Une bonne partie des migrants arrivant au chemin Roxham ont traversé une dizaine de pays, dans des conditions parfois dramatiques, pour arriver jusqu’au Canada. Enquête a retracé leur voyage.
Des migrants provenant de nombreux pays traversent toute l’Amérique, comme la jungle du Darien, à proximité du Panama, pour arriver jusqu’au Canada. Photo: OIM/Gema Cortes
« J’ai payé plus de 10 000 $. C’était vraiment difficile. Mais maintenant, ma famille et moi, nous sommes au Canada. »
Prenant sa petite fille de 4 ans dans les bras, dans la cuisine de son appartement montréalais, Emmanuel retrouve le sourire.
Il fait partie des plus de 20 000 demandeurs d’asile arrivés au Québec cette année par le chemin Roxham. Cette entrée irrégulière est leur seul moyen de mettre les pieds au pays.
Il s’agit d’un record. Jamais le Canada n’avait accueilli autant de personnes à la recherche d’un nouveau refuge.
Mais comment viennent-ils jusqu’ici? Quel est leur parcours? Quels dangers fuient-ils et quels obstacles rencontrent-ils sur leur chemin? Enquête s’est plongée sur ce trajet, devenu extrêmement populaire.
Emmanuel est arrivé au Québec, avec sa famille, après avoir traversé une dizaine de pays. Photo : Radio-Canada
Le gouvernement nous traite très bien ici, clame Emmanuel. C’est ma fierté. Mais je ne sais pas si on pourra oublier tous les obstacles qu’on a vécus sur la route, tout ce qu’il s’est passé.
Quelques semaines après leur arrivée au Québec, cette famille haïtienne essaye de mettre derrière elle ce long, périlleux et dangereux trajet pour venir demander l’asile au Canada. Sans jamais l’oublier.
Dans le jargon des migrants, il y a un mot simple pour définir ce voyage : la route. Un mot synonyme de drames et d’un calvaire indispensable pour arriver à destination.
Emmanuel est un nom fictif, comme ceux des autres migrants interrogés. Pour ne pas nuire à l’étude de leur demande d’asile, nous avons accepté de préserver leur identité.
Le reportage de Romain Schué et de Martin Movilla intitulé Roxham inc. est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé.
Des mois sur la route
À l’instar de milliers de ses compatriotes, Emmanuel a quitté Haïti il y a plusieurs années. Il n’y avait pas de sécurité dans mon pays. C’était vraiment catastrophique, déplore-t-il.
Il y avait des bandits, des agressions, nous confie Esther, une autre jeune trentenaire d’origine haïtienne, qui a elle aussi fait ce voyage avec son conjoint et son fils de trois ans.
Tout a débuté, pour elle comme tant d’autres, au Brésil et au Chili, au milieu de la précédente décennie. Ces deux pays, qui avaient d’importants besoins dans le milieu de la construction, ont accueilli de nombreux migrants. Sans réclamer le moindre visa aux Haïtiens.
Mais les changements politiques en Amérique du Sud, les incertitudes d’immigration et l’attrait canadien ont bouleversé leurs plans. Les poussant à aller vers le nord. En voiture. En bus. En bateau. Et à pied.
Cette route, telle que l’avait déjà décrite Enquête(Nouvelle fenêtre)aux balbutiements de la popularité de ce trajet, se parcourt en plusieurs mois. Selon les moyens financiers des migrants, leurs contacts et la volonté des passeurs ou des groupes criminels sur leur chemin.
L’Organisation internationale pour les migrations tente d’aider ces migrants qui sont des milliers à traverser de nombreux pays, entre l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord, à la recherche d’une nouvelle vie. Photo : OIM/Gema Cortes
Plus de 200 000 personnes
Tous arrivent au même endroit : la jungle du Darien.
Ce territoire, situé entre la Colombie et le Panama, se traverse en marchant. Durant des jours. Il n’y a aucune route praticable sur cet itinéraire parsemé d’animaux dangereux et de groupes armés.
Depuis janvier 2021, près de 205 000 personnes ont traversé ces forêts, dont une grande majorité d’Haïtiens, selon un recensement de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il n’y a jamais eu autant de monde, souligne Jeremy MacGillivray, chef de mission pour cette branche des Nations unies.
« Cette route fait partie maintenant de la route migratoire. Avant, c’était plus rare, car il y avait moins de restrictions [dans certains pays]. »— Une citation de Jeremy MacGillivray, chef de mission pour l’OIM
Les braqueurs, eux, sont en expansion.
Ceux qui n’ont pas d’argent subissent des viols, narre Emmanuel, la voix encore traumatisée. J’ai donné de l’argent pour que ma famille puisse passer, reprend-il.
Il n’est pas le seul à nous parler d’une telle tragédie. En Floride, un prêtre reçoit quotidiennement des migrants qui vivent ces drames extraordinaires.
« J’ai rencontré une jeune fille qui m’a raconté comment on l’a violée à maintes reprises dans la forêt du Darien. En face de son mari et de ses enfants. »— Une citation de Père Réginald Jean Mary
Il y a une nouvelle vague maintenant, avance le père Réginald Jean Mary, un Haïtien d’origine, qui nous a invités dans son église à Miami. Chaque jour, je reçois au moins 25 personnes qui viennent. Dont une bonne partie qui souhaite aller au Canada, poursuit-il.
Les migrants doivent aussi composer avec d’autres dangers sur leur trajet. Ceux de la nature et des cours d’eau parfois virulents et difficiles à traverser.
Nous avons rencontré plusieurs morts sur la route, affirme Emmanuel, tout en nous parlant de sa femme, qui a évité de peu d’être emportée par le fort courant d’une des multiples rivières traversées.
Elle a glissé, mais heureusement deux personnes nous ont aidés.
Selon l’OIM, il y aurait officiellement une cinquantaine de décès dans cette jungle, chaque année. Mais ce chiffre serait sous-estimé, assure Jeremy MacGillivray.
On parle avec des Haïtiens, des migrants, et ils nous décrivent tous des corps découverts ou des morts dans leur groupe. Il y aurait plutôt des centaines de morts.
Les larmes aux yeux, Esther soupire. C’est une cicatrice dans mon cœur.
