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Il y a un siècle, Fatma Mourali, première Tunisienne à obtenir le brevet

Mai 8, 2024

Aujourd’hui encore, l’analphabétisme des femmes et l’inégalité d’accès aux études reste un problème en Tunisie. Il y a un siècle, pourtant, une jeune fille de Tunis a montré la voie en devenant la première à obtenir un diplôme dans le pays. Un événement salué par ses contemporains.

Habiba Karaborni avait pris l’habitude de ne plus chercher sa fille Fatma. Elle savait qu’elle la retrouverait recroquevillée en haut des escaliers qui conduisaient au premier étage de la maison familiale d’El Hajjamine, à Tunis. Rien ne pouvait déloger la petite fille, qui semblait fascinée par tout ce qu’elle entendait, bien à l’abri sous la rambarde de bois sculpté. Depuis quelques mois, en ce début de XXsiècle, une institutrice, Hallouma Bint El Fakhri, occupait les lieux et dispensait un enseignement de base à des jeunes musulmanes que leurs parents souhaitaient doter d’un niveau d’éducation sans les voir intégrer un établissement comme l’école Millet, futur Lycée de la rue du Pacha, qui véhiculait une forte empreinte coloniale.

Fatma, du haut de ses 7 ans, buvait littéralement les paroles de cette jeune femme à la patience infinie qui introduisait des rudiments de lecture et de calcul, en même temps qu’elle enseignait la tapisserie, la broderie et l’art de la chebka, cette fine dentelle tunisienne. L’institutrice avait remarqué Fatma, qui au fil des semaines s’était discrètement insérée dans le petit groupe de fillettes un peu plus âgées.

Diplômée en 1921 et reçu par Nacer Bey

Habiba, la mère, n’y voyait pas d’inconvénients tant que cela occupait sa fille et lui apprenait des bonnes manières. À la veille du premier conflit mondial, en Tunisie, les Tunisiennes étaient à 99 % analphabètes, peu savaient déchiffrer le coran et le français demeurait la langue d’une élite masculine. Sur fond de réformisme, existait néanmoins le souci de donner de l’instruction aux filles. Avec l’assistance de sœurs blanches, Hallouma lance donc, en 1913, l’École primaire de la jeune musulmane, établissement connu à ce jour sous le nom d’École primaire rue des Savants, en bordure de la médina dans le faubourg sud de Bab El-Jazira.

Fatma n’était jamais aussi gaie que lorsqu’elle ânonnait son alphabet, épatant son frère Noureddine qui, lui, allait à l’école des garçons après avoir fréquenté l’école coranique. Avec la mort brutale de son époux, Mohamed Mourali, puis celle de son unique frère, Salah, traducteur tombé lors de combats en France, Habiba avait été placée sous la tutelle de son beau-frère Hassouna. À son grand étonnement, celui-ci laisse Fatma poursuivre ses cours, à la seule condition qu’elle soit accompagnée d’un adulte qui la conduise et la ramène à l’heure dite. Fatma faisait la fierté de Hallouma, l’institutrice : la petite était brillante, vive, avait une mémoire prodigieuse et une soif de savoir. Elle obtint qu’elle puisse poursuivre jusqu’au certificat d’études, puis l’encouragea à continuer le plus loin possible.

« Jusqu’à ce qu’on la marie », avait décidé l’oncle Hassouna, qui s’agaçait d’entendre Fatma s’essayer au français à force de croiser des sœurs blanches à l’école. La jeune fille n’imaginait pas plus grand bonheur que celui d’apprendre et se souviendra de ces années comme de celles d’une découverte incessante. Personne ne fit grand cas de l’examen du brevet qu’elle présenta mais tous furent bouleversés d’apprendre que leur petite Fatma l’avait obtenu haut la main, devenant la première tunisienne à obtenir un tel diplôme. On était en 1921, l’événement fit grand bruit à Tunis et Fatma fut reçue par Nacer Bey, le monarque régnant en son palais de La Marsa, où il lui remit une décoration et la donna en exemple à sa propre fille, la princesse Jenaina. De quoi motiver Fatma à étudier, encore et encore.

Assistante de Tawhida Ben Cheikh

Mais tel n’était pas le projet de l’oncle Hassouna, auquel Habiba, bien que femme de caractère, ne pouvait réellement s’opposer. Quelques jours plus tard, Fatma fut informée qu’un jeune homme, bien sous tout rapport, demandait sa main et que le mariage était fixé. De son propre aveu, il fallut longtemps à la jeune femme pour accepter un mari auquel elle imputait l’arrêt de sa scolarité. Elle confiera son chagrin à un premier gros carnet noir. Puis, toute sa vie, elle couchera, en français, ses états d’âme et les événements de sa vie sur ces pages qui ne seront découvertes qu’après sa mort.

Mariée, Fatma reporta son ambition sur ses six enfants : tous, filles ou garçons, devaient absolument réussir en étudiant. Il n’était pas encore question d’ascenseur social, mais la lutte pour l’indépendance laissait entrevoir de nouvelles opportunités pour les Tunisiens. Fatma en était d’autant plus consciente que, devenue veuve à 25 ans et refusant de se remarier, elle s’est émancipée à sa façon en intégrant le monde du travail. Elle a été l’une des premières voix féminines de Radio Tunis dans les années 1940, où elle dispensait des conseils aux femmes. Elle y eut un petit succès au point qu’un chansonnier humoristique, Salah Khemissi, l’imita dans l’une de ses chansons. Une piètre satisfaction face à une famille qu’elle prenait en charge mais qui ne lui adressait la parole que pour sanctionner sa prise de liberté.

L’attrait de Fatma pour le savoir avait forgé chez elle une telle détermination qu’elle n’eut de cesse que chacun de ses enfants obtiennent des diplômes et des situations bien établies. Son attention, sa manière de s’adresser aux femmes, lui permirent aussi d’entamer une carrière inattendue. Elle devint l’une des assistantes de Tawhida Ben Cheikh, la première femme gynécologue tunisienne qui n’a eu le droit d’exercer dans un hôpital public qu’à l’indépendance.

Dès 1963, les deux pionnières vivront la grande aventure du lancement du planning familial, qui concrétisait le droit des femmes de disposer d’elles-mêmes. Une étape pionnière et fondatrice durant laquelle Fatma, assistante sociale à l’hôpital Charles-Nicolle, pratiquera un féminisme au quotidien en refusant de se joindre aux mouvements et associations promues par l’État. « La première liberté est le savoir, la deuxième, ne rien devoir », écrivait dans son journal cette femme qui, comme d’autres anonymes, n’a pas attendu que le législateur lui en donne le droit pour faire acte d’émancipation.

Avec Jeune Afrique par Frida Dahmani

En Tunisie, les évacuations de migrants prennent de l’ampleur sur fond d’hostilité grandissante

Mai 6, 2024

Après plus de deux semaines de démantèlement de campements de fortunes, les autorités tunisiennes ont procédé à des évacuations de migrants subsahariens dans la capitale. Ces opérations s’inscrivent dans un contexte où la Tunisie veut prouver qu’elle agit localement, face au mécontentement des habitants et à ses partenaires européens.

Camp de migrants dans le gouvernorat de Sfax, le 4 mai 2024. © HAMMI/SIPA
Camp de migrants dans le gouvernorat de Sfax, le 4 mai 2024. © HAMMI/SIPA

Sur fond musical, les vidéos postées sur la page Facebook du ministère de l’Intérieur montrent une opération nocturne d’évacuation de migrants à Tunis, pacifique et coordonnée avec le Croissant-Rouge tunisien. Ces images ont été tournées lors d’un coup de filet mené sur trois sites de la capitale, dans la nuit du 3 au 4 mai : un campement de migrants dans un parc au Lac, quartier d’affaires de Tunis, les installations de fortune d’autres migrants subsahariens devant les sièges de l’OIM et du HCR, à quelques encablures du premier lieu, et le complexe des jeunes, en banlieue nord de Tunis, à la Marsa, où des migrants résidaient depuis 2017.

