REPORTAGE. Face aux opposants bien visibles au putsch, il y a une frange de civils qui jugent les militaires indispensables à la transition démocratique. Explication.

Le 30 octobre, des centaines de milliers de Soudanais sont descendus dans les rues pour protester contre le coup d’État perpétré cinq jours plus tôt par le chef de l’armée. Certains se contentaient de réclamer le retour du tandem militaro-civil. La plupart exigeaient cependant d’exclure strictement l’armée du pouvoir. Cette seconde position a gagné du terrain au fil des « marches du million », dont la prochaine est fixée au 30 novembre. Et ce, malgré la signature, le 21 novembre, d’un accord entre le général putschiste Abdel Fattah al-Burhane et le Premier ministre Abdallah Hamdok, désormais qualifié de « traître » par bon nombre de pro-démocratie.
L’incompréhension face à l’attitude de Hamdock
« Je comprends la position de Hamdok quand il déclare qu’il veut mettre un terme au bain de sang. Mais, après ce qu’il s’est passé, nous ne pouvons plus faire confiance aux militaires. Depuis le putsch, les forces de l’ordre tuent les manifestants de la même manière que lors du démantèlement du sit-in le 3 juin [au moins 127 personnes avaient été assassinées, NDLR]. Or, nous avons précisément signé un accord avec eux pour faire cesser ces violences », rappelle Sayda Hussein, une membre d’un comité de résistance du sud de Khartoum rencontrée venue participer à la manifestation massive du 25 novembre. Elle fait référence à la charte constitutionnelle censée encadrer la transition démocratique, et amendée par le document tout juste paraphé par le général putschiste et le Premier ministre. Mais aussi aux 42 citoyens décédés durant le mois suivant le putsch, souvent victimes de balles réelles.
La retenue de certains Soudanais dans la dynamique anti-militaire
De nombreux Soudanais se sont bien gardés, eux, de se joindre à cette nouvelle vague de cortèges. Dans ce vaste pays où le taux de pauvreté atteint 65 %, la survie au jour le jour prend tout simplement le pas sur les rêves de « liberté, paix, justice » scandés depuis la révolution de 2018 qui a permis de tourner le dos à 30 ans de dictature. Une frange de la population soutient enfin explicitement le coup d’État et s’aligne même, parfois, sur la rhétorique du général Burhane qui préfère évoquer une correction du cours de la transition.
Entre coup d’État militaire et coup d’État civil
« Il ne s’agit pas d’un coup d’État, ou sinon ce serait un coup civil dans la mesure où Hamdok ne parvenait pas, tout seul, à prendre cette décision à cause de la pression exercée par les partis politiques », résume Tagwah Ahmed. Cette pharmacienne de 36 ans représente un rassemblement de plus de 500 comités de résistance basés majoritairement en périphérie de Khartoum. Elle a rencontré, avec sept autres délégués de comités de résistance, le Premier ministre lorsque ce dernier se trouvait encore assigné à résidence, avant que les putschistes ne le libèrent pour signer l’accord du 21 novembre. « Il n’a pas dit qu’il cautionnait l’initiative de Burhane, mais il a reconnu qu’un changement devait intervenir pour remettre la transition dans la bonne direction », rapporte Tagwah Ahmed.
Mi-octobre, elle avait rejoint le sit-in organisé par les Forces pour la liberté et le changement n° 2 (ou FFC 2), une coalition de partis menée entre autres par l’ex-ministre des Finances et le gouverneur du Darfour. Elle incitait l’armée à reprendre le contrôle du pays. Des participants ont affirmé que les militaires avaient eux-mêmes financé ce rassemblement. « Nous avons transmis aux représentants des FFC 2 nos demandes et les services dont les différentes zones ont besoin. Ils nous ont promis qu’ils allaient y travailler », explique celle qui a collecté quelque 3 700 CV de jeunes qualifiés sans emploi et qui a recensé 64 villages dépourvus de centres de soin.
Des citoyens découragés
« Je ne fais pas confiance aux militaires, pas plus qu’aux membres du précédent gouvernement de Hamdok », tranche Sanya Ali, qui s’occupe de la branche dédiée aux services au sein du même regroupement de comités de résistance. Cette quadragénaire juge toutefois le coup d’État indispensable. Selon elle, seuls les ministres technocrates promis par le pacte du 21 novembre permettront de garantir « un développement durable, une bonne situation économique et la sécurité ».
Fathi Ziggy Deir, 48 ans, fait également partie d’un comité de résistance qui a participé à la révolution et approuve, aujourd’hui, la reprise en main de l’armée. « Nous avons vu notre pays sombrer. La situation est devenue mille fois pire que sous la dictature d’Omar el-Béchir. Les membres du précédent gouvernement voulaient seulement occuper un siège, mais ils n’ont rien fait pour l’économie, la santé ou l’éducation. Ces personnes envoient en effet vivre leurs enfants à l’étranger, dans de meilleures conditions que les nôtres. Mon fils a failli mourir d’une crise d’asthme à cause de la pénurie de Ventoline ! » Cet activiste accuse en outre les partis politiques d’avoir confisqué la révolution en validant le partenariat avec les militaires, en août 2019. Là encore, guidés par leur soif de pouvoir.
Pas de calendrier pour les élections
« À ce moment-là, Burhane et Hemeti [surnom du numéro deux du Conseil souverain, à la tête d’une puissante milice paramilitaire] auraient dû être exclus, mais les quatre principaux partis des Forces pour la liberté et le changement ont préféré remplacer les autres partis par ces militaires pour asseoir leur prépondérance », analyse Fathalrahman Fedel. Ce médecin préside Les Bâtisseurs du futur, une alliance de neuf partis d’envergure modeste qui soutient l’accord passé entre Abdallah Hamdok et le général Abdel Fattah al-Burhane. « Le coup d’État n’était pas l’idéal. En revanche, les militaires ont raison sur le fait que ce gouvernement devait être stoppé, car il n’était pas représentatif, ajoute-t-il. Il a par ailleurs échoué à agir dans l’intérêt du peuple soudanais et a laissé la situation économique se dégrader. »
Originaire du Darfour, Norein Adam raconte son engagement aux côtés des rebelles pour résister à des milices qui brûlaient village après village et tuaient sans pitié pendant la guerre amorcée en 2003*. Il a depuis pris les rênes d’un des partis des Bâtisseurs du futur. « Nous n’accepterons jamais d’être gouvernés à nouveau par les militaires après l’expérience du régime précédent. En revanche, c’est nécessaire qu’ils dirigent temporairement le pays afin de résoudre nos problèmes », assure-t-il. Le docteur en droit Ahmed el-Gaili note, lui, que « le brouillon de l’accord du 21 novembre prévoyait des élections en juillet 2023. Cette date a été retirée du texte final. Cela indique que les militaires veulent se maintenir au pouvoir aussi longtemps que possible. » Le juriste conclut : « Cet accord ressemble davantage à un contrat d’embauche qu’à un partenariat. En réalité, Hamdok devient simplement un bureaucrate travaillant pour les militaires. »
Avec Le Point par notre correspondante à Khartoum, Augustine Passilly