Des profils de migrants en évolution
Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le profil de personnes traversant tout le continent américain est en constante évolution. Les Haïtiens étaient longtemps les principaux migrants à effectuer ce trajet. Désormais, les Vénézuéliens et les Colombiens sont nombreux. C’est lié à des problèmes de visa. Ils ne peuvent plus prendre un avion, alors ils font la route à pied, décrit Jeremy MacGillivray, chef de mission à l’OIM.
Plus de 20 000 personnes sont arrivées au chemin Roxham entre janvier et juillet 2022. Un record. Photo : Radio-Canada/Ivanoh Demers
Des groupes armés omniprésents
Ce parcours se retrouve à présent sur les réseaux sociaux. Dans différents groupes, comme a pu le constater Enquête, la totalité de ce trajet est décrite. C’est la façon pour les migrants de s’échanger des informations et des recommandations, poursuit Jeremy MacGillivray.
Emmanuel explique par exemple avoir choisi volontairement, pour son groupe d’une trentaine de personnes, un chemin plus long pour éviter des groupes armés. C’était mieux, car ensuite, on a entendu des tirs, des pistolets. Nous, nous avons survécu, précise-t-il.
Esther a payé 6000 $ pour ce voyage. Emmanuel, lui, a dû trouver de l’argent. Même sur la route.
« J’ai mis d’autres enfants sur mon dos, sur ma tête. J’ai porté des valises. C’est comme ça que j’ai amassé de l’argent pour faire la route. »— Une citation de Emmanuel, un demandeur d’asile
Il y a des gens là-bas [sur la route] qui ne peuvent pas porter leur enfant. J’ai aussi vendu mes chaussures, soutient-il.
Mais une fois la jungle du Darien passée, le plus dur n’était pas encore derrière eux.
Des milliers de migrants, majoritairement haïtiens, ont dormi sous un pont, au Texas, en septembre 2021, après avoir traversé le Rio Grande. Photo : (Adress Latif/Reuters)
Del Rio et le manque de clarté des États-Unis
Emmanuel, Esther et leurs familles ont traversé le Mexique grâce à des passeurs, avant de nager dans le Rio Grande pour arriver au Texas. Ils ont fait partie des milliers d’Haïtiens à dormir sous le pont reliant Acuna, au Mexique, et la ville américaine de Del Rio, en septembre 2021.
Esther nous montre des photos. Son fils, alors rachitique, avait perdu plusieurs kilos, par manque de nourriture et d’eau. On a dormi par terre, puis on nous a mis en prison, raconte son mari, Jean.
Mais sur place, encore une fois, on leur parle du chemin Roxham. Durant toute la route, beaucoup de personnes nous ont conseillé de traverser les États-Unis pour aller au Canada.
« Sur la route, [les migrants] disent que Roxham, c’est la meilleure façon de venir au Canada. »— Une citation de Jean, un demandeur d’asile
Même si les États-Unis ont maintenu, depuis le début de la pandémie, d’importantes restrictions au sud de leur frontière, des milliers de personnes arrivent à rentrer au pays sans être expulsés, contrairement à de nombreux autres migrants.
Il y a un manque de clarté, et tout le monde chez les migrants le sait, indique Jeremy MacGillivray. Les gens savent que si tu viens du Mexique avec de jeunes enfants, ou si la femme est enceinte, tu as des chances de ne pas être expulsé.
Kofi est un demandeur d’asile provenant de l’Afrique de l’Ouest. Il vient de s’installer à Montréal. Photo : Radio-Canada
C’est comme ça, d’ailleurs, que Kofi, un immigrant africain rencontré en Floride, puis à nouveau à Montréal, a pu entrer aux États-Unis. Célibataire, il a fait cette route en rejoignant un groupe d’Haïtiens, avant de bénéficier d’un concours de circonstances malheureux.
Le mari d’une femme enceinte est tombé d’une barque, il s’est noyé, relate le jeune homme. J’ai aidé la femme à faire la route, puis après, on a dit qu’on était en couple.
Ces demandeurs d’asile sont désormais au Québec. Des objectifs plein la tête.
Emmanuel a maintenant obtenu son permis de travail. Il veut travailler dans la construction et rêve d’offrir des études de médecine à son fils. Jean, quant à lui, veut retourner sur les bancs de l’école. Et s’intégrer pleinement au Canada.
Aux États-Unis, on nous a fait dormir par terre, rappelle-t-il. Au Canada, on nous a donné une chambre d’hôtel, alors que je n’ai pas d’argent pour la payer. C’est une meilleure vie.
Radio-Canada par Romain Schué avec la collaboration de Martin Movilla
Le transport de migrants vers le chemin Roxham s’est transformé en industrie très lucrative. Enquête s’est infiltrée dans ces réseaux qui prennent de l’ampleur. Bienvenue dans les coulisses de ce commerce du désespoir.
CHAMPLAIN, État de New York – Chaque fin de semaine, la même scène se répète. Une dizaine de migrants débarquent d’une camionnette blanche, immatriculée en Floride, avant de traverser ce petit bout de terre qui sépare les États-Unis du Canada, sous les yeux des policiers canadiens.
Au chemin Roxham, ces véhicules font désormais partie du paysage. Une nouveauté surprenante sur cette célèbre route, mondialement connue, qui accueille des milliers de demandeurs d’asile.
Qui conduit ces camionnettes? D’où viennent-elles? Comment arrivent-elles jusqu’à Roxham?
On en voit de plus en plus. On n’avait jamais vu ça. Ça nous intrigue vraiment, lance un policier, sous le couvert de l’anonymat.
Janet McFetridge, mairesse de Champlain Photo : Radio-Canada
Assise sur son fauteuil, Janet McFetridge, la mairesse de Champlain, ce petit village rural de l’État de New York qui abrite le chemin Roxham, ne cache pas son désarroi.
Ces camionnettes, c’est nouveau, clame cette ancienne professeure de français, qui vient quasiment tous les jours sur cette route pour distribuer des vêtements ou des mots rassurants aux migrants.