Éparpillés dans les rues ou transportés dans une caserne

Certaines des personnes évacuées étaient en Tunisie depuis 2011, déplacés du camp de Choucha, puis placés bien plus tard dans le complexe des jeunes par le ministère des Affaires sociales. Depuis la diffusion de ces images, aucune information n’a été délivrée sur la destination de ces « près de 300 migrants », selon les chiffres d’un réseau d’ONG. « Nous avons juste pu collecter des données d’un bus qui aurait transporté des femmes et des enfants principalement, qui ensuite se sont retrouvés à errer dans la rue à Oued Zarga », explique une membre d’association qui a souhaité rester anonyme.

Oued Zarga est une municipalité à 80 kilomètres de Tunis, sur l’axe routier reliant la capitale à la frontière algérienne. D’autres vidéos montrent des groupes de migrants éparpillés à Jendouba, au nord-ouest, et aussi à Siliana. Il peut s’agir de personnes ayant passé la frontière algérienne et tentant de rejoindre Tunis, ou de migrants qui se sont échappés des convois d’évacuation et qui tentent de revenir dans la capitale.

Certains résidents du complexe de jeunes de la Marsa ont été transportés à la caserne de Bouchoucha et doivent comparaître devant un tribunal ce 6 mai. En tout, 80 mandats de dépôt ont été émis à l’encontre de personnes interceptées lors des évacuations du week-end. « Nous n’avons pas eu de témoignage de violences commises par les autorités pendant ces évacuations, mais nous sommes en train d’enquêter pour savoir s’il y a eu des violations procédurales et surtout, où ont été laissés ces migrants. Certains viennent du Soudan et du Tchad, qui ne sont pas considérés comme des pays sûrs, donc ils sont normalement éligibles à déposer une demande d’asile auprès des représentations onusiennes en Tunisie », ajoute la travailleuse humanitaire, le pays n’ayant pas de loi sur l’asile.

Des opérations approuvées par une partie de la population

Pourquoi ces évacuations massives qui ont aussi touché la région de Sfax dans les oliveraies d’El Hamra et de Jbeniana plus tôt dans la semaine ainsi qu’un bâtiment du centre-ville où résidaient 600 migrants ? La raison officielle avancée est la dégradation de biens publics et agricoles, qui nourrit des tensions avec les habitants et nécessite leur protection. Sur le plan géopolitique, la Tunisie a aussi eu, à nouveau, la visite de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, venue parler, entre autres, de migration le 17 avril dernier. Et le pays a accueilli les 22 et 23 avril un sommet tripartite Algérie-Tunisie-Libye où il a été convenu que les trois pays lutteraient ensemble contre la migration irrégulière. « Avec le retour du beau temps et le risque de l’augmentation des départs en mer, la Tunisie tente de montrer qu’elle agit pour contrer les départs et dissuader les migrants de revenir », explique la membre du réseau d’ONG.

Cette fois, une partie de la population soutient ouvertement ces évacuations. À El Hamra, dans le campement du kilomètre 34 détruit par les autorités, plusieurs habitants témoignent des difficultés croissantes à cohabiter avec les réfugiés subsahariens installés sur place, depuis près de neuf mois pour certains. « Nous sommes une communauté d’agriculteurs, je travaille avec des femmes que j’emploie dans les champs mais ça ne fonctionne pas avec des centaines de migrants qui habitent sur place », explique Ali Dridi, un agriculteur de la région. Il montre les tuyaux d’irrigation découpés par certains migrants pour construire leur tentes et fixer les piquets en bois. « J’ai perdu presque 3 kilomètres de tuyaux de cette façon, sans compter le fait que tout est insalubre vu qu’ils n’ont nulle part où se doucher et faire leurs besoins, on n’arrive pas à travailler dans ces conditions », ajoute-t-il.

Des femmes agricultrices dans les fermes adjacentes ont attaché des chiens dans leurs jardins « pour dissuader les migrants d’entrer car certaines viennent frapper aux fenêtres, et demander à manger ou à se loger », témoigne Naziha Hachouch, une agricultrice qui dit vivre seule et avoir peur. « J’ai 65 ans et à peine de quoi me nourrir, honnêtement on se sent envahis, ils sont trop nombreux et nous ne savons pas comment gérer ce genre de situation », dit-elle. Elle et les autres habitants disent approuver les opérations de la police, « le problème, c’est que même si leur campement est détruit, beaucoup reviennent quand même », déplore l’agricultrice. Une manifestation a eu lieu à Sfax le 4 mai rassemblant quelques centaines de personnes pour réclamer le « départ » des migrants.

« Tout ce qu’on veut, c’est partir en Europe »

Dans l’oliveraie où des Guinéens, des Maliens, des Burkinabè et des Camerounais cuisinent un poulet et tentent de se réchauffer avec des feux de camp, le désespoir domine. « Nous essayons de cohabiter comme on peut avec les habitants, on leur demande pardon s’il y a eu des problèmes. Nous tout ce qu’on veut, c’est partir en Europe, nous sommes juste de passage », explique Mustapha, un Camerounais qui montre les traces des gaz lacrymogènes et les restes du campement détruit.

D’autres expliquent que pendant des mois, les habitants les ont laissés charger leurs téléphones dans leurs maisons en échange d’un dinar mais ces derniers temps, c’est devenu plus compliqué. Dans le campement, des bateaux en métal à moitié détruits et jetés contre les cactus témoignent des départs avortés de ces candidats à l’exil qui ont souvent tenté plusieurs fois la traversée vers l’Europe. Salvador, un Camerounais, dit s’être habitué à être chassé d’un endroit à un autre. « Nous sommes livrés à nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous loger à Sfax, donc ici c’est notre seule solution », dit-il.

Ni un pays d’accueil ni un pays de transit

Depuis le communiqué controversé de la Présidence de la République, en février 2023, sur les « hordes de migrants » qui « menacent la démographie de la Tunisie », des campagnes sécuritaires ont été menées dans le pays pour contrôler les Subsahariens en situation irrégulière : expulsions de logements, arrestations arbitraires et retours volontaires de plusieurs milliers d’entre eux par des vols affrétés via leurs ambassades. Sans parler des déportations forcées vers le désert libyen. L’année 2023 a été le théâtre de nombreux abus. Ces campagnes ont obéi à une ligne politique claire : la Tunisie ne peut pas être ni un pays d’accueil ni un pays de transit pour les migrants subsahariens, selon les mots du président Kaïs Saïed en juillet 2023.

Depuis, les migrants qui continuent d’arriver par les frontières algériennes et libyennes sont exposés à de nombreux problèmes. Beaucoup risquent des enlèvements dans des « taxis-mafias » comme ils les surnomment. Une fois arrivés à la frontière algérienne, ne pouvant plus prendre de transport collectif à cause des contrôles policiers, beaucoup empruntent les transports clandestins que leur proposent des Tunisiens. « Nous suivons les rails du train pour marcher vers Sfax, et c’est là qu’ils viennent nous démarcher. Une fois le trajet accepté, ils nous mettent dans des fourgonnettes où l’on ne peut pas voir l’extérieur, les vitres sont teintées. Lorsque nous arrivons à Sfax, ils nous donnent à des groupes de Subsahariens qui, eux, nous emprisonnent dans une maison jusqu’à ce qu’on demande à nos familles de nous envoyer de l’argent, comme rançon. Si vous criez, on vous frappe. Moi j’ai dû payer 1 000 dinars (300 euros) pour être libéré », raconte Julien, un migrant burkinabé.

À ces réseaux de kidnapping s’ajoute une économie circulaire dans les zones d’El Hamra et de Jbeniana où les habitants monnaient l’utilisation de leurs sanitaires, les douches, les prises pour recharger le téléphone. « On paye aussi plus cher l’achat de denrées alimentaires dès que l’on va en centre-ville. Il y a un tarif spécialement pour nous », explique un migrant.

La crainte d’une nouvelle vague de déportations

À la sortie du campement, certains font le guet. D’autres circulent en bord de route, des femmes et des enfants pour la plupart, qui demandent l’aumône. Pour Romdhane Ben Amor, chargé de communication à l’association du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, le problème ne sera pas réglé uniquement par des moyens sécuritaires. « Les autorités tentent d’agir pour montrer à la population que l’État est présent mais ce n’est une solution que temporaire, il y a déjà des migrants qui reviennent sur place car ils n’ont nulle part où aller » , explique-t-il.

