Heures travaillées et non payées, frais illégaux et menaces : une employée immigrante sonne l’alarme.

Des immigrants se font demander des sommes importantes allant de quelques milliers de dollars à 75 000 $ US (environ 100 000 $ CAN), pour obtenir les documents nécessaires pour un visa de travail fermé au Canada. Photo : Radio-Canada/Ivanoh Demers
Une jeune femme, à qui on a demandé de débourser des milliers de dollars pour pouvoir obtenir un visa à travers le programme des travailleurs étrangers temporaires, sonne l’alarme, car ce système fait en sorte que des immigrants sont à la merci d’employeurs sans scrupule.
En théorie, obtenir un emploi aurait dû être facile pour Pawan, une jeune femme originaire de l’Inde, et dont nous avons accepté de n’utiliser que le prénom.
Arrivée au Canada en décembre 2016, l’immigrante, âgée aujourd’hui de 25 ans, maîtrise l’anglais, a suivi des cours postsecondaires en Colombie-Britannique et cherche du travail, alors que le taux de chômage n’a jamais été aussi bas au pays.
En réalité, pour une question de permis de travail, elle s’est retrouvée à la merci d’un intermédiaire lui réclamant 30 000 $ pour ses services afin d’obtenir un visa de travailleur étranger temporaire et un emploi au salaire minimum ne respectant pas les normes du travail.
Selon des experts consultés, de nombreux immigrants se font flouer chaque année par des employeurs leur réclamant illégalement des sommes importantes pour leur visa de travailleur étranger temporaire.
Pawan a décidé de raconter son histoire afin d’aider d’autres immigrants dans sa situation.

Pawan, une jeune femme originaire de l’Inde, partage son histoire pour dénoncer les abus associés au programme des travailleurs étrangers temporaires. Photo : Radio-Canada/Ken Leedham
Établie au Canada depuis six ans, Pawan s’est retrouvée dans une situation particulière l’année dernière, quelques mois avant l’expiration du permis de travail ouvert qu’elle avait obtenu avec son ex-conjoint.
Je devais obtenir mon propre statut et lorsque j’ai raconté mon histoire à une connaissance qui est maintenant consultante en immigration, il m’a dit qu’un de ses amis allait m’aider à obtenir un visa de travail.
L’ami en question était entrepreneur sur l’île de Vancouver. Il lui offrait un emploi et l’occasion d’obtenir un visa fermé grâce au programme des travailleurs étrangers temporaires.
L’employeur affirmait avoir en sa possession une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT), un document lui permettant d’embaucher des travailleurs étrangers.
Il m’a demandé de payer 5000 $ pour ouvrir le dossier
, explique la jeune femme. Une somme non remboursable qui devait servir au processus d’obtention du permis de travail.
Pawan était censée débourser de l’argent à chaque étape. Le montant total était de 30 000 $
, dit-elle.
« En m’informant auprès d’amis et de collègues, on m’a dit que c’était le prix. Il faut payer 30 000 $ ou 25 000 $ pour obtenir l’EIMT. Maintenant, c’est environ 40 000 $. »— Une citation de Pawan
Elle accepte donc de débourser les 5000 $ demandés.
Elle ne le sait pas encore, mais l’offre est illégale : un employeur ne peut pas – directement ou via un intermédiaire – réclamer des frais à un employé pour payer les coûts de l’EIMT, estimés à environ 1000 $ selon Emploi et Développement social Canada (EDSC).
Un problème systémique
Plus de 100 000 travailleurs étrangers temporaires déménagent au Canada chaque année. Le programme permet à des employeurs d’embaucher des travailleurs migrants si aucun citoyen canadien ou résident permanent n’est disponible pour effectuer le travail.
Celui-ci a gagné en popularité pendant la pandémie, alors qu’au premier trimestre 2022, Statistique Canada rapportait 890 385 postes vacants et que des employeurs font état de pénuries d’employés partout au pays.
Pour pouvoir en bénéficier, les employeurs doivent simplement réaliser une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT). Par courriel, EDSC confirme que les frais pour les employeurs totalisent généralement 1000 $ par poste et que ces coûts, en vertu des règlements du programme, ne peuvent pas être rétrofacturés aux travailleurs étrangers temporaires.
Sur le terrain, plusieurs employeurs font toutefois appel à des intermédiaires qui demandent des sommes considérables aux chercheurs d’emploi pour leurs services, rapportent des organismes d’aide aux immigrants.
Le fait que ces travailleurs migrants viennent ici de façon temporaire avec un statut précaire associé à un employeur spécifique ouvre la porte à ces abus
, explique Jonathon Braun, du Migrant Workers Centre, à Vancouver.
L’avocat reçoit régulièrement des appels d’immigrants dans des situations similaires. Les montants peuvent varier, mais je vois de plus en plus des gens à qui on charge des frais allant de 30 à 50 000 $ US
, dit-il. Le montant le plus élevé que j’ai vu était de 75 000 $ US [soit environ 100 000 $ CAN].
Souvent, il s’agit d’immigrants qui découvrent, une fois arrivés au Canada, que l’emploi rattaché à leur visa n’existe pas.
Ils ont contracté une dette importante, et ils se retrouvent dans une situation où ils ne peuvent pas faire d’argent », explique-t-il. « Ils sont alors forcés de faire du travail non autorisé, ce qui pourrait compromettre leur statut d’immigrant.
Des recours parfois longs
La situation est connue à Ottawa : un rapport déposé au Parlement en 2020(Nouvelle fenêtre) fait état d’abus et de réseaux d’extorsion, de fraude et de vol de salaire par des recruteurs et des consultants en immigration qui exigent des droits illégaux en échange de la promesse trompeuse d’un travail et même de la résidence permanente au Canada.
« Ces gens s’endettent, vendent leur propriété pour bénéficier de ces opportunités, car ils pensent que c’est la façon dont les choses fonctionnent. Le gouvernement est au courant, il continue de profiter de cette main-d’œuvre temporaire et ne fait rien pour régler le problème. »— Une citation de Jonathon Braun, avocat, Migrant Workers Centre
Les victimes de ce type de fraude peuvent déposer une plainte(Nouvelle fenêtre) auprès d’EDSC ou poursuivre l’employeur.
Mais récupérer ces montants peut prendre beaucoup de temps et il n’y a aucune garantie
, explique l’avocat.
Deux de ses clients ayant payé 10 000 $ US en 2017 pour des emplois au Canada ont récemment eu gain de cause. Ils n’ont toujours pas reçu leur argent
, déplore-t-il.
Que fait Ottawa?
Emploi et Développement social Canada (EDSC) dit effectuer 2800 inspections par année auprès de plus de 22 000 employeurs qui reçoivent une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT).
En cas de non-conformité, des pénalités allant de 500 $ à 1000 $ par infraction peuvent être émises jusqu’à concurrence d’un million de dollars, ou la révocation d’EIMT délivrées. Les employeurs récalcitrants sont placés sur une liste noire accessible en ligne(Nouvelle fenêtre) (site externe).
Quand Pawan a accepté l’offre d’emploi associée à son visa, en décembre dernier, elle a déménagé sur l’île de Vancouver avec l’assurance que son EIMT arriverait avant l’expiration de son visa.
Sur l’offre d’emploi datée de décembre dernier et consultée par Radio-Canada, on peut y lire qu’il s’agit d’un emploi à temps plein, à 20 $ de l’heure, 7 h par jour, avec un temps supplémentaire payé temps et demi. Dans les faits, elle y travaillera au salaire minimum de 15,20 $, 9 h par jour, 6 jours par semaine, sans pause et sans qu’on lui paie les heures supplémentaires.
Si Pawan a accepté des conditions de travail allant à l’encontre des normes du travail, c’était pour pouvoir rester légalement au Canada.
Ils devaient m’aider pour obtenir l’EIMT [nécessaire pour mon visa], alors je n’ai rien dit
, explique-t-elle.