« C’est un grand commerce. Un réseau de beaucoup de personnes différentes et tout le monde en profite financièrement. »— Une citation de Janet McFetridge, mairesse de Champlain
Janet est devenue, au fil des années, un personnage central de Roxham. Une sorte d’ange gardien pour les demandeurs d’asile. Discrète, elle tient à rassurer tous ceux en quête d’une vie meilleure, au cheminement de leur long périple.
Malheureusement, souffle-t-elle, quand on parle d’argent, certains auraient moins de scrupules.
Photo: Des migrants viennent d’être conduits au chemin Roxham. Crédit: Radio-Canada
« Je t’amène au Canada »
Enquête a suivi la trace de ces camionnettes blanches et de leurs conducteurs, que l’on pourrait décrire comme des passeurs.
Je te cherche et je t’amène au Canada.
C’est ce que nous a lâché, sans détour, l’un de ces chauffeurs. Grâce à une source, nous avons obtenu son numéro de téléphone et nous nous sommes fait passer pour un migrant kurde, venant d’arriver en Floride.
« C’est très facile [à Roxham]! Je te dépose à l’immigration, tu marches, ils prennent ton bagage. Ils s’occupent des papiers, t’amènent à l’hôtel et tu es au Canada. »— Une citation de Un passeur
L’homme au bout du fil, très avenant, n’a qu’une seule condition : lui verser cash la somme de 600 $ US, dès notre rencontre. On part vendredi et on arrive samedi soir, détaille-t-il, avant de raccrocher.
Le montant réclamé est dans la fourchette de ce que nous ont déclaré plusieurs migrants ayant eu recours à des services similaires. Il n’y a cependant pas de tarifs fixes, la somme semble varier selon les chauffeurs et l’origine des clients.
Le reportage complet de Romain Schué et de Martin Movilla sera diffusé à Enquête jeudi à 21 h sur ICI Télé.
Nous avons à nouveau pris contact avec ce passeur. Mais cette fois, nous nous sommes présentés comme des journalistes canadiens à la recherche d’informations sur l’arrivée massive de migrants au Canada.
Il a accepté de nous rencontrer, dans son bureau situé à une heure de Miami, à condition de ne pas être identifié.
Face à nous, ses deux téléphones ne cessent de sonner. Il reçoit beaucoup d’appels, nous dit-il en riant. La demande serait forte.
« Il y a beaucoup d’Haïtiens qui vivent ici et qui veulent aller au Canada. »— Une citation de Un passeur de Floride
Nous ne lui parlons pas de notre appel précédent. Cette fois-ci, il assure demander 500 $ US à ses clients pour faire ce trajet de plus de 2500 kilomètres.
Normalement, affirme-t-il, je pars vendredi matin et j’arrive à Roxham samedi soir. En chemin, poursuit-il, il lui arrive de prendre des gens à Orlando, à New York ou dans le New Jersey.
Les migrants voyagent à bord de camionnettes de différentes dimensions. Photo : Radio-Canada
Il nous avoue s’être lancé dans ce type d’affaires durant la pandémie et avoir saisi l’opportunité de la réouverture du chemin Roxham l’automne passé. En discutant, il nous indique avoir suivi avec attention les décisions prises par le gouvernement de Justin Trudeau.
Parfois, il peut amener 80 personnes par semaine. C’est simple, si j’ai 10 personnes, je prends une camionnette. Si j’ai 40 personnes, quatre camionnettes. Celles-ci étaient d’ailleurs stationnées devant son bureau.
La concurrence serait forte dans la région. Il y a deux gars qui m’aidaient avant et qui maintenant se sont lancés à leur compte dans une ville voisine. Il y a d’autres chauffeurs aussi, pour ramener des personnes venant de l’Ohio, de la Louisiane ou encore d’Indianapolis, ajoute ce Haïtien d’origine.
Mais est-ce légal? Nous avons détaillé cet épisode à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Leur réponse est sans équivoque.
Des particuliers qui facilitent et conseillent le passage illégal à la frontière peuvent en effet faire l’objet d’accusations au Canada, notamment si l’individu va plus loin que d’offrir un service de taxi ponctuel, écrit par courriel un porte-parole de la GRC.
Ce passeur est bien au courant des risques qu’il prend. Il confie une astuce qu’il a développée pour éviter d’être personnellement identifié par les agents canadiens, à Roxham.
Mes chauffeurs et moi, on ne veut pas aller jusqu’à Roxham. Je laisse la camionnette dans une station-service de Plattsburgh [à 30 minutes de Roxham], à un homme de la région. Je le paie 200 $. Il prend la camionnette, et moi, je l’attends.
Des agents frontaliers américains, à cheval, poursuivent des migrants haïtiens qui traversent le Rio Grande à la frontière du Texas et du Mexique. Photo: AP/Felix Marquez
La fin du rêve américain?
La Floride semble être devenue l’un des points centraux de la migration irrégulière au Canada au cours des derniers mois, où un nombre record de demandeurs d’asile a franchi la frontière cette année.
Plus de 20 000 personnes sont déjà passées par Roxham entre janvier et juillet. Soit plus du total annuel de 2017, lorsque le stade olympique de Montréal avait été ouvert en urgence, durant l’été, pour héberger temporairement des migrants.
En réalité, contrairement à cette vague de demandeurs d’asile vers le Québec, le profil de ceux arrivant au Canada a considérablement changé. Dans un premier temps, ce sont des migrants installés depuis longtemps aux États-Unis qui ont fui les politiques de Donald Trump.
Désormais, de nombreuses personnes traversent directement ce pays, à partir du Mexique, pour se rendre à Roxham. Ici, les migrants sont souvent traités de criminels et d’illégaux, entre guillemets, déplore Paul-Christian Namphy, l’un des responsables de l’organisme floridien Family Action Network Movement.
« Cette idéologie d’extrême droite prend pied ici de plus en plus et on ne sait pas comment ça va se passer avec les prochaines élections. »— Une citation de Paul-Christian Namphy
Ne soyez pas surpris si les gens, les immigrants, y compris des Haïtiens, vont de plus en plus au Canada. Ça joue politiquement d’une façon très différente, estime-t-il, en faisant référence aux discours de l’ancien président américain ou à d’autres figures républicaines, comme le gouverneur actuel de Floride, Ron DeSantis.
Le gouvernement américain ne traite pas vraiment les Haïtiens d’une façon juste et bien.
