Les auteurs présumés de l’attaque terroriste du 22 mars à Moscou sont originaire du Tadjikistan. Retour sur l’histoire compliquée d’un État d’Asie centrale artificiel et faible.
La question de Montesquieu à propos des Persans – « Comment peut-on être persan ? » – vaut également pour le plus petit pays d’Asie centrale. Un cinquième de la France, une contrée largement inconnue coincée entre la Chine, l’Afghanistan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, qui a surgi sur le devant de la scène mondiale… à Moscou. Les Tadjiks sont du reste des persanophones, les seuls au milieu de pays très majoritairement turcophones, même si le bilinguisme, voire le trilinguisme, est monnaie courante dans ces territoires.
Pour comprendre l’origine des auteurs présumés de l’attentat commis à Moscou le vendredi 22 mars, il faut remonter justement à Moscou. Voire à Saint-Pétersbourg, quand la Russie tsariste, dans le Grand Jeu l’opposant à l’Angleterre au XIXe siècle, s’empara du nord de l’actuel Tadjikistan en 1864, le grand émirat de Boukhara (actuel Ouzbékistan, avec sa partie orientale qui représente le sud du Tadjikistan) passant peu après sous son protectorat, à la frontière avec l’Afghanistan. Mais de Tadjikistan, il n’était pas encore question.
Le Tadjikistan, une création de Staline
Cette nation ne surgit qu’avec un « commissaire aux nationalités », qui n’est autre que Staline. « La politique systématique de l’URSS a consisté à casser les anciens empires, les anciens espaces de solidarité et de civilisation, en inventant le principe de nationalité », explique l’islamologue Olivier Roy, auteur de La Nouvelle Asie centrale ou la Fabrication des nations (Seuil). On démantela les émirats ainsi que l’ex-Turkestan russe. C’est ainsi que la langue supposée du peuple, le tadjik, proche du persan, fut érigée en langue nationale, transcrite en cyrillique, après que fut décrété qu’il ne s’agissait nullement de persan, langue de l’Iran, ennemie de l’URSS.
Moscou n’a pas agi autrement avec le moldave (dont on estima qu’il n’avait rien à voir avec le roumain), l’estonien artificiellement distingué du finlandais, l’ouzbek, le turkmène, langues turcophones, normalisées en langues nationales. La langue permettait de forger au forceps une nation, tabula rasa propice à la mise en place de la nouvelle architecture soviétique.
Orphelin de l’identité persane
Mais dans le découpage des frontières de l’URSS de 1924, le Tadjikistan fut perçu comme quantité négligeable. Non seulement il n’est qu’une république autonome au sein de la république soviétique d’Ouzbékistan, mais il se voit privé de ses deux grandes villes de culture persane, Samarcande et Boukhara, dévolues au voisin ouzbek, qui vont être ouzbékisées. Il faudra attendre 1929 pour qu’elle accède au même statut que ses voisins d’Asie centrale. « L’URSS a créé ex nihilo le Tadjikistan, qui n’était rien qu’un ensemble hétéroclite de montagnes et de vallées. » Du village Douchanbé – qui signifie « mardi » en tadjik car il s’y tenait un marché ce jour-là – a été faite une capitale, renommée Stalinabad ; la deuxième ville du pays, au nord, fut, elle, rebaptisée Leninabad, car Lénine désormais passait après Staline.
Plus intéressé par le soutien d’Ankara que par celui de Téhéran, Moscou a donc préféré choyer les turcophones plutôt que les persanophones, même si l’Armée rouge, pendant près de dix ans, a dû mater la révolte des basmatchis, musulmans turcophones, dans toute l’Asie centrale. De là, un Tadjikistan à l’identité faible dont les élites ne provenaient pas du peuple lui-même.
« Ces élites, précise Olivier Roy, ont été des communistes revenus de Samarcande et Boukhara, ou des Ismaéliens du Pamir persécutés par les Tadjiks sunnites, qui ont embrassé le communisme. » Une carte de l’atlas soviétique de 1968 indique dix-neuf groupes ethniques pour le Tadjikistan ainsi que onze groupes linguistiques, dont cinq turcophones et six indo-européens (parmi ceux-ci, le tadjik).