Un échange en février dernier au cours duquel Pawan s’informe sur son statut auprès de son employeur. Photo : Radio-Canada/Ken Leedham
Mais au fil des échanges consultés par Radio-Canada, il est devenu clair qu’aucune demande n’avait été faite auprès du gouvernement fédéral. À plusieurs reprises, Pawan presse son employeur, sans succès.
Le 16 juin dernier, après plusieurs mois de retards, la jeune femme reçoit finalement un message texte de son employeur : Ton EIMT est approuvée.
Elle doit alors transférer 10 000 $ à une tierce partie pour que le document soit inclus à son dossier auprès d’IRCC.

Après plusieurs mois d’attente, Pawan apprend au cours de cet échange que son employeur a finalement le document dont elle a besoin pour son visa. Elle devra effectuer deux paiements de 5000 $ pour l’obtenir. Après avoir appris que la procédure est illégale, elle ne fera pas le paiement et quittera son emploi. Photo : Radio-Canada/Ken Leedham
Durant la même période, elle tombe malade et ne peut travailler pendant plusieurs jours.
J’ai reçu un message texte de ma gérante et elle m’a dit que si je ne venais pas travailler, ils allaient me dénoncer à l’immigration, annuler mon visa de travail et me faire expulser
, raconte-t-elle.
C’est à ce moment qu’elle commence à contacter des organismes d’aide aux immigrants. Ils m’ont dit que je ne devais pas payer autant, que l’employeur devait payer pour tout, raconte-t-elle. J’étais sous le choc.
Pawan a finalement quitté son emploi le mois dernier. La jeune femme a porté plainte auprès d’EDSC et a déménagé chez un proche à Surrey jusqu’à ce qu’elle puisse clarifier son statut au Canada.
L’expérience lui a laissé un goût amer.
« Quand nous arrivons au Canada, nous devons payer pour nos frais médicaux, pour vivre ici et en plus de ça, nous devons faire face à des employeurs qui demandent 30 000 $, 40 000 $ pour un visa. »— Une citation de Pawan
Nous arrivons ici fraîchement diplômés, ça fait de nous des cibles faciles parce que nous ne connaissons pas les règles », dénonce-t-elle. « Les lois favorisent les employeurs. Le Canada doit sensibiliser les immigrants à ces situations, à propos des lois et règles en place pour les immigrants.
Son message aux autres immigrants est simple : n’écoutez pas tout ce que votre employeur vous dit. Faites vos recherches, il y a plusieurs organisations qui sont là pour vous aider.
Radio-Canada avec Francis Plourde