Le père Réginald officie en Floride. Photo : Radio-Canada
Le père Réginald Jean-Mary, de l’archidiocèse de Miami, est encore plus direct. Il affirme recevoir tous les jours des migrants en détresse, qui ont traversé toute l’Amérique du Sud pour arriver jusqu’aux États-Unis. Un simple arrêt avant le Canada.
Le prêtre, durant la messe à laquelle nous avons assisté, demande de prier pour les réfugiés, notamment ceux qui ont connu le drame de Del Rio. En septembre 2021, des milliers d’Haïtiens ont dormi sous un pont, à l’entrée du Texas, après avoir traversé le Rio Grande, le fleuve séparant le Mexique des États-Unis.
Présent sur place, le père Réginald comprend le désir de ces migrants d’immigrer le plus au nord possible. Si on ne les accueille pas ici, ils doivent trouver un lieu qui les accueille.
Ce sont des vrais réfugiés, je les rencontre, ils continuent à souffrir, jure-t-il.
Son église organise tous les mois plusieurs séances d’aide à l’immigration. Lors de notre passage, sur la trentaine de personnes présentes, un tiers nous a dit vouloir venir au Canada le plus vite possible.
Quelques semaines plus tard, Enquête a d’ailleurs retrouvé l’une d’entre elles à Montréal. J’ai payé cash un homme qui m’a amené en camionnette. On était 13 dans le véhicule.
Francisco a réussi à se rendre au Canada par un chemin autre que celui de Roxham. Photo : Radio-Canada
Des milliers de dollars pour des passeurs
La Floride n’est cependant qu’un bout d’une grande carte mondiale où tous les chemins mènent à Roxham. Plusieurs personnes nous ont dit avoir payé des milliers de dollars, dans différents pays, pour les conduire jusqu’à l’État de New York, afin de franchir la frontière canadienne.
Avec sa famille, Francisco a quitté la Colombie il y a quelques mois. Il affirme avoir été menacé par des groupes armés.
« Ça nous a coûté 6000 $ par personne pour arriver ici. C’était toutes mes économies. »— Une citation de Francisco
Un passeur mexicain s’est occupé de tout. Outre l’avion vers le Mexique et le passage aux États-Unis, il nous a filé le numéro de téléphone d’un Uber de la ville de Plattsburgh qu’on devait contacter avant d’arriver pour nous amener [à Roxham].
Les moyens d’entrée au Canada, sans passer par un poste officiel, sont nombreux. Quasi infinis.
Assis dans un café montréalais, Alex – un nom fictif – nous raconte son arrivée au Canada. Il fait partie de ces rares migrants qui n’ont pas utilisé le chemin Roxham. Et pour cause. Celui-ci était fermé durant la pandémie.
Originaire du Moyen-Orient, ce jeune homme a eu de multiples propositions, depuis son pays d’origine. Il lui suffisait de payer, là encore, quelques milliers de dollars.
On m’a proposé d’aller à Roxham contre 3, 4 ou 5000 $. Je connais des gens qui ont payé.
« Roxham, ça ne ressemble pas à un business. C’est un business. »— Une citation de Alex
Mais il a opté pour une route différente. Provenant d’une famille fortunée et diplômé d’une université, Alex a eu facilement un visa pour étudier aux États-Unis. Uniquement, glisse-t-il, grâce à ma situation financière.
Alex n’a jamais eu l’intention de rester aux États-Unis. Sur Google, il a repéré des passages permettant de traverser la frontière. Des chemins Roxham bis, tout simplement. Il s’y est rendu en taxi, avant de marcher jusqu’à Montréal.
Des amis à lui ont procédé autrement. Ils ont loué une maison, au bord d’un lac, proche de la frontière. Quelques jours plus tard, ils ont marché sur les galets, avec une allure de touristes, et sont rentrés au Canada.
Le propriétaire, qui était Canadien, leur a loué la maison sachant très bien qu’ils allaient traverser la frontière. Il a juste demandé de tout payer à l’avance, en argent liquide.
Ni Alex ni ses amis n’ont croisé de policiers américains ou canadiens, avant de se rendre à Montréal.
Sur le chemin Roxham Photo: Radio-Canada/Ivanoh Demers
Les Américains « aveugles » volontairement
Comment ces passeurs et chauffeurs peuvent-ils aussi librement traverser les États-Unis pour aller jusqu’au chemin Roxham sans être inquiétés par des policiers américains?
La Gendarmerie royale du Canada nous a dit être dans l’impasse. Ces questions ne relèvent pas de nous, puisque la question des enquêtes aux États-Unis relève des Américains, nous a-t-on souligné
Mais plusieurs sources nous ont confié que le gouvernement américain ferme les yeux sur cette situation. Un sentiment partagé par l’avocat en immigration, Richard Kurland.
Les Américains font nada, zéro, et j’admire la logique. Pourquoi allouer les ressources nécessaires pour empêcher le flot vers le Canada? Parce que l’objectif de leur système, c’est d’expulser ces gens, croit cet expert.
« Les Américains sont aveugles de façon volontaire. »— Une citation de Richard Kurland, avocat en immigration
Richard Kurland, avocat en immigration Photo : Radio-Canada/Romain Schué
Pourtant, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis jure travailler en collaboration avec la police canadienne sur ce sujet.
Nous travaillons avec la GRC pour empêcher autant que possible les passages frontaliers illégaux, souligne un porte-parole.
« Nous continuerons de déjouer les plans de ceux qui tentent d’entrer illégalement dans l’un ou l’autre pays. »— Une citation de Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis
Le sujet est cependant plus complexe. Ancien agent affecté à la frontière canadienne, désormais à la retraite, Norman Lague connaît parfaitement cette situation.
Quand je travaillais à la frontière, on a demandé au procureur américain la possibilité d’appliquer une sorte d’accusation fédérale à ces personnes [qui conduisent des migrants vers le Canada], se souvient celui qui dirige depuis peu un café, à quelques kilomètres du chemin Roxham.