« Nous craignons que ces évacuations mènent vers une nouvelle vague de déportations aux frontières libyennes et algériennes », ajoute-t-il. Depuis novembre dernier, les ONG ont documenté que les migrants interceptés en mer ou lors de tentatives de départs sont déjà, pour la majorité, déportés vers le centre de détention libyen d’Al-Assaa, l’un des postes frontaliers tuniso-libyen, suite à des accords bilatéraux entre les deux pays. « Certains sont placés en détention puis reviennent, nous rencontrons des gens qui en sont à leur quatrième ou cinquième tentative de retour en Tunisie, pour partir en Europe », assure notre source au sein du réseau d’ONG.

Avec Jeune Afrique par Lilia Blaise

En Tunisie, 8 ans de prison pour l’ex-président Moncef Marzouki

février 24, 2024

L’ancien chef de l’État Moncef Marzouki, critique virulent de l’actuel président, Kaïs Saïed, a été condamné par contumace à huit ans de prison ferme pour tentative de « provoquer le désordre » dans le pays.

L’ancien président tunisien Moncef Marzouki. © Yassine Gaidi/Anadolu Agency/AFP

Le verdict a été prononcé par la chambre pénale du Tribunal de première instance de Tunis, ont indiqué vendredi soir, 23 février, des médias locaux. L’ancien président tunisien Moncef Marzouki a été condamné à huit années de prison ferme. Il a été reconnu coupable d’avoir tenté de « changer la forme du gouvernement », d’« inciter les gens à s’armer les uns contre les autres » et de « provoquer le désordre et le pillage » dans le pays, a indiqué la radio privée Mosaïque FM, citant une source judiciaire.

Vivant en France, Moncef Marzouki, premier président élu démocratiquement en Tunisie après la Révolution de 2011, était poursuivi dans cette affaire après des déclarations publiées sur les réseaux sociaux.

Passeport diplomatique

Fin 2021, Moncef Marzouki avait déjà été condamné à quatre ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’État à l’étranger » après avoir, lors d’une manifestation à Paris, appelé le gouvernement français à « rejeter tout soutien » au président Kaïs Saïed, qu’il avait accusé d’avoir « comploté contre la Révolution ».

Il fait aussi l’objet, depuis novembre 2021, d’un mandat d’amener international émis par un juge tunisien peu après que Kaïs Saïed avait demandé d’enquêter sur divers propos de Moncef Marzouki, décrit comme un « ennemi de la Tunisie » et de lui retirer son passeport diplomatique.

« Putschiste »

Après le coup de force du président Kaïs Saïed,  en juillet 2021, par lequel il s’est octroyé tous les pouvoirs, Moncef Marzouki a multiplié les interventions sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux pour appeler à la destitution d’un homme qu’il qualifie de « putschiste » et de « dictateur ».

Opposant historique à la dictature de Ben Ali puis premier président de l’après-révolution (2011-2014), Moncef Marzouki, 78 ans, a longtemps symbolisé le combat pour la démocratie en Tunisie, même si son image s’est brouillée du fait notamment de son alliance controversée avec le parti islamo-conservateur Ennahdha, grâce à laquelle il avait remporté la présidentielle, selon les analystes.

Par Jeune Afrique (avec AFP)

En Tunisie, les familles de disparus en mer livrées à leur sort

février 20, 2024

L’Organisation Internationale pour les migrations a déjà dénombré 154 disparitions en mer depuis le début de cette année. À Sfax, l’un des principaux points de départ des passeurs en Tunisie, les familles se mobilisent pour tenter d’obtenir des nouvelles de leurs proches.

Des familles de disparus en mer dans province de Sfax, en Tunisie, demandent que des recherches soient menées afin de savoir ce qu’il est arrivé à leurs proches, lors d’un rassemblement à Tunis le 6 février 2024. © FETHI BELAID / AFP
Des familles de disparus en mer dans province de Sfax, en Tunisie, demandent que des recherches soient menées afin de savoir ce qu’il est arrivé à leurs proches, lors d’un rassemblement à Tunis le 6 février 2024. © FETHI BELAID / AFP

Dans le salon de la maison familiale, à El Hencha, une commune de 10 000 habitants située entre les villes de Sfax et d’El Jem, bordée d’oliveraies, Fatma Jlaiel, 37 ans, fait défiler sur l’écran de son téléphone les photos des disparus en mer, partis le 10 janvier dernier. Ils sont 37, dont une vingtaine originaires du quartier de Fatma, à El Hencha. Son doigt se fige sur le portrait de son frère, Ali Jlaiel, agent de sécurité dans un mall flambant neuf de la ville avoisinante et poumon économique du pays, Sfax.

« Il ne nous a pas dit qu’il partait, je sentais que c’était possible car même avec un travail, ici, les salaires sont trop bas pour vivre », explique Fatma. Avec des voisins et connaissances, âgés de 14 à 28 ans, Ali est parti dans la nuit sur un zodiac, « depuis le port de Sfax » d’après Fatma, mais personne ne sait ce que sont devenus les passagers car le lendemain matin, tous les téléphones étaient injoignables. « La mer s’est levée pendant la nuit donc il y a un risque qu’ils aient chaviré », explique Fatma, ajoutant que « la seule chose dont nous sommes certains, c’est qu’ils ne sont pas en Italie car nous avons été en contact avec des représentations locales sur place et ils nous ont assuré que le bateau n’était pas arrivé. » Les recherches en mer de la garde nationale tunisienne quant à un éventuel naufrage n’ont pour le moment rien donné. Une enquête a également été ouverte par le parquet de Sfax.

« Le seul espoir que nous avons reste la Libye, poursuit Fatma. Peut-être que leur bateau a dérivé sur les côtes libyennes et qu’ils ont été arrêtés. » Des familles disent en effet avoir reçu des appels téléphoniques de proches en Libye affirmant que le bateau aurait pu y arriver. « Nous avons donné les contacts aux autorités mais à chaque fois on nous dit que c’est un processus long, donc nous sommes obligés de nous occuper des recherches nous-mêmes », ajoute-t-elle. Certaines familles ont dépêché des proches en Libye pour faire le tour des prisons. Mais jusqu’à présent, rien de nouveau.

Un passeur connu de tous

« Le plus dur, c’est vraiment de ne pas savoir », dit Fatma. Sur son visage et dans ses yeux, derrière ses lunettes cerclées de doré, la tristesse et la fatigue se dessinent, mais aussi la détermination. Plus d’un mois après la disparition de son frère, elle parle à la presse, se mobilise avec d’autres familles pour enquêter. « Nous n’avons pas d’autre choix, personne ne nous aide, alors que le passeur est connu de tous, déclare Fatma, en colère. On le surnomme ici ‘le prince de la mer’. Il a fait de nombreuses traversées, pourquoi n’a-t-il jamais été arrêté ? Je me pose beaucoup de questions sur l’inaction des autorités. »

Hamed Lafi, lui, est le père de Mohamed, 29 ans, un autre passager du bateau. Il ne comprend pas comment toute une embarcation a pu disparaître. « Nous avons beau demander aux députés, à la police, personne ne sait où ils sont », se désespère-t-il. Malek, 17 ans, était aussi du voyage. Son oncle, Fathi ben Farhat, explique que l’adolescent est parti « sous l’influence de ses amis » et assure que les pêcheurs de la région non plus n’ont pas repéré de traces de naufrage ou de corps en mer. Dans la ville, connue pour être une zone de départs de la migration irrégulière, quelques jeunes se languissent encore dans les cafés, « mais la plupart des familles vivent sans leurs enfants, tous partis à l’étranger légalement ou illégalement », conclut Hamed Lafi.

