Alain Mabanckou est une des plumes majeures de la littérature française contemporaine. Je dis bien « française » pour dénoncer au passage la suffisance et la prétention du concept de « littératures francophones » qui permet à la France de conserver les oripeaux d’un empire à jamais disparu et de maintenir la différence entre la « grande » littérature – entendez celle produite par de « vrais » auteurs français ou, comme le dirait Morano, des auteurs « de race blanche » sous-catégorie hexagonale – et cette littérature, sympathique, exotique mais secondaire, produite par tous les autres francophones.

Depuis plusieurs semaines, le dernier roman de Mabanckou, Petit piment, publié au Seuil, jouit de l’attention des médias grâce à sa sélection pour le prix Goncourt 2015. Il devrait jouir de cette attention par la seule vertu de ses qualités, mais les médias sont ainsi faits que, sur les 600 titres publiés en septembre, à peine une vingtaine (et encore) auront les honneurs de la presse, selon l’expression consacrée. Riche déjà d’un prix majeur, le Renaudot en 2006 pour son roman Mémoires d’un porc-épic, Mabanckou aurait pu, comme la plupart des écrivains, jouir de cette heure de gloire et faire tranquillement la promotion de son petit piment sans ressentir le besoin d’ajouter son grain de sel dans une actualité politique dont les écrivains se jugent facilement quittes au nom de l’indépendance de l’art.

Mais c’est oublier que son roman, justement, se plonge dans les remous politiques de son pays d’origine, la République du Congo (Congo-Brazzaville), remous qui ne datent pas d’hier. Son personnage subit la « révolution socialiste » et, à travers son cheminement et son destin, c’est celui de tout un pays que raconte Mabanckou. De tels romans prouvent que la littérature française n’est pas seulement cette prose ennuyeuse et ennuyée, produite par des blasés nombrilistes enfermés dans leur ghetto luxueux et germanopratin ; il en est une autre, ouverte au monde et à ses défis, produite par des écrivains qui, à l’instar de certains grands prédécesseurs, mêlent l’intelligence à la fiction et offrent à leur lecteur une vision du monde, de l’époque, de ses défis, de ses dangers. Une littérature qui dénonce au lieu de réconforter. Un écrivain qui s’engage sans pour autant priver ses lecteurs du plaisir d’une histoire et de la qualité d’un style.

J’accuse

Ce serait déjà beaucoup ; comme le rappelait superbement Romain Gary dans son Pour Sganarelle, l’artiste ne peut s’engager que pour son art, et ce n’est qu’à travers celui-ci, et la promesse de beauté qu’il représente, qu’il est possible d’espérer faire évoluer le monde vers cette beauté promise. Mais Alain Mabanckou ne s’est pas contenté de cette position. Profitant de l’attention des médias offerte par la sélection du Goncourt, il a multiplié les interventions dans la presse, à la télévision, à la radio (et notamment dans l’émission de Pascal Claude, « Dans quel monde on vit », sur la Première) pour alerter l’opinion et dénoncer la volonté du président Denis Sassou Nguesso et l’organisation d’un référendum qui viole la démocratie et l’esprit de la Constitution. Mabanckou le rappelle avec des mots justes et simples : ce dont le peuple congolais a besoin, ce n’est pas d’une nouvelle Constitution, mais de justice et d’un partage juste des richesses, confisquées par le pouvoir. Aucun dirigeant démocratique n’a le droit de se préférer à la démocratie, et rester trop longtemps au pouvoir est une contradiction avec les principes politiques qui doivent prévaloir.

Mais comme Camus fut le seul à dénoncer le danger que faisait peser sur l’humanité l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima, et quelques semaines auparavant le typhus qui, dans les camps de la mort libérés, continuait à tuer les survivants dans la plus parfaite indifférence des vainqueurs, Alain Mabanckou s’est retrouvé très seul à crier. Il a dénoncé ce silence, à commencer par celui des autres artistes congolais. Le silence, voire la complicité, de la France et des pays occidentaux, plus soucieux de préserver de bonnes relations avec un dictateur ayant en main les clés de l’exploitation des ressources naturelles de son pays. Le silence des médias. Lui qui, quelques mois plus tôt, remettait à Charlie Hebdo le prix « Freedom of expression courage » du Pen Club américain, malgré les protestations de certains écrivains renommés qui n’avaient jamais ouvert le magazine français, a fait preuve de ce courage d’expression, au risque, comme il l’a évoqué, de ne plus pouvoir retourner dans son pays et y revoir sa famille.

Une voix dans le désert ?

Cet appel, malheureusement, n’aura pas servi à grand-chose, du moins à première et courte vue. Le référendum a eu lieu et les résultats présentés par le pouvoir tiennent du plébiscite en faveur du « oui », alors que l’opposition dénonce un mensonge et affirme un large boycott du scrutin. Non moins inquiétant, le silence persistant : il faut fouiller la presse pour trouver une brève mention du fait, qui visiblement n’intéresse personne d’autre que les Congolais.

Les mauvaises plumes et les langues de vipère diront que Mabanckou en a profité pour se faire à bon prix un coup de pub. À telle enseigne, voilà l’innocence à jamais éradiquée ; l’ère du soupçon s’attaque à tout et l’intelligence abdique, l’esprit critique avorte. C’est absurde, évidemment. Comme tant d’écrivains à la mode, Alain Mabanckou n’a pas besoin de ça pour faire parler de lui, et il prend même, ce faisant, des risques notoires qui pourraient nuire à sa réputation. On aime de moins en moins les « intellectuels », dans le sens donné par Clémenceau, du temps de l’Affaire Dreyfus, pour désigner ces artistes qui prenaient position sur des questions politiques et sociétales a priori éloignées de leur art. Mais rien du réel n’est éloigné de l’art ; à l’heure de la mondialisation (ou de la globalisation), tout est dans tout et chacun contribue à éclairer le monde, à le rendre plus lisible mais aussi plus juste.

Il ne faut pas pour autant se bercer d’illusions et croire que l’engagement des artistes, le dévouement des intellectuels pourra apporter des bouleversements significatifs, du moins dans l’immédiat. Denis Sassou Nguesso sera sans doute réélu président et recevra les félicitations de François Hollande et de tous les chefs d’État. Au Rwanda, Paul Kagame est en train de procéder de la même manière, et dictateur reste plus que jamais un métier d’avenir.

Pendant ce temps-là, Alain Mabanckou n’aura pas le prix Goncourt (sinon peut-être celui des lycéens) cette année, puisqu’il n’est pas dans la dernière sélection ; mais il y a peut-être quelque chose de contagieux dans sa démarche (même s’il n’est pas responsable de ce fait) : pour la première fois, le jury Goncourt a annoncé les quatre romans sélectionnés dans un lieu symbolique, celui du musée du Bardo à Tunis, là où avait eu lieu, en mars dernier, un attentat meurtrier dont le moindre des effets, outre les victimes, n’est pas de ruiner l’économie touristique d’un pays qui en a pourtant tellement besoin. Si le jury Goncourt se met à poser des gestes politiques, ce serait la première fois depuis longtemps qu’il nous apporte une vraie bonne nouvelle, en plus de couronner des romans.

De son côté, je gage qu’Alain Mabanckou continuera sur sa lancée. Si cela ne change pas grand-chose dans le feu de l’actualité, cela a du moins un mérite majeur : maintenir vivante la flamme de la dignité humaine et vibrante la justification de l’art.

Lesoir.be par Vincent Engel