Norman Lague, ancien agent affecté à la frontière canadienne Photo : Radio-Canada/Romain Schué
Alors que les migrations irrégulières ont repris de l’ampleur et que ce commerce du transport s’est professionnalisé, Norman Lague reconnaît que la loi américaine manque de mordant. Ils transportent quelqu’un d’un point A à un point B, dans le territoire américain, et il n’y a rien dans la loi qui réponde exactement à ça, estime-t-il.
En attendant, ce ne sont ni les passeurs ni tous ceux qui en tirent un revenu conséquent qui s’en plaindront.
Radio-Canada par Romain Schué Avec la collaboration de Martin Movilla
L’espoir d’une vie meilleure est redevenu un commerce florissant au sud de la frontière. À Roxham, nuit et jour, des dizaines de migrants traversent ce chemin, bagages et passeport à la main. Plongée au cœur d’un des passages les plus célèbres au monde, qui vient de rouvrir ses portes.
CHAMPLAIN, État de New York – Un cigare à la main, Abdul éclate de rire. Vive Trudeau! Vive le Canada!, lâche-t-il, en arborant un large sourire.
Adossé au mur du McDonald de Champlain, un village américain situé à quelques centaines de mètres de la frontière canadienne, ce chauffeur de taxi à la barbe bien taillée et grisonnante ne feint pas sa bonne humeur.
Vive l’ouverture des frontières!, ajoute-t-il, avant de s’adresser à trois jeunes aux allures d’étudiants sortant tout juste du restaurant.
Ce seront bientôt tes voisins, lance-t-il, assez fort pour qu’ils l’entendent. Mais ces derniers, d’origine turque, ne comprennent pas l’anglais. Ils sourient et marchent vers le taxi.
Abdul s’apprête à les déposer à Roxham Road, sept kilomètres plus loin.Abdul est chauffeur de taxi depuis plus de 30 ans. Tous les jours, il ramène des migrants de Plattsburgh à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
C’est mon troisième trajet, raconte le volubile chauffeur qui, à l’instar des nombreuses personnes rencontrées par Radio-Canada, préfère taire son nom de famille, pour éviter de quelconques ennuis judiciaires.
Ce trajet ne sera pas le dernier de sa journée. Il n’est que 14 h en ce lundi doux et ensoleillé.
« Ils viennent de partout. Les gens arrivent en bus, tout le temps. J’en ai vu des centaines depuis trois semaines. »— Une citation de Abdul, chauffeur de taxi
Un jour, j’ai pris deux personnes. Ces deux personnes ont parlé de moi à cinq amis dans leur pays, poursuit-il. Puis, il y en a eu 10, 20, 30. Maintenant, on m’appelle même de Turquie pour savoir si je peux aller à Roxham.La frontière canadienne se trouve au bout de Roxham Road, avec des installations érigées par le gouvernement de Justin Trudeau. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Un chemin méconnu devenu célèbre
Devenu au fil des ans l’un des points d’entrée irréguliers les plus connus au monde, ce passage, côté américain, n’a en réalité plus rien du simple chemin qu’il était à l’origine.
Au bout d’une route d’un petit kilomètre longeant un ruisseau, une ferme et des chevaux, et parsemée de quelques bungalows, Roxham Road se termine sur une sorte de stationnement bétonné, avec deux poubelles bleues en guise de bornes-frontières et quelques rochers.
Le sol du terrain, au fil des passages, a été considérablement aplani, rendant l’accès au Canada, normalement interdit ici, d’une facilité déconcertante.Des poubelles bleues servent de bornes-frontières entre les États-Unis et le Canada. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le secteur a considérablement changé depuis 2017. Après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et les messages d’ouverture envoyés par Justin Trudeau, une vague de milliers de migrants a afflué au Canada par cette route pourtant méconnue à l’époque.
À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera, avait notamment écrit, sur Twitter, le premier ministre Trudeau le 28 janvier 2017.
Des installations, côté canadien, ont vu le jour dans l’urgence et accueillent toutes ces personnes, qui, en prenant ce passage, évitent les contraintes qu’impose l’Entente sur les tiers pays sûrs.
Cet accord canado-américain oblige les migrants à demander l’asile dans le premier pays où ils mettent le pied. Concrètement, ceux qui passent par les États-Unis ou qui y vivent se font refouler aux postes frontaliers canadiens. En revanche, ce texte – contesté devant les tribunaux – ne vise pas les migrants qui empruntent des passages jugés irréguliers comme Roxham.
Sur place, des panneaux préviennent d’ailleurs qu’il est illégal de traverser la frontière à cet endroit, tout en donnant dans le même temps des indications pour y faire une demande d’asile.Des panneaux donnent des indications aux migrants qui arrivent au bout de Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Nuit et jour, les migrants reviennent
En mars 2020, au début de la pandémie, le gouvernement de Justin Trudeau avait fermé le chemin Roxham. La grande majorité des migrants qui s’y présentaient étaient aussitôt renvoyés aux États-Unis. Mais tout a changé, à nouveau, le 21 novembre, provoquant la colère et l’incompréhension de nombreux élus politiques.
Principalement Haïtiens ou Nigérians par le passé, les demandeurs d’asile qui se présentent à Roxham Road ont des origines désormais très variées. Il y en a d’Haïti, mais aussi beaucoup qui viennent de Turquie, de Colombie, du Venezuela, de Colombie, du Yémen, du Soudan, énumère Abdul.
Nuit et jour, ils arrivent en taxi par dizaines, quotidiennement, au bout de cette route située à la périphérie du paisible village de Champlain, en provenance principalement de Plattsburgh, à environ 40 kilomètres au sud. La conclusion d’une coûteuse expédition qui a commencé par autobus, transports privés ou, parfois, par avion.Roxham Road est située en périphérie du centre du village de Champlain, dans l’État de New York. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Peu avant 15 h, Janet McFetridge stationne sa voiture à la fin de Roxham Road. A smart lady, prévient Abdul.
J’ai vu que le bus de New York arrivait plus tôt, indique-t-elle, en parlant du trajet quotidien opéré par Greyhound, qui s’arrête quotidiennement à Plattsburgh à 15 h 25.
À bientôt 70 ans, cette bénévole, qui a cofondé l’organisme Plattsburgh Cares, vient quasiment tous les jours à Roxham Road, à la même heure, le coffre rempli de tuques, manteaux, gants, peluches et doudous pour les enfants.
