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William Klein, mort d’un visionnaire

septembre 12, 2022

Le photographe américain est décédé à l’âge de 96 ans. Son œuvre englobe à la fois peintures, photos et films. Toujours d’une incroyable modernité.

William Klein, en 2007.
William Klein, en 2007.© SAKIS MITROLIDIS / AFP

Il avait le chic pour brouiller les pistes ; excellait dans l’art de rebattre les cartes. Notamment entre réel et imaginaire. William Klein n’avait pas son pareil pour transmuer le quotidien en matériau magique. Il transformait des scènes de vie les plus banales en moments de rêverie pure. Son chef-d’œuvre, Qui êtes-vous, Polly Magoo ? en est la parfaite illustration. Dans ce film onirique, sorti en 1966, Dorothy McGowan, joue le rôle d’un top-modèle repéré dans la foule, lors d’un concert des Beatles (emprunt au réel : c’est dans ces circonstances précises que la jeune femme se vit proposer un contrat de mannequinat). Le prince d’un royaume d’opérette (incarné par Sami Frey) s’éprend éperdument d’elle. Mais est-elle vraiment la femme sur lequel il fantasmait dans des magazines au papier glacé ? Conte de fées moderne, ce long-métrage est à la fois une allusion voilée à l’histoire d’amour entre Grace Kelly et le prince Rainier de Monaco. Mais aussi une critique féroce de cette « société du spectacle » que dénoncerait, un an plus tard, Guy Debord dans un essai fameux.

Tour à tour peintre, photographe et réalisateur d’une vingtaine de films, tantôt de fiction, tantôt documentaires, William Klein, décédé le 10 septembre à Paris, avait, comme son ami Chris Marker, une qualité rare. Il était visionnaire. Ses films, en forme de paraboles, en témoignent. En 1969, son Mr Freedom prenait la forme d’une comédie déjantée moquant le bras de fer, sur fond de guerre froide, entre deux super-héros : l’un américain (Mister Freedom, donc), l’autre russe (Moujik Man). Ces deux personnages ignorant que la véritable menace vient d’un troisième protagoniste, un dragon surnommé « Red China Man ». Sept ans plus tard, William Klein signait un autre film d’anticipation avec Le Couple témoin. Là encore, la farce dissimulait une prophétie puisqu’André Dussollier et Anémone jouent le rôle de deux cobayes scrutés par des équipes de scientifiques sans scrupule, dans le cadre d’une étude commandée par un sinistre ministère dit « de l’Avenir ». Là encore, l’humour enveloppait une dénonciation cinglante des instituts de sondage de l’époque pompidolienne désireux de saisir, par le biais de statistiques, les évolutions de la société. Cette intrigue prend aujourd’hui, où les algorithmes des géants

Un Paris déterminant

« Qui êtes-vous, Polly Magoo ? », 1965.© Club des Producteurs / Collection Christophel

William Klein était né à New York le 19 avril 1928 dans une famille d’immigrés hongrois. « Mon grand-père avait traversé l’Atlantique. Il était tailleur et incarnait le rêve américain. Parti de rien, il avait si bien réussi qu’il était parvenu à s’offrir une voiture décapotable. Voiture dans laquelle il devait d’ailleurs trouver la mort, au cours d’un accident de la route. Mon père, en revanche, a dilapidé la fortune familiale », résumait William Klein. Enfant précoce, il s’était beaucoup cherché, tâtant d’abord d’études de sociologie, de psychologie et de littérature au prestigieux City College de Harlem, avant de se consacrer à la peinture et, un temps, à l’architecture. Pendant son service militaire, il avait travaillé comme opérateur-radio en Allemagne puis en France. Sa découverte de Paris avait été déterminante. C’est là qu’il était devenu photographe de mode par hasard. « Un jour, j’ai gagné un appareil photo au poker. C’était un vieux Rolleiflex. Je l’ai essayé dans les rues et ça a été une révélation », racontait-il.

À la Sorbonne, où il avait suivi, en auditeur libre, des cours de sociologie, il avait rencontré le peintre Ellsworth Kelly de cinq ans son aîné. Mais aussi sa future femme : Jeanne Florin. William Klein qui fréquentait, aussi, le peintre Fernand Léger s’était risqué, sur ses conseils, à la photo abstraite. Il avait commencé par des clichés d’architecture où il s’évertuait à souligner les motifs géométriques des bâtiments. Il avait ensuite arpenté les musées et galeries d’art tentant d’introduire du mouvement dans les tableaux qu’il flashait, en bougeant au moment où il déclenchait et en s’arrangeant pour que le temps de pause soit suffisamment lent pour instiller un flou volontaire à ses images.