Au rond-point principal du centre-ville, trône un poster géant avec les portraits de la vingtaine de disparus d’El Hencha, symbole de l’impossibilité du deuil et de l’espoir de retrouver les disparus en vie. Après avoir bloqué les routes et manifesté dans la ville, les familles n’ont pas d’autre choix que de continuer leurs recherches. « On essaye de garder espoir », assure Fathi. Le 12 février, une autre embarcation a disparu dans des circonstances similaires au large de Bizerte, au nord du pays. Les familles sont sans nouvelles des passagers après un dernier appel de l’un d’entre eux, disant qu’il était proche de la Sardaigne, et la garde nationale a annoncé avoir commencé à chercher les corps en mer, sans résultat.

Si ces disparitions sont malheureusement devenues courantes, dans le flot d’une immigration irrégulière qui affecte le pays depuis 2011, le problème reste leur gestion par les autorités tunisiennes, estime Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum des droits économiques et sociaux. L’ONG a dénombré 1 313 disparus au départ des côtes tunisiennes en 2023, et déjà une centaine depuis le début 2024. « Car aux drames de Bizerte et El Hencha, s’ajoutent aussi 27 disparus soudanais en janvier », détaille-t-il.

Le souvenir de Zarzis

« On se rend compte que sur le plan sécuritaire, les autorités sont très efficaces dès qu’il s’agit de campagnes pour expulser des migrants ou de faire des descentes dans les zones où ils attendent de partir, ou même pour les interceptions en mer. Mais sur le plan humanitaire, nous voyons très peu d’action. La réaction lors des disparitions, qui devraient être considérés comme des drames humanitaires, n’est pas du tout adéquate », dénonce encore Romdhane Ben Amor, qui explique que le Forum a plusieurs fois réclamé que soient mises en place des cellules de crise avec les autorités régionales lorsque des bateaux disparaissent, ainsi qu’un numéro d’urgence pour les familles. « Il faut savoir gérer leur colère, qui est légitime, et aussi leur donner des informations, ne pas les laisser livrées à elles-mêmes », ajoute-t-il.

Dans le passé, le drame de Zarzis, dans le sud du pays, où 17 Tunisiens avaient disparu en 2022 dans des conditions mystérieuses, avait suscité la colère des habitants pendant des mois, jusqu’à provoquer des confrontations avec la police, en marge du sommet de la Francophonie, qui se déroulait en même temps sur l’île de Djerba. Beaucoup s’étaient mobilisés pendant des mois, réclamant « justice » et « vérité », alors que les pêcheurs locaux avaient poursuivi les recherches jusqu’à repêcher sept corps de disparus avec la garde nationale. Certaines familles soupçonnaient une collision de l’embarcation avec un bateau de la garde nationale. Le président Kaïs Saïed avait alors réagi, ordonnant l’approfondissement de l’enquête et parlant d’un « crime crapuleux et prémédité ». Jusqu’à aujourd’hui, les résultats de l’enquête n’ont pas été publiés.

Face à la douleur des familles, une photographe française, Séverine Sajous, et le frère d’un disparu en 2011, Hamza Mselmi, ont créé un site web, « Bouteilles à la mer », où les familles peuvent librement déposer la photo de leur proche disparu avec un petit texte. « En travaillant sur l’impact de la migration irrégulière sur les familles, je me suis rendue compte qu’il y avait un réel sentiment d’abandon. Malgré un tissu associatif qui s’est créé autour de la question, beaucoup de familles se sentent isolées face à ces drames. On parle souvent de la réussite de ceux qui traversent et qui ensuite reviennent au pays avec des cadeaux et des voitures, mais jamais de ce que la disparition d’un proche en mer représente pour une famille, l’échec que cela représente dans l’imaginaire collectif de la harka » (mot tunisien désignant la migration irrégulière) », explique la photographe.

Pour Hamza Mselmi, le fait de ne jamais avoir su ce qu’est devenu son frère, parti pour l’Italie quelques mois après la révolution, a profondément affecté ses parents. « J’essaye d’aider du mieux que je peux ceux qui souffrent aussi des années après », explique-t-il. Le site a été enregistré comme une plateforme artistique numérique, sans objectif lucratif mais visant à « aider les familles à faire le deuil et au moins, à montrer que leurs enfants ou leurs proches ne sont pas oubliés, malgré le silence institutionnel », ajoute Séverine Sajous. Son but, avec Hamza, est aussi de publier des capsules vidéos informatives avec un médecin légiste ou bien un expert en migration, « pour aider les familles à briser certains mythes ou les rumeurs après les disparitions, notamment sur la flottaison des corps dans la mer, le temps de décomposition », détaille-t-elle.

Durcissement européen

Des informations plus que nécessaires selon Majdi Karbaï, ancien député représentant les Tunisiens en Italie et désormais activiste de la société civile dans le pays, réceptacle de l’arrivée de milliers de Tunisiens vers l’Europe. « Beaucoup de Tunisiens qui partent manquent d’informations, de numéros de détresse à composer, de contacts d’ONG qui font encore du sauvetage en mer, et même sur ce qui les attend s’ils sont arrêtés et détenus dans les centros italiens » explique-t-il.

Côté européen, face aux arrivées records ces dernières années, les pays durcissent leur législation migratoire, avec notamment la loi controversée « asile et immigration » promulguée le 26 janvier 2024 en France et le décret Cutro 2 en Italie, voté en novembre 2023, qui durcit les conditions d’accueil des migrants. Mais pour les familles en Tunisie, ces débats restent très éloignés des préoccupations qui poussent les jeunes à partir. « Nous ne sommes même pas au courant de ce genre de lois, explique Fathi, l’oncle de Malek, disparu à El Hencha. Ce qui est sûr, c’est que pour nos jeunes, l’Europe reste toujours la solution à leurs problèmes, quoi qu’on leur dise. »

Avec Jeune Afrique par Lilia Blaise

Tunisie: Le 6 février 2013, l’opposant tunisien Chokri Belaïd était assassiné

février 6, 2024

Il y a onze ans, l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd plongeait la Tunisie dans la stupeur. Très vite, les regards s’étaient tournés vers le parti islamiste Ennahdha, accusé de porter la responsabilité morale de ce crime. Mais à ce jour, le doute persiste sur l’identité des véritables commanditaires.

L’opposant tunisien Chokri Belaïd, le 4 décembre 2012. © HAMMI/SIPA
L’opposant tunisien Chokri Belaïd, le 4 décembre 2012. © HAMMI/SIPA

Il suffisait d’être en Tunisie, le 6 février 2013, pour prendre la mesure de l’émotion et de l’affliction qui avaient étreint tout un peuple. Incrédules, les yeux rougis, la gorge serrée, des dizaines de milliers de Tunisiens étaient immédiatement descendus dans la rue à l’annonce de la mort de Chokri Belaïd, abattu par deux inconnus à 8 heures du matin, alors qu’il sortait de son domicile, dans le quartier résidentiel d’El-Menzah VI, à Tunis. Aux dires de plusieurs témoins, les assassins, cachés au pied de l’immeuble, avaient attendu que le secrétaire général d’El-Watad (le Mouvement des patriotes démocrates, MDP) monte dans son véhicule pour lui tirer dessus à bout portant, avant de s’enfuir en Vespa.

Cet assassinat a pétrifié le pays. « Quelle catastrophe nous attend ? » se demandaient les uns avec terreur. D’autres tentaient de se rassurer : « La Tunisie doit s’en sortir. Vivre à genoux, la peur au ventre, ce n’est pas vivre ! » Mais très vite, cette stupeur se muera en colère, faisant place à une mobilisation générale bien plus importante que celle de la révolution du 14 janvier 2011, qui avait vu la chute de Ben Ali. C’est dire l’impact de cette mise à mort annoncée.

Car Chokri Belaïd se savait menacé. Le président Moncef Marzouki l’avait personnellement averti qu’il était devenu une cible, avait-il confié à des proches. Mais les services de renseignements – qui surveillaient les opposants – et le ministère de l’Intérieur, que Belaïd avait alerté sur son cas, ont été à tout le moins défaillants. Quant à la sécurité présidentielle, elle avait confirmé que le chef du MDP figurait en tête d’une liste de personnalités à abattre. Ce dernier n’a pourtant bénéficié d’aucune protection rapprochée.