Ce sont des amis qui les tricotent, d’ici ou de partout aux États-Unis. Ou alors, on en achète, détaille-t-elle, le sourire caché par son masque qu’elle tient à garder pour des raisons de sécurité.Janet McFetridge est présente quasiment chaque jour à Roxham Road. Elle est aussi la mairesse de Champlain. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une bénévole et mairesse omniprésente
Enseignante de français durant quatre décennies, à la retraite depuis huit ans, Janet McFetridge veut absolument donner un bon mot, avant leur départ des États-Unis, à ces migrants, ces familles et ces couples parfois inquiets, désemparés, anxieux et, surtout, vulnérables.
« Une amie appelle cet endroit le carrefour du monde. C’est vrai, il y a des personnes de partout. Et j’essaye de faire une petite différence dans ce moment difficile. »— Une citation de Janet McFetridge
Ce chemin a vraiment changé. J’habite ici depuis 35 ans, mais je ne connaissais pas cette route. Au début, il n’y avait presque rien ici, poursuit-elle, dans un français impeccable, en désignant ces bâtiments blancs temporaires, faits de tôle et de toile, érigés par le gouvernement Trudeau, qui se sont finalement fondus dans le paysage.
Après l’élection de Trump, c’était fou. Il y avait beaucoup de confusion, de peur, même chez les Américains. Les gens avaient peur d’être déportés, d’être expulsés. J’ai donc décidé de venir pour parler à ces personnes, pour les rassurer.
Le bruit d’une voiture qui s’arrête non loin attire son attention. Elle s’interrompt. Un couple de Colombiens, avec leur enfant de 5 ans, sort du véhicule, à quelque 200 mètres de la frontière. Le chauffeur déguerpit rapidement. Et Janet file à leur rencontre.
You’re in safe now, affirme-t-elle d’un ton calme.Alejandro est arrivé de Colombie, avec sa famille. Il invoque des menaces, dans son pays, qui le poussent à vouloir aller au Canada. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Alejandro, bagages à la main, fond en larmes lorsque Janet apporte des gants à son fils, qui porte des baskets à l’effigie de Spiderman. On vient de Colombie en avion, raconte-t-il, sans donner plus de détails. La famille est menacée, on a subi des violences.
Vous serez arrêtés, mais temporairement. Ne vous inquiétez pas, leur dit-elle, en anglais.
Ils sont généralement terrifiés, c’est pour ça que je leur explique qu’ici, c’est safe, signale-t-elle, avant de former un cœur avec ses doigts repliés, lorsque la petite famille rejoint les policiers canadiens.
« Je comprends leur départ. Les États-Unis n’ont pas un système qui fonctionne. Ça prend beaucoup d’argent. Au Canada, ce n’est peut-être pas plus facile, mais les autorités sont plus aimables. »— Une citation de Janet McFetridge
Son but? Établir une connexion avec ces personnes. Un simple contact, une parole ou une main sur l’épaule peut rassurer ces familles, qui ont possiblement vécu de terribles drames, soutient-elle.
On ne sait pas ce qu’elles ont vécu avant. Elles ont peut-être été emprisonnées avant de venir. Comment sont-elles arrivées ici, dans quelles conditions?Janet McFetridge rassure les migrants qui traversent la frontière à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Janet McFetridge n’est pas une bénévole comme les autres. En 2019, elle a été élue mairesse de Champlain. Un village, narre-t-elle, qui a plutôt tendance à voter conservateur. Des démocrates, il y en a, mais pas beaucoup. Ce sont mes amis, dit-elle en riant. Ici, les gens ont voté pour Trump en majorité.
Comment les résidents de Champlain vivent-ils cette situation qui perdure depuis des années? On n’en discute pas beaucoup. Des personnes n’aiment pas ça, mais ne disent rien. En général, ils m’aiment et ne veulent pas critiquer.
Ce que je fais ici, c’est la même chose qu’au village, estime-t-elle. J’aide des personnes, ce n’est pas vraiment très différent.
Au total, en seulement une heure, une vingtaine de personnes, aux profils bien différents, vont débarquer.Thomas est un Kurde qui a quitté la Turquie. Il ne parle ni français ni anglais et hésite à franchir les quelques mètres qui le séparent du Canada, à travers le chemin Roxham. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une arrestation temporaire
Il y a Thomas, un Kurde qui a fui la Turquie. Il n’a pas de valise. Juste un petit sac à dos et une paire de chaussures dans un sac en plastique. Il n’ose pas avancer, incapable de comprendre les consignes des policiers canadiens.
Il n’est pas le seul. Trois jeunes Yéménites sont eux aussi muets face à ces membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui répètent, à chaque passage, les mêmes phrases.
Est-ce que vous parlez français ou anglais?
Il est illégal de passer par ici. Si vous passez, vous allez être arrêtés.
Aucune menotte n’est cependant sortie par les agents. Ces derniers accompagnent les migrants, tranquillement, vers l’entrée d’une tente blanche.Quatre jeunes, sac sur le dos, veulent entrer au Canada, à l’aube. Ils ont appris l’existence de Roxham Road par « un ami ». Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Plus tard, l’un de ces policiers fédéraux sort même son cellulaire, en utilisant une application pour traduire son message vocal en turc, afin de communiquer avec d’autres jeunes d’une vingtaine d’années.
Certains migrants baragouinent quelques mots en anglais. Je viens pour immigrer. Je veux demander l’asile. J’ai été en danger. J’aime le Canada. Ces petites phrases, ils les répètent comme des leçons apprises dans la ferveur de l’urgence.
D’autres connaissent la langue de Molière, comme Wendy et Johan, originaires d’Haïti.
Je devais être déportée [des États-Unis], mais je suis enceinte de cinq mois. Ici, je ne peux pas travailler, pas aller à l’hôpital, relate Wendy. Je ne connais pas le Canada, je n’y ai pas de famille, mais j’ai hâte de connaître.
À l’instar de nombreuses personnes rencontrées à Roxham Road, Wendy décrit un Canada accueillant et ouvert d’esprit. Une réputation qui attire inlassablement ces demandeurs d’asile qui, une fois leur dossier déposé, peuvent obtenir un permis de travail.