La série new-yorkaise

En 1951, le metteur en scène italien Giorgio Strehler repère ces curieux clichés, aux faux airs de Miró, et lui propose de les exposer dans le hall du Piccolo Teatro de Milan. William Klein a 23 ans. L’architecte et designer Angelo Mangiarotti tombe en arrêt devant ses motifs dansants. Klein se retrouve publié dans la revue Domus. Il est lancé. L’un des abonnées de ce titre, créé par Gio Ponti, s’appelle en effet Alexander Liberman. Il sera son Pygmalion. Directeur du magazine Vogue, il a fait de ce magazine un véritable laboratoire, faisant émerger une nouvelle génération de photographes de mode, dont font partie Lee Miller, Irving Penn ou encore Richard Avedon. Il embauche Klein.

Le tempérament « révolutionnaire » du jeune photographe va s’épanouir dans les pages de Vogue. Klein fait sortir les mannequins des maisons de haute couture dans la rue, là où ses prédécesseurs les cantonnaient à des séances de pose en studios. Le jeune homme a besoin de bouger. Il défriche aussi les pages « tourisme ». C’est ainsi qu’il visite la Hollande en 1955, tentant de réaliser un portrait du pays à travers un portfolio. Quelques mois plus tard, il retourne à New York, la ville de son enfance. Il y shoote la mosaïque de ghettos qui la constituent. Il ne cherche pas tant à esthétiser Manhattan qu’à réapprivoiser les quartiers qu’il a quittés près de dix ans auparavant et qu’il peine à reconnaître. « New York ne me revenait pas. Je trouvais la ville presque antipathique. Je voulais lui régler son compte », plaisante-t-il. Détail amusant : cette série new-yorkaise, William Klein la réalise avec le boîtier que lui a vendu un jeune photographe français. Son nom ? Henri Cartier-Bresson. L’idée d’un livre s’impose vite à Klein. Il prendra la forme d’un journal. Mais aucun éditeur américain n’accepte de publier cet ouvrage. « On me reprochait des images crasseuses de New York », soupirait-il. Le jeune homme se tourne alors vers un éditeur français. Ce sera le Seuil. « Dans cette maison d’édition, qui vivait alors de la vente de livrets de chants scouts, travaillait un homme qui, pour moi, résume tout le génie français », racontait Klein.

L’amitié de Chris Marker

Cet homme s’appelle, de son vrai nom, Christian Bouche-Villeneuve. Il a sept ans de plus que William Klein et déjà deux vies. Fils d’un banquier pétainiste, il s’engage dans la résistance. Il est arrêté et manque d’être fusillé. À la Libération, il décide de devenir artiste et prend le nom de Chris Marker en 1949 lorsqu’il publie son premier roman (Le Cœur net). Il devient ensuite graphiste pour une collection de tourisme (« Petite Planète »). Son bureau est un univers à part. « Quand je suis entré, j’ai d’abord vu un Martien. Marker avait un pistolet laser en plastique en bandoulière et des vaisseaux spatiaux étaient accrochés au plafond, suspendus à des fils », rigolait Klein en se rappelant cette rencontre professionnelle.

Marker s’enthousiasme pour les images de Klein, qui donnent à voir des rues déglinguées et des passants abrutis de fatigue. « William a réussi à saisir la folle brutalité de cette métropole », énonce-t-il en découvrant ces photos. Il descend voir le patron du Seuil et lui propose le marché suivant: « Soit je fais ce livre avec William Klein. Soit je démissionne. » L’ouvrage sera publié, quelques mois plus tard, sous le titre Life Is Good and Good for You in New York: Trance Witness Revels. La publication fait scandale outre-Atlantique. Mais elle est récompensée par le prix Nadar en France. Federico Fellini tombe en arrêt devant ce livre. « Fellini m’a proposé de devenir son assistant. Il en avait déjà cinq ou six, ce qui m’a rassuré parce que je n’avais aucune idée de ce qu’était un tournage », confiait le photographe. Il apprendra le métier de réalisateur dans les studios de Cinecittà, au sud de Rome. En marge du tournage des Nuits de Cabiria, il réalisera aussi son deuxième livre (Rome).

