en 1964. Avec la sensibilité magique et l’humour plein de tact qui la distinguent, Amélie Nothomb est ici fidèle à son style, cette quête de simplicité et surtout de clarté qui est tout sauf une facilité, puisqu’elle est indissociable d’une certaine éthique de l’écriture, comme elle l’affirmait à propos du sinologue Simon Leys lors de son discours de réception à l’Académie royale de Belgique, en 2015 : « Chez Leys, notait-elle, cette clarté relevait d’une très haute exigence morale : à ses yeux, un écrivain pas clair n’était pas seulement un mauvais écrivain, mais une mauvaise personne. »
Sous la plume de Nothomb, comme le prouve une fois de plus Premier sang, cette morale de la clarté ne fait qu’un avec le plaisir du texte, l’ardent désir de le partager : « Mon travail à moi est une défense et une illustration de la beauté. Je dois sans cesse convaincre mes lecteurs qu’elle n’est pas synonyme de superficialité… », résumait-elle dans les colonnes du « Monde des livres » en 2016. Cela passe par une fidélité au langage de l’enfance, à sa lucidité enjouée, et aussi par une mystique de la littérature qui se confond, chez Amélie Nothomb aujourd’hui comme hier chez son père, avec un amour de la fête : « Toi, tu n’aurais pas supporté. Tu as toujours aimé l’extérieur, les fêtes, les rencontres. Tu as toujours aimé les autres. Ils te le rendent bien », écrivait-elle dans une lettre adressée à Patrick Nothomb, quelques jours après sa mort en Belgique, au premier jour du premier confinement.
Dans son tout premier roman, la Nigériane Tola Rotimi Abraham raconte la lutte d’une fratrie pour sa propre survie dans la tentaculaire mégapole.
Difficile de raconter l’histoire des jumelles Bibiye et Ariyike et de leurs frères Peter et Andrew, abandonnés à leur sort dans les méandres de Lagos, sans ruiner la construction de Black Sunday. Dans ce premier roman narré à hauteur d’enfant, les non-dits qui entourent la « chute » de cette famille de la classe moyenne peu après la mort du dictateur Sani Abacha en 1998, puis l’exil des deux parents, se désépaississent chapitre après chapitre. Et la trajectoire, choisie ou subie par leur progéniture, se révèle.
Prédateurs
L’écrivaine nigériane Tola Rotimi Abraham parle de ceux qui partent, de ceux qui restent, et de leurs retrouvailles mâtinées d’incompréhensions. Quand elle refait surface après des années d’exil aux États-Unis, sans montrer grand signe de regrets, la mère d’Andrew lui apparaît comme une étrangère. « Si son absence a pas pu te tuer, c’est pas sa présence qui le fera, le rassure sa complice Stacy. Toi et moi, on est pareils que les baraquements. Tu sais, la chanson de Fela : “Les soldats viennent, les soldats partent, les baraquements restent.” »
C’EST TELLEMENT PLUS DIFFICILE DE PARLER LÀ-BAS. LES NIGÉRIANES ONT ÉTÉ SI COURAGEUSES
Mais dans ce roman, la lutte la plus féroce est celle menée par Bibiye et Ariyike, au cœur d’une société où « toutes les femmes sont la propriété d’un homme, certaines de plusieurs ». « L’unique avantage d’être jolie fille, ajoute l’une des jumelles, c’est que tu peux choisir celui qui te possédera. » Au premier rang de leurs prédateurs, les pères, qui sévissent au sein des familles comme de l’Église. « Black Sunday a été inspiré par mes souvenirs d’enfance et de jeunesse à Lagos mais aussi par ma colère vis-à-vis des abus de leaders religieux envers les femmes et les enfants », confie Tola Rotimi Abraham.
Prise de conscience
Aujourd’hui étudiante en journalisme aux États-Unis après avoir enseigné l’écriture créative à l’université de l’Iowa, elle déplore que les espoirs suscités par le mouvement #MeToo ne se soient pas réellement concrétisés chez elle, de l’autre côté de l’Atlantique. « Tant de Nigérianes ont pris la parole et des mouvements comme ArewaMeToo [arewa signifie « le nord » en haoussa] ont permis de susciter une importante prise de conscience autour des violences basées sur le genre dans le pays, affirme-t-elle. Mais il n’y a pas eu de poursuites judiciaires à l’égard des accusés à la hauteur de cet élan. Ça me rend un peu triste parce que c’est tellement plus difficile de parler au Nigeria. Les femmes nigérianes ont été si courageuses. »
La primo-écrivaine insiste cependant : Black Sunday n’est pas une œuvre sociale ou politique. C’est avant tout un roman sur la survie, une exploration des choix individuels et des ambitions en milieu hostile. Si elle concède qu’il peut être tentant de faire de jeunes narrateurs les porte-parole de ses idées ou de ses idéaux, Tola Rotimi Abraham a voulu à tout prix éviter cet écueil : « Dans les dialogues aussi bien que dans les monologues intérieurs de mes personnages, je me suis appliquée à décrire des détails de leur environnement immédiat, de leur point de vue, pour mieux faire ressortir la violence de ce qu’ils traversent », confie cette jeune auteure nourrie par la prose de Toni Morrison, de la Zimbabwéenne No Violet Bulawayo, de l’Haïtienne Edwidge Danticat et, « bien sûr », de sa compatriote Chimamanda Ngozie Adichie. Comme souvent quand ils sortent de la bouche des enfants, les abus ne sont ici évoqués qu’à demi-mot. Et les chefs d’accusation, jamais prononcés.
Avec Jeune Afrique par Julie Gonnet
« Black Sunday » de Tola Rotimi Abraham, traduit par Karine Lalechère, éditions Autrement, 327 pages, 21,90 euros.