Même les policiers sont plus gentils et polis, dit en riant Janet McFetridge. Ces gens pensent qu’au Canada ils trouveront de l’espoir.
« Beaucoup de personnes m’ont dit qu’au Canada, on aime les immigrants, que les gens sont meilleurs. Je parle français, je pense qu’on sera bien accueillis et qu’on pourra travailler. »— Une citation de Wendy
On retrouve aussi des familles. Des enfants. Ou encore une femme noire, visiblement très âgée, toute seule avec trois bagages, et emmitouflée de plusieurs couches de vêtements, qui ne dit pas un mot.Une femme âgée traverse, seule, le chemin Roxham avec trois bagages. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Des milliers de dollars dépensés pour arriver à Roxham
À Roxham Road, dans ce petit coin perdu de l’État de New York, les accents, les couleurs et les histoires s’entremêlent, formant une mosaïque multiculturelle éphémère, mais constamment renouvelée.
Chacun y vient avec ses craintes, ses rêves, ses appréhensions. Et si certains préfèrent rester silencieux, d’autres engagent volontiers la conversation et évoquent un contexte politique ou religieux pour justifier ce long périple qui touche à sa fin.
Wendy et Johan, par exemple, ont pris deux avions pour arriver dans la région. Après un premier vol entre Orlando et Washington, le couple a atterri à Plattsburgh. La famille, murmure Wendy, a payé le voyage.
J’ai fait beaucoup de recherches pour arriver ici. Aux États-Unis, beaucoup de personnes m’ont parlé de Roxham, plaide la jeune femme de 30 ans.
Savez-vous si on doit marcher longtemps maintenant pour aller au Canada?
C’est juste ici, répond Janet McFetridge.
Oh, c’est là? Je ne savais pas, s’étonne-t-elle.
D’autres ont traversé l’Amérique dans une fourgonnette privée. Par exemple, tôt lundi matin, un transporteur, parti de Floride trois jours plus tôt, a déposé une dizaine de futurs demandeurs d’asile à Plattsburgh.
Les coûts varient, selon nos sources, de quelques centaines à parfois près de 2000 $ US, selon le chauffeur et le trajet.
Ces tarifs ne figurent sur aucun site officiel. L’information, l’astuce ou la combine se transmet par bouche-à-oreille, entre migrants, leur famille et quelques personnes de confiance, qui viennent en aide à ces personnes.Jean, Marie et leurs trois enfants sont arrivés à Roxham Road après un périple de 26 heures en bus, commencé dans l’Indiana. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Jean, Marie et leurs trois enfants de 12, 9 et 4 ans ont fait appel à une compagnie privée. Ils sont épuisés. Avec son ourson rose dans les bras, offert par Janet McFetridge, la plus petite bâille de fatigue.
« On vient de l’Indiana. On a voyagé durant deux jours, en bus, pendant 26 heures. »— Une citation de Jean
Le téléphone de sa maman sonne. C’est ma sœur, confie la mère. Celle-ci vit à Montréal. On était en Haïti, au Brésil, puis aux États-Unis. On a eu des difficultés. Le Canada, ça me fait rêver, soupire-t-elle.
Abdul, le chauffeur de taxi croisé plus tôt, est déjà de retour. Il confesse être fasciné par Justin Trudeau. J’ai même suivi le parcours de son père [lorsqu’il était premier ministre], certifie-t-il, avant de décrire un voyage génial au Canada et à Montréal en 1988.
Avec Janet McFetridge, ils discutent de la situation des Kurdes et des problèmes au Moyen-Orient.
Janet précise : he’s a good guy. Ce dernier explique avoir transporté gratuitement, deux jours plus tôt, une dame smart mais désespérée, provenant du Yémen.Les taxis sont au cœur des coulisses de Roxham Road. Ils défilent sans arrêt sur ce passage. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Une industrie de taxis toujours lucrative, mais surveillée
Les taxis. Ils sont au cœur des coulisses de Roxham Road.
Officiellement, seuls les chauffeurs licenciés peuvent se rendre au bout de ce chemin pour déposer des personnes souhaitant traverser la frontière à pied. Si un autobus ou un véhicule privé s’arrête à cet endroit, le conducteur peut être considéré comme un passeur. L’organisateur d’un tel voyage peut lui aussi être arrêté par les autorités canadiennes ou américaines.
Un homme qui n’a pas de plaque de taxi sur sa voiture nous a d’ailleurs menacés après avoir vu notre appareil photo alors qu’il déposait une famille de cinq personnes.
Ce va-et-vient prend en réalité sa source à une trentaine de minutes de Roxham Road.
Le terminal d’autobus de Greyhound, situé entre une station-service et un Dunkin’ Donuts, dans une zone industrielle de Plattsburgh, à côté d’un motel délabré, est devenu le point névralgique de cette industrie toujours florissante.
Malgré la pandémie, les restrictions aux frontières et les risques, rien ne semble stopper ni freiner la réputation du chemin Roxham. Ni l’attrait de ce lucratif marché pour des compagnies de taxis qui se sont littéralement spécialisées dans ce domaine.
Il y en a beaucoup qui ne sont pas du tout honnêtes. Money talks, déplore Janet McFetridge.Des chauffeurs de taxi, dont Chad, avec son pull jaune, attendent des migrants qui arrivent par autobus à Plattsburgh, avant de les amener à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Lundi, en début de soirée, l’obscurité est déjà pleinement tombée à Plattsburgh.
Avec son pull jaune fluo, une affiche en papier dans les mains, Chad tente de convaincre les rares passagers qui s’arrêtent dans le siège du comté du Clinton.
L’autobus s’apprête à reprendre sa route, direction Montréal, mais, une fois n’est pas coutume, ce chauffeur de taxi de 31 ans repart à son véhicule bredouille.
Il est loin d’être le seul à proposer ses services. Plusieurs chauffeurs sont à ses côtés. Ils seront tous de retour, bien avant le lever du soleil, pour l’arrivée du premier autobus.Des autobus en provenance de New York, qui se rendent ensuite à Montréal, s’arrêtent tous les jours à Plattsburgh, dans une station-service. Des migrants les utilisent avant de prendre un taxi jusqu’à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Chad jure avoir le cœur sur la main. Il montre des bouteilles d’eau et de coca qu’il distribue gratuitement. Son père, assure-t-il, a même hébergé une famille de migrants durant deux mois, en plein cœur de la pandémie.