Débuts au cinéma

En 1958, sur les conseils d’Alain Resnais, William Klein tourne son premier court-métrage, Broadway by Light. Expérimental, ce film est consacré aux enseignes aux néons et autres publicités lumineuses de Time Square. « Les Américains ont inventé le jazz pour se consoler de la mort ; la star pour se consoler de la femme. Pour se consoler de la nuit, ils ont inventé Broadway », résume Chris Marker qui travaille avec lui sur ce projet. Les deux hommes feront un bout de chemin ensemble tentant d’enregistrer sur pellicule les mouvements chaotiques de leur époque. William Klein écrit alors Pierrot mon ami pour Charles Aznavour et Zizi Jeanmaire, mais ne parviendra pas à monter la production. Il tente d’adapter Zazie dans le métro de Raymond Queneau, travaille avec Louis Malle qui s’est attelé au même projet. Mais doit renoncer. « Il ne peut y avoir qu’un capitaine dans un bateau », éludait-il.

Après avoir consacré deux autres livres-portraits aux villes de Moscou et Tokyo, William Klein suit alors le boxeur Cassius Clay et réalise deux documentaires épiques sur le grand Mohamed Ali. « Ce boxeur noir, converti à l’islam, avait une vraie dimension politique », écrit le photographe. Dans l’avion qui l’emmène à Miami, avant un combat de Mohamed Ali, William Klein rencontre Malcolm X. « Personne ne voulait s’asseoir près de lui. J’ai donc pris place à ses côtés et nous avons sympathisé pendant le trajet », déclarait William Klein. « J’ai l’impression que Malcolm X trouvait ça drôle qu’un juif de New York, installé à Paris, vienne filmer un Noir à Miami. »

Des films de plus en plus engagés

À partir de cette date, les films de William Klein vont se faire de plus en plus politiques. Il ne cessera de se jouer des genres et se frottera aux combats de son temps : pour les droits civiques (Eldridge Cleaver, Black Panther), contre la guerre au Vietnam et l’impérialisme culturel, participant notamment au Festival panafricain d’Alger en 1969. Ce qui ne l’empêchera pas de traiter aussi de sujets plus légers, comme le tennis avec The French, consacré à l’Open français de Roland-Garros en 1981. Ou Mode in France, sur les défilés parisiens, en 1984.

William Klein reviendra à la photo à la fin des années 1980, publiant coup sur coup Close Up (1989), Torino 90 (1990) et In & Out of Fashion (1994), ainsi que de nombreuses monographies sur des créateurs de mode. Ses clichés, aux cadrages audacieux, donnent à voir beaucoup de portraits, réalisés dans la rue par surprise, sans souci de « pose » ni des convenances. « Ces photos volées, je les ai réalisées en pensant à ce que m’avait recommandé Fernand Léger », racontait William Klein. « Le peintre avait coutume de dire : Ne vous faites pas chier avec des collectionneurs et des galeristes, arrangez-vous juste pour trouver un motif qui vous permette de rester au cœur de la cité », disait-il. Avant de conclure, dans un grand éclat de rire : « C’est ce que j’ai essayé de faire. »

Avec Le Point par Baudouin Eschapasse

Congo/Témoignage : Fondateur de «La Semaine de l’AEF», Jean Le Gall était un visionnaire de la presse catholique d’Afrique

mars 17, 2015

Jean Le Gall en septembre 1952.

Il y a des hommes dont la mission est de se charger du destin des autres. Cela peut paraître grandiloquent, parlant d’un missionnaire spiritain comme le Père Jean Le Gall, rappelé à Dieu vendredi 13 mars dernier, et qui repose, depuis le lundi 16 mars, à Langonnet, sur cette terre du Morbihan qui le vit naître en 1919. Pourtant, il n’y a pas d’exagération à user de superlatifs, pour parler de cet homme, prêtre «de la coloniale», mais qui vint servir sur les bords du Congo, dans un registre où le catéchisme et les exercices de piéténe passaient pas, pas seulement chez lui, par le seul fait de réciter la bible, en vue de la première communion.

Le Père Le Gall était, et oui, journaliste. Un de ces hommes de médias comme seule la Congrégation du Saint-Esprit a su nous en gratifier au siècle passé. Je le vois encore, enregistreur ou reflex en bandoulière, partant en reportage. Voir? C’est en tout cas la photo de lui qui m’a marqué de toutes celles que j’ai retrouvées dans les archives de La Semaine Africaine. Car, le Père Jean Le Gall est le fondateur du journal La Semaine Africaine que vous tenez en main.

Il a changé le destin de l’Afrique centrale. Oui! Car, il ne s’est pas contenté d’obéir à un ordre de ses supérieurs, en publiant, en ce jeudi 4 septembre 1952, le premier numéro du journal «La Semaine de l’AEF», qui devint «La Semaine Africaine», «La Semaine», puis, de nouveau, «La Semaine Africaine»: un témoin de ce qui s’est passé dans cette région en bon et en pire. Un aiguilleur d’opinion, un éveilleur des consciences.