L’accusant de fomenter des troubles, d’être complice de puissances étrangères et de vouloir nuire à la révolution sans jamais en apporter le moindre début de preuve, les islamistes avaient maintes fois jeté son nom en pâture. Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur, avait même assuré que le leader du Front populaire – une alliance de partis de gauche – était à l’origine de la grève générale tragique de Siliana de novembre 2012.

Appel au meurtre

Or, pendant que les forces de l’ordre tiraient à coups de chevrotine sur les manifestants, Belaïd se trouvait au Maroc. Un imam de Zarzis avait lancé un véritable appel au meurtre. Quelques jours avant son assassinat, l’opposant avait échappé à plusieurs tentatives de lynchage, les dernières à Tunis et au Kef (Nord-Ouest), où des salafistes et des islamistes étaient parvenus une nouvelle fois à empêcher la tenue de l’un de ses meetings, le 2 février.

« Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse. »

Chokri Belaïd

Mais Belaïd ne renonçait jamais. « Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse », disait-il. La veille de sa mort, il projetait, avec d’autres partis et des membres de la société civile, de structurer la lutte contre la violence politique. Mettant en garde contre les dérives d’Ennahdha, il avait souligné qu’en demandant la libération des agresseurs de Lotfi Nagdh (un militant du parti d’opposition Nida Tounes, décédé en octobre 2012 après avoir été passé à tabac par des membres de la Ligue de protection de la révolution, LPR), le parti islamiste au pouvoir légitimait la violence politique.

Avec son franc-parler, Belaïd aura été une figure controversée. À un ami qui lui reprochait son intransigeance, il confiait : « Je m’aperçois que le monde de la compétition politique m’est complètement étranger. J’ai mené ma campagne électorale comme un militant du temps de la fac. Il va falloir que je pense à mon image, mais cela sera difficile : je suis né militant et je mourrai militant. »

Cet avocat de 48 ans issu des couches populaires avait bénéficié de l’ascenseur social qu’offrait le système éducatif et découvert à l’université le militantisme d’extrême gauche. Parcours classique pour un étudiant de sa génération. Cet opposant à Ben Ali était aussi le défenseur de nombreux islamistes et salafistes, dont il ne partageait pourtant aucune des convictions. Durant la révolution, c’est drapé dans sa robe d’avocat qu’il avait manifesté, rejoignant ensuite la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, qui encadrera la transition démocratique jusqu’aux élections du 23 octobre 2011.

Dossiers de corruption

Pour ce démocrate convaincu, la différence entre islamistes et progressistes tenait en une phrase : « Nous les avons inclus dans notre programme ; ils nous ont exclus du leur. » N’hésitant pas à dénoncer les dérives d’Ennahdha, il avait conquis une large audience populaire. Mais l’identité des commanditaires de son assassinat est peut-être à chercher ailleurs. Des proches confient que Belaïd était sur le point de boucler des dossiers de corruption éclaboussant certains dirigeants, et qu’il comptait en dévoiler la teneur le 15 février. Ce qui est certain, c’est que cet homme très bien informé dérangeait.

L’exécution de Chokri Belaïd a été le révélateur du profond malaise des Tunisiens. Des dizaines de milliers de personnes de tous bords, de tous âges et de toutes origines sociales étaient descendues dans la rue, dans tout le pays, pour exprimer leur colère face à un gouvernement qui, comme l’assénait Radhi Meddeb, une figure de la société civile, « érige l’incompétence en système ». Elles seront encore plus nombreuses à participer aux obsèques du défunt, le 8 février.

Cet acte sanglant était aussi le révélateur d’une série d’erreurs politiques. Celles d’Ennahdha qui, pour sa première année de gouvernance, s’était comportée en boulimique du pouvoir et avait cautionné une violence faussement révolutionnaire. Celles de l’opposition, qui n’avait cessé de tergiverser, et celles d’une l’Assemblée nationale constituante (ANC) incapable de dépasser ses clivages partisans pour adopter une Constitution.

Dans tous les cas, l’absence de consensus paralysait un pays en pleine confusion. De toute évidence, Ennahdha ployait sous ses propres contradictions. La formation s’était fissurée : seuls 20 % à 25 % de ses 89 élus à l’ANC soutenaient le Premier ministre, Hamadi Jebali. Et son Majlis el-Choura (Conseil consultatif), plus puissant que l’ANC mais arc-bouté sur son idéologie, avait conduit la Tunisie dans une impasse. Il a ainsi fait échouer toutes les négociations visant à opérer un remaniement ministériel, refusé de céder des ministères régaliens et de reconnaître ses erreurs.

Les LPR prennent le relai des salafistes

Tout au contraire, la formation islamiste avait systématiquement parachuté ses hommes – qu’ils soient compétents ou non – aux postes clés des institutions et des services publics, affaiblissant ainsi l’autorité de l’État. Sous la férule de Rached Ghannouchi, le Conseil consultatif dictait les orientations du pays qu’une ANC sans envergure entérinait. Parallèlement, une savante orchestration de la violence politique avait fini par susciter la discorde entre islamistes et progressistes. Les LPR – des milices légitimées par leur statut d’association – avaient pris le relais des salafistes.

La mort de Chokri Belaïd avait révélé tous les paradoxes d’une situation complexe. Le gouvernement, isolé, traitait ceux qui l’avaient élu en ennemis. Il avait fait tirer des gaz lacrymogènes sur la foule qui accompagnait le catafalque du défunt. Les manifestants ne s’y étaient pas trompés, la Tunisie était divisée. Pour le pouvoir, il y avait « eux » et « nous ». Si bien qu’Ennahdha était désignée par beaucoup comme le responsable moral de cet assassinat. Une crise sans précédent et l’absence de volonté politique feront imploser la troïka gouvernementale, et passer ses autres membres, les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), pour les dindons de la farce.

Mais cette tragédie aura aussi eu pour effet immédiat de souder l’opposition. Réactives et constructives, les principales formations avaient constitué un large front et tracé, en quelques heures, une feuille de route avec pour seul objectif le salut du pays. Elles seront rejointes par les centrales patronales et par toutes les organisations syndicales, qui décrèteront une grève générale le 8 février. L’appel à la mobilisation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) sera largement suivi. Poussée dans ses derniers retranchements, Ennahdha n’avait pourtant pas dit son dernier mot : au moment des funérailles, elle organisa une contre-manifestation devant l’ANC, et les LPR saccagèrent les abords du cimetière.

Dans son histoire contemporaine, le pays n’avait jamais connu d’assassinats politiques perpétrés par des Tunisiens contre des Tunisiens sur le sol national. Farhat Hached, fondateur de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et figure de proue du mouvement national tunisien, tomba, le 5 décembre 1952, sous les balles de la Main rouge, une organisation armée liée aux services secrets français. Neuf mois plus tard, Hédi Chaker, l’un des fondateurs du Néo-Destour et dirigeant d’un courant clandestin de résistance, connut le même sort. Compagnon de route de Bourguiba devenu son plus farouche ennemi, Salah Ben Youssef fut éliminé à Francfort en 1961 sur ordre du « Combattant suprême ». Inhumé au Caire, il sera réhabilité en 1987. Sa mort est considérée comme un crime d’État.

Avec Jeune Afrique par Frida Dahmani – à Tunis

En Tunisie, plus de 100 migrants « expulsés vers l’Algérie »

octobre 10, 2023

Alors que la Tunisie et l’UE ont conclu un accord le 16 juillet qui prévoit une aide européenne de 105 millions d’euros à la Tunisie pour lutter contre l’immigration clandestine, Human Rights Watch a appelé Bruxelles à « cesser tout financement des autorités responsables de ces abus ».

Des migrants subsahariens lors d’une manifestation contre leurs conditions de vie à Sfax, le 7 juillet 2023. © HOUSSEM ZOUARI / AFP

Plus de 100 migrants africains interceptés en mer par la garde nationale tunisienne ont été « expulsés vers l’Algérie » à la mi-septembre, dénonce Human Rights Watch (HRW).