Il parle d’un milieu weird et impitoyable. Certains de ses collègues profitent de la misère, confie-t-il, assis à l’intérieur de son auto. Il faut être prudent.
Il sort aussi un vaporisateur rose de son coffre à gants. C’est du poivre de cayenne. Une femme l’a oublié, l’a fait tomber.
« C’est la guerre parfois entre conducteurs. J’ai vu un gars prendre 700 $ pour faire un trajet de 40 minutes. »— Une citation de Chad, chauffeur de taxi
Janet McFetridge a eu vent, elle aussi, d’une série d’histoires dramatiques.
Durant le voyage, des chauffeurs ont dit à leur client de payer plus d’argent. Ils leur disaient : « Si vous ne me payez pas, ça va mal se terminer, je vous laisse au bord de la route ou je vous ramène à la grande frontière [où ils pourraient être arrêtés] ». Donc, les gens paient.Des chauffeurs de taxi affichent clairement, sur leur véhicule, la destination du trajet, soit Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Chad nous tend sa carte professionnelle. Le nom de son entreprise est évocateur : Roxham Rd Taxi.
D’autres affichent des mentions similaires sur leur voiture. Canadian border, peut-on lire sur celle de Chris’s shuttle service. La même entreprise a également un autobus scolaire, transformé pour accueillir des migrants, qui est stationné devant le Dunkin’ Donuts.
Sur les vitres et les ailes du véhicule, présent bien avant l’aube pour transporter des migrants vers Champlain, on y lit Roxham border et frontier.Un autobus scolaire a été transformé pour accueillir et ramener des migrants vers Roxham Road. Ce taxi les attend à Plattsburgh. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le chauffeur de Chris’s shuttle service refuse d’être pris en photo. Il répète son opposition à de multiples reprises. Quelques instants plus tard, un autre conducteur glisse à Radio-Canada une copie d’un jugement.
Le propriétaire de cette compagnie, Christopher Crowningshield, a été condamné pour avoir réclamé des sommes jugées abusives à des demandeurs d’asile. Il exigeait jusqu’à 300 $ par famille pour la petite demi-heure de trajet entre Plattsburgh et Roxham Road.
Les immigrants ont peur et il n’est pas raisonnable que des propriétaires d’entreprise essaient de profiter de cette situation pour se remplir les poches, a tranché, en mai 2019(Nouvelle fenêtre), la procureure générale de l’État de New York, Laetitia James.
Désormais, les chauffeurs de taxi ne doivent pas demander plus de 92,50 $ pour ce trajet, quel que soit le nombre de passagers.
Les taxis se méfient des journalistes et des flics, avance Chad, qui argue prendre 60 dollars ou parfois moins si [les migrants] disent qu’ils n’ont plus rien.Jour et nuit, des dizaines de migrants traversent toujours Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Poussettes et bébés dans la nuit
Mardi matin, il est tout juste 6 h. Des phares éclairent Roxham Road. Quelques étoiles scintillent dans l’obscurité.
Une demi-douzaine de taxis arrivent, les uns après les autres, devant les agents canadiens qui sortent de leurs installations avec une lampe torche.
Des familles, des couples, des personnes seules, des bébés, des enfants, des ados. Un nouveau groupe d’une vingtaine de migrants s’apprête à rejoindre le Canada, les bras chargés de valises. Certains profitent des poubelles bleues pour y jeter des restes de beignes.
La vaccination n’est pas obligatoire à Roxham Road
« Les personnes non vaccinées sont autorisées à entrer au Canada si elles viennent y présenter une demande d’asile », souligne une porte-parole de l’Agence des services frontaliers du Canada. Elles doivent cependant s’isoler durant 14 jours après leur arrivée.
D’ailleurs, aux États-Unis, l’obligation vaccinale pour arriver à Roxham Road ou Plattsburgh varie selon le moyen de transport. Une preuve vaccinale est demandée en avion, mais ce n’est pas le cas, par exemple, pour le service d’autobus Greyhound.
Dès leur venue au Canada par Roxham Road, les demandeurs d’asile sont pris en charge par la GRC, qui les accompagne à un poste frontalier pour, entre autres, une prise d’empreintes digitales et de photos.
Abdul est encore là, il parle en arabe à des Soudanais. Chad aussi. J’ai dormi quelques heures. J’ai ramené aussi dans la nuit un couple de Philippins, avoue-t-il.
On vient chercher la protection, bafouille une mère, en tenant sa poussette.Des couples, des personnes seules, des familles nombreuses, des enfants, des femmes avec des poussettes : il y a une grande diversité à Roxham Road. Photo: Radio-Canada/Romain Schué
Le soleil se lève maintenant sur Roxham Road. Le calme revient. Temporairement.
D’autres autobus arriveront bientôt à Plattsburgh. Des taxis seront au rendez-vous. Pour combien de temps encore?
Je ne sais pas, soupire Janet McFetridge, qui paraît pessimiste.
J’espère que ces gens n’auront, un jour, plus besoin de quitter les États-Unis. On a de belles choses ici. Tous les jours, je me demande ce que je peux faire de plus, mais c’est trop compliqué, je n’ai aucun contrôle. Je sais bien que ça ne va pas bien aller pour tout le monde au Canada, concède-t-elle.
Il faut un système qui accepte les immigrants. Tout le monde a droit à une belle vie, une éducation, un travail et le bonheur. C’est mon rêve.
En réaction à notre reportage, Justin Trudeau, interrogé par Radio-Canada, a admis que cette situation, à Roxham Road, ne peut être éternelle. « On est en train de travailler avec les États-Unis pour régler cette question-là des traversées irrégulières », a convenu le premier ministre libéral, qui espère aboutir à une révision de l’Entente sur les tiers pays sûrs en 2022. « Le Canada va continuer d’être un pays ouvert à l’immigration », a-t-il néanmoins précisé, en évoquant un « système » d’immigration » qui est « rigoureux ».
Par Radio-Canada avec Texte et Photos de Romain Schué :