Émergence des islamistes après 1989
Une mosaïque qui va exploser après l’indépendance en 1991. « Les identités locales, régionales, sortent des vallées. » On trouve alors le Parti de la renaissance islamique, qui ne prêche pas la révolution islamique, comme en Iran, mais tout de même une radicalisation avec un retour à la tradition, à la charia. « Ils s’inspirent des Frères musulmans égyptiens, des moudjahidines afghans, lisent l’arabe, parlent le persan d’Iran, mais ce ne sont pas des salafistes, juste des traditionalistes. Aujourd’hui, les femmes portent le voile au Tadjikistan. »
Ils sont majoritairement issus de la vallée du Gharm, au nord du Pamir, tandis que les conservateurs néocommunistes viennent de la vallée de Kulob, comme Emomali Rahmon, qui dirige le pays depuis près de trente ans. L’alliance entre islamistes et démocrates, qui s’est heurtée aux divisions claniques, voire mafieuses, a échoué dans la guerre civile de 1992 qui les opposait au pouvoir néocommuniste, soutenu discrètement par la Russie.
À partir de 1992, les islamistes, définitivement bannis en 2015 et qualifiés désormais de terroristes par l’État tadjik, passent au sud, en Afghanistan, où de fortes minorités tadjikes vivent depuis longtemps, au nord-est. « En Afghanistan, ils se divisent en deux groupes, une partie rejoint à l’Est des régions fortement peuplées de Tadjiks, le Badakhshan, le Panshir, et les troupes du commandant Massoud ; une autre part plus loin, vers Kunduz, et tombe sous la coupe des talibans. Au début, ce n’est pas un choix idéologique, mais plus un choix ethnique. » Ben Laden, à qui les talibans ont confié en 1995 la direction des Volontaires étrangers, a ainsi eu sous ses ordres quelques milliers de militants tadjiks et ouzbeks.
Ces Tadjiks vivent en Afghanistan depuis plus de vingt-cinq ans. Pour Olivier Roy, les auteurs de l’attentat sont les enfants de cette première vague de Tadjiks – certains ne parlent plus le russe pratiqué encore au Tadjikistan – ou bien d’autres Tadjiks militants partis plus tard de leur pays et passés par la Syrie où ils ont combattu les Russes.
Selon l’historien, la spécificité tadjike se définit donc par un État faible et une déculturation forte. « C’est l’inverse des Ouzbeks, qui n’étaient pas adossés à une grande culture perse, comme les Tadjiks. En Ouzbékistan, l’État-nation a pris forme, sur le modèle soviétique, consolidé par un vrai sens de l’État. » En revanche, les Tadjiks offrent tous les signes de déstructuration. Près de 20 % des Tadjiks vivent à Moscou et rapportent 40 % du PIB, notamment par une immigration féminine, cas extrêmement rare. « C’est un peuple qui vit une forte crise identitaire, avec une jeune population flottante prise entre immigration, guerre civile, radicalisation. » Certains, par leur capacité à parler perse, sont envoyés en Iran, pour commettre des attentats.
Un grand frère russe menacé
Et les Russes ? Leur principale base à l’étranger se trouve justement au Tadjikistan, dont ils sont la bouée de sauvetage économique, menacés toutefois par les Chinois devenus le premier partenaire économique. « Quand les Américains ont débarqué en Afghanistan, la Russie a eu peur de perdre son leadership en Asie centrale. Quand elle a demandé à ces pays de pouvoir installer une base, seul le Tadjikistan a accepté, ravi de bénéficier de son parrainage, alors que ses relations avec ses voisins sont exécrables, compte tenu d’un tracé de frontières aberrant en 1895 et en 1924. »
Depuis le premier congrès des peuples d’Orient en 1920, l’URSS s’est toujours posée en protectrice des peuples musulmans. Contrairement à ce qu’affirme une droite française conservatrice, Poutine n’est pas le défenseur de la chrétienté. Il a déclaré la guerre à des orthodoxes, les Ukrainiens, et s’appuie sur une carte musulmane, Kadyrov, en Tchétchénie, fidèle en cela à la méthode russe, qui vise à déléguer le maintien de l’ordre. Mais jouer cette carte, cela ne l’assure en rien de la loyauté ou de l’amitié des sujets musulmans, comme le camouflet de Moscou l’a démontré.
Avec Le Point