Selon des témoignages recueillis par l’ONG, au moins une centaine de candidats à l’émigration « parmi lesquelles figurent des enfants et peut-être des demandeurs d’asile » ont été « collectivement expulsés vers la frontière avec l’Algérie les 18 et 20 septembre » et laissés « sans nourriture ni eau ». « Ces opérations pourraient signaler un changement dangereux dans la politique tunisienne, dans la mesure où les autorités avaient l’habitude auparavant de libérer les migrants interceptés », s’inquiète HRW dans un communiqué.

Selon l’ONG, certains migrants ont affirmé que « des agents de la Garde nationale les avaient battus et avaient volé leurs biens, notamment des téléphones, de l’argent et des passeports ». « Seulement deux mois après les dernières expulsions massives et inhumaines de migrants et de demandeurs d’asile originaires d’Afrique subsaharienne vers le désert, les forces de sécurité tunisiennes ont de nouveau exposé les personnes au danger, en les abandonnant dans des zones frontalières reculées », déclare Salsabil Chellali, directrice de HRW pour la Tunisie.

« Expulsions collectives »

Après une rixe dans laquelle était mort un Tunisien le 3 juillet à Sfax, deuxième ville de Tunisie et épicentre des départs clandestins cette année, des centaines de migrants africains avaient été arrêtés et conduits par la police tunisienne dans des zones inhospitalières aux frontières avec la Libye à l’est, et l’Algérie à l’ouest.

Selon HRW, « plus de 1 300 migrants et demandeurs d’asile » ont fait l’objet de ces « expulsions collectives », qui ont attiré à la Tunisie des protestations officielles du secrétariat général de l’ONU à New York. « En transférant les migrants vers la frontière et en les poussant vers l’Algérie, les autorités tunisiennes ont tenté des expulsions collectives, interdites par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples », souligne HRW.

Rappelant un accord conclu le 16 juillet qui prévoit une aide européenne de 105 millions d’euros à la Tunisie pour lutter contre l’immigration clandestine, HRW a appelé l’UE à « cesser tout financement des autorités responsables de ces abus ».

Par Jeune Afrique (Avec AFP)

Crise du pain en Tunisie : arrestation du responsable d’une fédération de boulangeries

août 17, 2023

Le président de la Chambre nationale des propriétaires de boulangeries a été arrêté ce mercredi. Une interpellation qui intervient en pleine pénurie de pain et alors que le président tunisien a déclaré la guerre aux « spéculateurs » qui entravent l’économie du pays.

Les files d’attente s’allongent devant les boulangeries, en Tunisie, où la crise du pain s’amplifie. © Yassine Gaidi / Anadolu Agency via AFP

Le responsable d’une fédération de boulangeries tunisiennes a été arrêté après un appel du président Kaïs Saïed à réprimer « les spéculateurs » face à une pénurie de farine subventionnée ayant engendré une crise prolongée du pain à bas prix, ont rapporté jeudi des médias locaux.

Il existe deux circuits pour la fabrication et la distribution du pain en Tunisie : le premier, formé de 3 737 magasins, bénéficie de farine subventionnée fournie par l’État, le deuxième est celui des « boulangeries modernes » (1 500 à 2 000 commerces libres) qui avaient droit, jusqu’à début août, à un quota limité de farine subventionnée.

Soupçons de blanchiment

Mohamed Bouanane, président de la Chambre nationale des propriétaires de boulangeries, a été interpellé mercredi « pour des soupçons de monopole et de spéculation avec des denrées alimentaires subventionnées et des soupçons de blanchiment d’argent », selon les médias.

De longues queues se forment depuis des mois, lors des deux fournées quotidiennes, devant les boulangeries du circuit semi-étatique vendant la baguette subventionnée à 190 millimes (0,06 centimes d’euros), un prix dérisoire inchangé depuis 1984. Le 1er août, le gouvernement a privé le réseau des « boulangeries modernes » de ses quotas de farine subventionnée, déviés vers le réseau semi-étatique.

Le spectre des émeutes de 1983

Après une grève et un sit-in le 7 août, les boulangeries modernes, qui vendent d’autres types de pains et des pâtisseries et qui pour certaines ont dû fermer faute de farine subventionnée, ont entamé des négociations avec le ministère du Commerce. Redoutant une révolte populaire dans un pays qui a connu en 1983/84 des émeutes du pain (plus de 150 morts), Kaïs Saïed a limogé sans explications en début de semaine le directeur de l’Office public des céréales.

Selon plusieurs économistes consultés par l’AFP, cette « crise du pain » s’explique en réalité par une insuffisance d’approvisionnement du marché en farine subventionnée par l’État. Dans une économie bâtie sur les bas salaires (le salaire minimum est de 480 dinars, soit 140 euros), l’État centralise depuis les années 1970 les achats de produits de base pour les réinjecter sur le marché à bas prix.

Très endettée (à hauteur de 80 % de son PIB), la Tunisie est à court de liquidités et les fournisseurs veulent être payés à l’avance, ce qui l’oblige à étaler ses approvisionnements, selon les experts. Selon le journal Echaab News, rattaché à la centrale syndicale UGTT, huit navires chargés de céréales attendent en rade de Sfax depuis deux semaines que leur contenu soit payé pour le décharger.

Par Jeune Afrique (Avec AFP

Maître Gims annule son concert en Tunisie en soutien aux réfugiés subsahariens

juillet 31, 2023

Face à la crise humanitaire qui se joue à la frontière libyenne, le chanteur a tranché. Il ne se produira pas à Djerba ce vendredi 11 août.

Gims et son groupe, Sexion d’assaut, lors de la 87e édition de la Fête de l’humanité. © STEPHANE MOUCHMOUCHE / Hans Lucas via AFP

« We need help », « Tunisia is not safe » (« Nous avons besoin d’aide », « La Tunisie n’est pas sûre »)… Voici ce que l’on peut lire sur les pancartes des ressortissants d’Afrique subsaharienne refoulés par Tunis et bloqués par Tripoli. Des images partagées en story par Maître Gims, qui, face à la politique tunisienne de contrôle de l’immigration, a décidé d’annuler son concert prévu le 11 août à Djerba, à l’occasion de l’Urban Music Fest. « Des enfants, des femmes, des hommes expulsés de la Tunisie vers la Libye, vivent dans des conditions inhumaines, a dénoncé le chanteur congolais, installé au Maroc depuis plusieurs années, sur Instagram. Je ne peux maintenir ma venue en Tunisie, prévue le 11 août prochain. Je ne sais pas où sont les solutions. Mais cette détresse est insoutenable. »

Six nouveaux corps identifiés

Depuis les affrontements du 3 juillet à Sfax, des centaines de migrants africains, dont des femmes et des enfants, sont bloqués depuis plusieurs semaines à la frontière entre la Libye et la Tunisie, après y avoir été abandonnés par les autorités tunisiennes. Selon les ONG, ces personnes ont été acheminées et abandonnées dans des zones inhospitalières près de la Libye (est) et de l’Algérie (ouest). Au total, 1 200 Africains ont été « expulsés » depuis début juillet par la police tunisienne vers ces zones désertiques, selon l’ONG Human Rights Watch. Ils n’ont ni eau potable ni nourriture, et sont bloqués dans le désert sous 40 degrés.

Le ministère libyen de l’Intérieur a annoncé ce 30 juillet que six nouveaux corps de migrants avaient été retrouvés dans le désert libyen, à la frontière avec la Tunisie. L’un a été découvert dans le lac Sebkhet el Martha, deux autres ont été identifiés près de Ras Jdir, sur la côte. Et les trois derniers, dans la région d’Al Assah. Au total, une vingtaine de cadavres ont été retrouvés à la frontière depuis début juillet. Dans un communiqué, l’ONG Médecins du monde a appelé « les autorités tunisiennes à faciliter l’accès des organisations de la société civile nationale et internationale aux zones dans lesquelles se trouvent les personnes déplacées par les forces de l’ordre », rappelant que ces dernières « se trouvent dans une situation de grande vulnérabilité ».

Depuis le début de la crise, Gims est l’un des rares artistes à s’être exprimé sur les conditions terribles dans lesquelles vivent les réfugiés subsahariens en Tunisie.

