L’endroit ressemble à une colonie de travail.

© Mediazona Une cellule du centre de détention de Sakharov
Plusieurs immeubles en briques jaunes de deux ou trois étages hébergent en temps normal des immigrants illégaux.
Mais le centre de détention de Sakharov, à 70 kilomètres de Moscou, a été transformé en prison temporaire pour les milliers de manifestants arrêtés dans les rues de la capitale depuis le 23 janvier.
Quand nous nous y présentons vendredi matin, il fait moins 20 degrés.
Tout au long de la route qui mène à l’entrée, des dizaines et des dizaines de voitures sont garées, le moteur allumé pour garder au chaud ces familles et amis venus porter des vivres et des cadeaux aux détenus.
D’autres font la file dehors devant la réception, emmitouflés dans leur manteau, des sacs d’épicerie dans les bras.

© Tamara Alteresco/Radio-Canada Une jeune fille vient déposer des couvertures pour sa soeur incarcérée au centre Sakharov.
Papier de toilette, chocolat, bouteilles d’eau, oreiller et couverture, il manque de tout, dit Alexey Karpov, 24 ans.
Il le sait parce qu’il vient d’y passer trois jours et qu’il a reçu un seul repas pendant toute sa détention.
Il revient ce matin, mais cette fois, c’est pour apporter à manger aux neuf autres hommes avec qui il a partagé une petite cellule.
«Regardez!», nous dit-il en tendant son téléphone pour montrer les photos qu’il a pu prendre avant de la quitter.
On y voit des lits en métal superposés, sans matelas ni couverture. Il y a une toilette souillée pour tout le groupe et pas de papier hygiénique.
Le plus jeune d’entre nous n’avait que 18 ans, dit-il.

© Alexey Karpov La cellule d’Alexey Karpov
Alexey nous raconte qu’il a été arrêté alors qu’il chantait «liberté» en marchant, tranquille, sur une rue de Moscou près de la prison Matrosskaïa Tichina où Alexeï Navalny est incarcéré.
«La police m’a accosté d’un coup et m’a poussé de force dans un camion avec d’autres, dont un médecin, un écrivain, des gens bien, calmes et éduqués», relate-t-il.
Ils ont tous été amenés ici sans aucune explication.

© Tamara Alteresco/Radio-Canada Alexey Karpov a passé trois jours en détention et il est revenu porter des vivres à ses amis.
Au total plus de 11 000 personnes ont été arrêtées en Russie depuis l’appel aux manifestations lancé par l’opposant Alexeï Navalny le 23 janvier.
À ce jour, 5408 d’entre elles sont toujours détenues, dont la moitié dans plusieurs établissements de la région de Moscou.
«Je n’ai jamais rien vu de tel, et leurs droits sont bafoués dès leur arrivée au centre», dit Marina Litvinovich de la commission de surveillance publique de Moscou, la seule ONG qui a pu visiter les cellules et parler aux détenus pour évaluer les conditions de détention.
Elle affirme que le centre de détention de Sakharov n’a ni la capacité ni le personnel pour accueillir autant de détenus. Pourtant, il y en a plus de 800 encore aujourd’hui.
Puis elle répète, pour être sûre d’avoir été entendue, qu’elle n’a jamais vu un nombre si élevé d’arrestations simultanées en Russie depuis 20 ans.

© NATALIA KOLESNIKOVA/afp via getty images Des policiers antiémeute en Russie procèdent à une arrestation musclée d’un jeune manifestant.
«La plupart sont des jeunes de 18 à 30 ans, et je fais mon possible pour alléger leur destin», dit Marina Litvinovich en se frottant les mains pour se réchauffer.
Elle est retenue à l’extérieur du centre par plusieurs familles désespérées de lui parler dans l’espoir d’avoir des nouvelles concrètes de leurs proches.
Car la durée des sentences varie de quelques jours à quelques semaines, selon ce dont ils sont accusés.
D’après le porte-parole du Kremlin, les délits qui leur sont reprochés vont du désordre public à la violation des règles sanitaires anti-COVID.