Le Père Le Gall aurait pu se contenter de faire un travail a minima. Il fit un journal. Avec conviction. «L’Afrique bouge, il faut bouger avec elle», écrivit-il alors. A une époque où le futur de cette Afrique qui s’annonçait iconoclaste se déclinait en craintes de confrontations, «accompagner l’Afrique» pouvait sembler paternaliste ou provocateur, mais pas synonyme de ce que le Père Le Gall a dit et fait. Il ne s’est pas agi, ou alors bien peu, de tenir la bride à une Afrique qui s’annonçait turbulente et dépravée, en se détournant de Dieu et de l’Eglise. Le Père Le Gall a mis sur pied un outil vrai de réflexion (dans toutes les acceptions du mot), de ce que l’Afrique pensait; de ce dont elle se détournait; de ce dont elle rêvait. Pas même peur: parmi la communauté française de l’époque, il n’est pas exclu que le nouveau journal ait été mal vu, en tout cas considéré comme un instrument de perdition venu accélérer la déliquescence d’une Afrique en déperdition, loin de la «mère patrie». La Semaine Africaine, faut-il le rappeler, naît huit ans avant les indépendances de 1960!

Les élites d’alors, toutes formées à l’école de la mission, sont aussi celles qui commencent, telle la chèvre de Monsieur Seguin, à lorgner par-dessus le muret, à contester la présence française et, donc, à interroger l’Eglise sur la validité de son message, dans une Afrique brûlant de se prendre en main.

Cet esprit, le journal va l’accompagner. Le Père Le Gall va l’incarner sans laisser paraître l’écartèlement que l’on aurait supposé chez ce qui tenait en lui du Français (et même, c’est autre chose, du Breton!), du spiritain et du journaliste. Lorsqu’il décide de recruter du personnel africain, c’est lui qui donne leur chance aux premiers journalistes de chez nous. S’affirment alors des plumes comme Arsène Samba, Sylvain Mbemba, Bernard Mackiza et Fulbert Kimina-Makumbu. Et dans l’ombre, d’autres mains africaines se saisissaient de ce que des têtes africaines ont «pondu»: souvenir ému d’André Sizamba «Makayabu» qui est, de tous nos distributeurs, celui qui est resté le plus constant dans la fidélité à Jean Le Gall et que, même sur son lit de mort, il continuait d’appeler «mon père», avec plus d’affection que de seul sens de respect à la fonction.

Le Père Le Gall nous a, d’une manière ou d’une autre, préparés à ce métier. Si je suis entré à La Semaine Africaine, alors qu’il en était parti depuis des années, c’est un fait que nos chemins avaient tout pour se croiser, dans le temps et dans l’espace. Son premier poste d’affectation fut ma paroisse de naissance, Kibouendé. Pour la rédaction de ma thèse de doctorat à l’Institut français de presse, je passai de longues journées avec lui en entretiens, aussi bien à Auteuil qu’à Chevilly-Larue, ou même au téléphone. Plus tard, nous nous retrouvâmes avec le même bonheur d’évocation du passé à Rome, lui au séminaire pontifical français et moi à Radio Vatican. Nous commentions notre journal que nous continuions de recevoir l’un et l’autre. Il avait un humour décapant, mais qu’il ne dégainait que par moments. Comme contraint.

En tout cas, au moment où le Morbihan ravale le fils qu’il donna à l’évangélisation lumineuse de l’Afrique par les médias, je ne peux m’empêcher de penser que sans le Père Le Gall, l’Afrique centrale n’aurait pas eu un merveilleux instrument d’information et d’archivage comme La Semaine Africaine.

C’est un de ses successeurs dans ce journal, le Père Paul Coulon, lui aussi spiritain, qui m’annonça la nouvelle avec un commentaire qui me rendit triste: «Qui sait encore qu’il a fondé La Semaine?». Quelle que soit la réponse, elle doit tenir de l’impératif de mémoire et du devoir de reconnaissance chez tous, dans notre pays, pas seulement chez les catholiques.

Rappeler qu’il y eut des missionnaires, ici, qui tracèrent la voie. Il y eut ceux qui fendaient les savanes à coups de machette, pour porter l’évangile. Mais, il y eut aussi un Jean Le Gall, sur d’autres sentiers tout aussi fondateurs de la naissance nouvelle de l’homme à sa dignité. A son destin d’intellectuel, de citoyen et de chrétien, au cœur de l’Afrique.

Albert S. MIANZOUKOUTA
Ancien Rédacteur-en-chef adjoint, ancien Secrétaire
de Rédaction de La Semaine Africaine.