Avec Jeune Afrique par Eva Sauphie

L’accord avec l’Union européenne sur l’immigration divise la société tunisienne

juillet 17, 2023

Tunis a finalement accepté la proposition européenne consistant à contrôler les flux migratoires en échange d’une aide économique. Mais beaucoup dans le pays estiment qu’en agissant ainsi, le pays se déshonore contre des sommes dérisoires.

Des garde-côtes tunisiens tentent d’arrêter les migrants en mer lors de leur tentative de traversée vers l’Italie, au large de Sfax, le 27 avril 2023. © JIHED ABIDELLAOUI/REUTERS

L’Union européenne a finalement fait plier le président tunisien en obtenant qu’il ratifie, le 16 juillet, un accord historique entre son pays et Bruxelles. Il semble qu’il ait suffit de sourires « à 360 degrés » – selon sa propre expression – de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, de la retenue de la présidente de la Commission européenne et de la décontraction du chef du gouvernement néerlandais sortant, Mark Rutte, pour venir à bout des réticences de Kaïs Saïed.

En réalité, cet après-midi caniculaire du 16 juillet à Carthage marque un véritable tournant dans les relations tuniso-européennes. Au prix d’un passage en force et de quelques contreparties, l’Europe atteint son objectif consistant à faire de la Tunisie, non pas à proprement parler un centre de rétention, mais un espace de traitement des migrants irréguliers, indésirables sur son territoire. Un prestation qu’elle assurait déjà pour l’Italie, en vertu d’accords bilatéraux.

Responsabilité des naufrages

Désormais, la Tunisie garantira un contrôle accru à ses frontières, notamment la surveillance maritime au-delà de ses eaux territoriales où des opérations conjointes avec l’organisme de contrôle européen Frontex seront menées. En cas de problèmes en mer, on fera appel à la Tunisie et l’Europe n’endossera pas la responsabilité des naufrages éventuels.

Si un accord a pu être obtenu ce 16 juillet, c’est aussi la preuve que des négociations se sont bien déroulées durant les dernières semaines, malgré les dénégations des portes-parole de Bruxelles. En l’absence très remarquée du ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, en tournée dans les pays du Golfe, le paraphe du document officiel est échu à Mounir Ben Rejiba, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger et  à Olivér Várhelyi, commissaire européen à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage.

« Accord de la honte »

La teneur du document signé par les deux parties va pourtant à l’encontre de toutes les déclarations récentes du locataire de Carthage, qui n’a cessé de soutenir que « le pays n’avait pas vocation à devenir le garde-frontières de l’Europe ». 105 millions d’euros plus tard, c’est désormais le cas. Ce montant alloué par l’UE est destiné à lutter contre l’immigration irrégulière et les réseaux de traite humaine, vaste programme prétendument généreux à l’égard d’un pays en détresse. Mais la finalité de la manœuvre veut que la Tunisie reçoive les migrants indésirables en Europe et qu’elle gère leur renvoi dans leur pays d’origine. C’est là le point clé figurant à la fin du mémorandum que certains à Tunis qualifient déjà d’ « accord de la honte ».

En contrepartie, et comme annoncé le 12 juin lors de la première visite de la présidente de la Commission européenne, l’Europe s’est voulue prodigue : au paiement pour faire de la Tunisie le cerbère de la Méditerranée, elle ajoute diverses enveloppes destinées au développement économique et autres broutilles qui paraissent complètement hors de propos dans le contexte tunisien actuel. « Tout est bon à prendre », commente un ancien ministre qui se veut positif et se dit certain des bonnes intentions européennes.

Ursula von der Leyen, elle, a listé les cinq piliers soutenant le partenariat : « la stabilité macroéconomique, le commerce et les investissements, la transition énergétique verte, le rapprochement entre les peuples, la migration et la mobilité ». Rien que du classique pour les quatre premiers piliers. Le cinquième, sur la migration et la mobilité, est noyé dans un vocabulaire « humainement correct » pour finalement signifier que l’Europe ne veut que des étrangers qu’elle a choisis : la libre circulation des individus devient un mythe qui a vécu, l’Europe aussi.

L’ensemble des dispositions du mémorandum est assorti d’un appui budgétaire de 105 millions d’euros qui devrait, en théorie, être décaissé rapidement (même s’il faudra a priori attendre pour cela un vote des députés européens), tandis que 80 écoles bénéficieront d’une aide de 65 millions d’euros. Mais les fameux 900 millions d’euros d’assistance annoncés lors de la visite du trio européen en juin restent, eux, tributaires de la conclusion d’un accord avec le Fond monétaire international (FMI). Ce ne sera pas pour demain puisque l’institution de Bretton Woods considère que le crédit en suspens de la Tunisie est caduque, et propose aux autorités de présenter un nouveau dossier argumenté. « Une négociation qui durera au moins un an », assure un économiste.

Le précédent de l’Aleca

« Ces 105 millions d’euros sont une plaisanterie au regard de l’image de la Tunisie, dont la souveraineté est bafouée. Le pays a été bradé par celui qui est sensé le protéger, celui qui se montrait soi-disant intraitable en matière d’ingérence et qui ne cesse de transformer la réalité à l’aune de ce qu’on lui raconte », s’indigne un internaute qui assure avoir longtemps eu une foi aveugle en Kaïs Saïed. « Je me disais que tous pouvaient mentir mais pas lui, ajoute Hatem. Là, il a osé : face à la nation, il nous a assuré que la Tunisie avait traité humainement les Subsahariens en situation irrégulière. Il trouve « humain » de déporter les personnes dans le désert en pleine canicule ? J’ai honte ! » À sa manière, ce commentaire reflète le désarroi de nombreux Tunisiens qui pensaient qu’il fallait donner le temps à Kaïs Saïed d’assainir un climat politique délétère, avant de relancer la machine.

Pour beaucoup, y compris parmi les partisans du président, le mémorandum signé avec l’UE est vécu comme une humiliation. « Notre fierté vaut plus que 105 millions d’euros pour faire le sale boulot des Européens », proteste l’un d’eux. Plus pragmatique, Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), affirme que cet accord fait de la Tunisie « une poubelle des politiques migratoires européennes » et reprend « les éléments liés à la migration inclues dans l’Aleca (Accord de libre-échange complet et approfondi) qui a été rejeté par les forces civiles et les jeunes ». Selon lui, « ce mémorandum d’entente qui adopte la « réadmission », c’est-à-dire l’expulsion collective basée sur l’identité, consacre les inégalités entre les catégories et les classes en matière de droit à la mobilité ».

La situation devient d’autant plus incohérente que la stratégie de la présidence est difficilement lisible. Après avoir attisé la haine contre les migrants en février, Kaïs Saïed a ordonné que ceux qui se regroupaient à Sfax soient déplacés vers le désert frontalier entre la Tunisie et la Libye ou l’Algérie, pour ensuite les rapatrier vers Ben Guerdane, au sud du pays. Lors du conseil national de sécurité tenu le 14 juillet, le président s’est aussi interrogé sur les sommes en provenance de pays subsahariens – il cite un montant de 23 millions de dinars – arrivées à Sfax durant le premier trimestre 2023.

La somme paraît énorme et il n’est pas absurde que le président s’interroge mais, précisent des économistes travaillant sur les transferts à travers le continent, il y a erreur. Ceux qui ont alerté le chef de l’État sur ces transferts d’argent ne lui ont pas spécifié que les montants – issus des documents de Western Union fournis par la poste tunisienne – étaient exprimés en francs CFA. On ne parle donc plus, au cours actuel, que de 119 453 dinars, soit un peu plus de 35 000 euros. Dérisoire, mais cela a suffi à mettre en transe ceux qui, à Tunis, pensent que le pays fait l’objet d’un complot africain.

Des députés européens mécontents

Côté européen aussi, le texte signé le 16 juillet fait réagir. Alors qu’il se murmure qu’il pourrait servir de trame à appliquer à d’autres pays de départ des migrants, certains députés européens se sont étonnés lors une conférence de presse du fait que le Parlement n’a pas été consulté. Ils ont rappelé que, pour être valables, les accords passés par Bruxelles ne peuvent se faire qu’avec des pays respectueux des droits de l’homme. Or la Tunisie s’est récemment fait épingler plusieurs fois à ce sujet.