© Mediazona Des policiers patrouillent dans le centre de Moscou, mardi, après la condamnation de Navalny.
Mais les témoignages que nous recueillons au centre de détention confirment que plusieurs personnes ont bel et bien été arrêtées de façon complètement arbitraire alors que la police ratissait les rues du centre-ville mardi soir à la recherche de dissidents, arrêtant au passage toute personne qui se trouvait sur son chemin.
«Mon mari sortait d’un café du centre-ville avec un ami quand les forces spéciales l’ont pris par le bras», dit Olga. Nous la rencontrons pendant que, assise dans sa voiture, elle attend que ce soit son tour d’entrer pour déposer une trousse de survie à la réception.
«Il est un homme d’affaires qui n’exprime pas son opinion politique, jamais. Mais tout ce que je sais, dit-elle, c’est qu’il est ici depuis trois jours, enfermé, et je ne sais pas pourquoi ni pour combien de temps.»

© Tamara Alteresco/Radio-Canada Olga au volant de sa voiture. Sur le siège du passager se trouvent des vivres et des emballages.
Notre équipe peut suivre des familles à l’intérieur où deux gardiens en uniforme, assis devant une table de bois, font l’inventaire de la nourriture. Une liste écrite à la main sur laquelle figurent les noms de chaque détenu et les présents qui leur sont destinés. Il y a des sacs de pommes, du dentifrice, des craquelins, du salami et même des jeux de société pour passer le temps.
«Je n’ai aucune garantie que mon ami va recevoir la nourriture, mais je sais qu’il a faim», dit Artium qui est venu en taxi déposer deux gros sacs pour un collègue qui a été condamné à sept jours derrière les barreaux pour le simple fait d’avoir participé à la manifestation dimanche dernier.
Artium nous confie, en toute humilité, qu’il n’avait pas osé se joindre à la foule ce jour-là par crainte de la répression.

© Tamara Alteresco/Radio-Canada Un gardien fait l’inventaire de la nourriture déposée à l’entrée du centre de détention.
D’ailleurs, notre équipe voit et filme depuis deux semaines des arrestations violentes au centre-ville. Des escadrons de policiers qui foncent sur la foule pour en sortir à coup de bâton des citoyens sous le choc.
Des épisodes violents à l’image d’un régime nerveux qui a décidé qu’il ne tolérera plus la dissidence. Point.
Le régime a un nouveau message et il est à sens unique : c’est d’imposer la peur, dit le stratège et analyste Konstantin Kalatchev.

© /Getty Images Le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny lors d’une audience au tribunal de Moscou, le mardi 2 février 2021.
À son avis, Alexeï Navalny, avec son courage de revenir au pays en tant que prisonnier politique, n’est qu’un élément déclencheur, mais pas une fin en soi.
Konstantin Kalatchev connaît bien la machine politique en Russie pour y avoir conseillé de nombreux politiciens, y compris des députés du parti au pouvoir Russie Unie de Vladimir Poutine.
Il a beau se dire «neutre» politiquement, il ne peut s’empêcher de déplorer la répression qui a marqué les dernières semaines en Russie.
Il se dit aussi troublé du fait que, parmi les détenus, on compte de nombreux journalistes qui couvraient les manifestations, bien identifiés, revêtus de gilets orange ou jaunes que portent les membres de la presse pour se distinguer lors des grands rassemblements.
L’intimidation de la presse indépendante ne s’arrête pas là.
Sergei Smirnov, l’éditeur en chef du site indépendant Media Zona, a écopé pour sa part d’une sentence de 25 jours en prison parce qu’il a partagé une blague sur Twitter qui, selon les autorités, incitait à participer aux manifestations.
Mais c’est aussi le signe que la propagande de l’État n’est plus efficace, dit Konstantin Kalatchev, et le régime en est conscient.

© Tamara Alteresco/Radio-Canada Un manifestant arrêté au centre-ville de Moscou.
Navalny a beau être en prison pour au moins 2 ans et 8 mois, l’impact de son action politique ne s’arrête pas avec son incarcération. Son équipe a décidé, du moins pour le moment, de suspendre les manifestations à grande échelle pour revenir en force au printemps.
Reste que Navalny aura réussi au cours des dernières semaines à réveiller la colère aux quatre coins de la Russie et qu’il mise désormais sur les élections législatives de septembre pour mesurer l’ampleur du désir de changement en Russie.
Alexeï Navalny a d’ailleurs profité de sa dernière tribune publique à la cour, cette semaine, pour dénoncer un régime sans scrupule.
Au moment de quitter Alexey Karpov au centre de détention de Sakharov, il nous dit qu’il n’a plus peur. «J’ai même dit au gardien de prison dans le couloir que ce n’est qu’un au revoir, que je reviendrai s’il le faut.»
Avec La Presse canadienne