À ce stade, seule la présidente du Conseil italien peut triompher. L’opération de charme qu’elle a lancée en direction de Kaïs Saïed depuis le mois de mai, alternance entre attitudes conciliatrices et blocage de certains votes au Conseil européen, notamment celui de la ratification de la réforme du fonds de sauvetage permanent de la zone euro, semble avoir payé.

« On s’est pris pour des Européens, que nous ne serons jamais, mais finalement nous avons accepté leur diktat et avons écorné nos relations avec l’Afrique. Il faudrait que les pays africains fassent preuve de fermeté à l’égard de la Tunisie », commente Majdi Karbaï, ancien député tunisien actif dans la société civile en Italie.

La Tunisie aura l’occasion de préciser sa position et de déployer un minimum de diplomatie pour rétablir ses relations avec les pays subsahariens dès le 23 juillet, lors du Sommet de la migration, organisé par Giorgia Meloni à Rome. Kaïs Saïed, à qui revient cette initiative, ne sera que l’hôte d’honneur de la manifestation dont aucun programme n’a été annoncé. Et dont on ignore encore qui, des dirigeants des pays concernés par la migration, sera ou non présent.

Avec Jeune Afrique par Thomas Paillaute

En Tunisie, la convocation de deux journalistes inquiète et indigne

Mai 23, 2023

Haythem el-Mekki et Elyes Gharbi, deux figures emblématiques de la radio indépendante Mosaïque FM, ont été convoqués par la police pour des propos sur les forces de l’ordre. Une nouvelle atteinte à la liberté d’expression qui inquiète.

Haythem el-Mekki (à g.) et Elyes Gharbi à leur sortie des locaux de la Brigade criminelle d’El-Gorjani, le 22 mai 2023. © FETHI BELAID/AFP

Ils ne s’attendaient pas à être convoqués pour être entendus par l’unité d’investigation de la brigade criminelle d’El-Gorjani (Tunis). Et certainement pas pour « atteinte aux agents des forces de l’ordre », comme le précise la plainte déposée le 16 mai par un sécuritaire au nom d’un syndicat des forces de l’ordre. Encore moins pour des propos tenus à l’antenne lors de l’émission de Midi Show du 15 mai, qui a essentiellement couvert l’attentat perpétré la veille contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba. C’est pourtant la mésaventure qu’ont connue le journaliste Haythem el-Mekki et l’animateur Elyes Gharbi, deux pointures de l’audiovisuel tunisien qui se distinguent par leur pertinence, souvent perçue par l’exécutif comme de l’impertinence.

Certes, tous les deux se savaient dans le collimateur d’un pouvoir de plus en plus frileux à l’égard des médias. Depuis l’arrestation, le 13 février 2023, de Noureddine Boutar, patron de Radio Mosaïque FM, les deux compères de Midi Show, qui forment avec Zyed Krichen, également directeur du quotidien Le Maghreb, le trio phare de l’audimat tunisien, savaient être des cibles potentielles.

La question de la ligne éditoriale de la radio a d’ailleurs été, selon l’avocat du collectif de défense, Ayoub Ghedamsi, évoquée à plusieurs reprises lors de l’interrogatoire de Boutar. Au point que le juge d’instruction a placé ce dernier sous mandat de dépôt « pour avoir utilisé la ligne éditoriale de Mosaïque FM afin de porter atteinte au plus haut sommet du pouvoir et aux symboles de l’État, mais aussi pour envenimer la situation dans le pays ».

Coup de semonce

Un autre journaliste de la chaîne, Khalifa Guesmi, a aussi été poursuivi en vertu de la loi antiterroriste et du code pénal à la suite d’un article sur le démantèlement d’une cellule terroriste à Kairouan (Centre). Il lui a été reproché de ne pas dévoiler sa source alors que cette dernière s’était d’elle-même identifiée auprès des enquêteurs. Malgré toutes les preuves apportées, il a été condamné en appel, le 16 mai, à cinq ans de prison.

L’affaire Khalifa Guesmi a été un coup de semonce, un avertissement dont le message implicite invitait les médias à rentrer dans le rang. Mais c’était mal connaître Elyes Gharbi et Haythem el-Mekki, qui avaient tenu tête à Ben Ali et connu la répression policière sous l’ancien régime. De quoi forger un caractère et des convictions, en particulier l’attachement à une presse libre, dernier bastion face à un pouvoir qui entend contrôler les médias, même privés, et qui ne souffre aucune critique.

Au point d’avoir promulgué, en septembre 2022, le désormais fameux décret 54, qui, sous couvert de « lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication », punit d’emprisonnement assorti d’amende la publication et la diffusion de rumeurs ou fausses informations, sans toutefois les définir. Un texte ambigu et liberticide qui n’a pas empêché les journalistes de continuer à s’exprimer tout en sachant qu’ils couraient désormais des risques supplémentaires.

« Faire notre travail, accomplir notre mission », c’est ce à quoi s’engage régulièrement Elyes Gharbi à l’antenne. Une manière de sensibiliser le public au travail de journaliste, profession largement décriée depuis que les islamistes au pouvoir en 2012 avaient lancé une offensive contre ce qu’ils qualifiaient de « médias de la honte ». Un bras de fer qui avait tourné court face à la résistance d’une corporation qui, au lendemain de la révolution de 2011, pensait s’être définitivement affranchie d’un rapport ambigu avec les autorités. Dans cette relation tourmentée où le pouvoir préfère la répression à la régulation, les journalistes deviennent des dommages collatéraux.

Une plainte difficile à étayer

Entendus ce lundi, selon une avocate, pour « diffamation et propagation de rumeurs qui touchent la sécurité intérieure », Haythem el-Mekki et Elyes Gharbi ont été remis en liberté, mais l’affaire n’est pas close. Reste au magistrat instructeur à décider de les poursuivre ou de classer le dossier. Il lui sera néanmoins difficile de donner suite à cette plainte qui émane, comme c’est de plus en plus souvent le cas, d’un sécuritaire, d’autant que les propos de Haythem el-Mekki n’étaient ni diffamatoires ni insultants.

Il suggérait, lors de l’émission détaillant l’attentat de la Ghriba, de revoir les tests psycho-techniques lors du recrutement des jeunes sécuritaires pour identifier au mieux leurs motivations : se présentent-ils au concours pour défendre le pays et les citoyens, pour faire appliquer la loi, ou pour profiter de leur position pour commettre des abus ? Le journaliste avait contextualisé ses propos, soulignant que parfois, des bandits peuvent devenir policiers.

« Personnellement, je pense que cette affaire devrait être close parce que les déclarations de Haythem el-Mekki ne peuvent pas être considérées comme un dénigrement des forces de l’ordre », a déclaré l’avocat et président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Bassem Trifi, qui observe que la plainte, contrairement à ce qui a été dit, a été déposée à titre personnel et que « le plaignant ne représente pas le secrétariat général du syndicat des forces de sécurité intérieure ». De quoi s’interroger sur la tendance actuelle qui voit se multiplier les plaintes des sécuritaires, ou présumés tels, à l’encontre des médias et de la société civile.

Une situation singulière qui alerte un peu plus les défenseurs de la liberté d’expression. Le mouvement de soutien a été considérable sur les réseaux sociaux, mais hier matin, devant l’ancienne caserne ottomane d’El-Gorjani, seuls quelques irréductibles étaient venus apporter leur soutien aux deux journalistes vedette de Mosaïque FM. « Toujours les mêmes : des représentants de la société civile attachés aux droits de l’homme dont la plupart étaient déjà des opposants à Ben Ali », remarque en substance un chef d’entreprise.

« Ça n’est pas gagné »

Aux côtés du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), étaient présents Reporters sans frontières (RSF) et l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). « Il est plus utile de se mobiliser ensuite en cas de problème plutôt que de s’user à attendre des heures l’issue d’un interrogatoire », estime avec pragmatisme un journaliste qui assure que « la liberté d’expression est prise en otage » et que toute la bataille consiste à la libérer durablement, mais selon lui, « ça n’est pas gagné ».

Avec Jeune Afrique par Frida Dahmani – à Tunis